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Histoire de l'Eau-de-vie en Canada - qualité particulière de l`yvrognerie des Sauvages

 

Attribué à François Vachon de Belmont

 

[Publié par la Literary and Historical Society of Quebec dans Historical Documents, Series 1, Vol. 2, No. 8 (1840)]

 

 

 [L'original du Manuscrit, d'après lequel ce Document a été publié, appartient maintenant au Séminaire de Québec. ]

 

Ce Mémoire a été évidemment rédigé par quelque Missionnaire qui paroit avoir vécu assez longtemps parmi les Sauvages du Canada, pour être en état de tracer un tableau fidèle des crimes et des désordres que le Commerce de l'Eau-de-vie avoit occasionné à cette époque parmi les/Peuples 'de ce Continent, et qui enfin amena la destruction presque entière de ces nombreuses peuplades.

 

De bons Mémoires nous assurent, que ce fut surtout vers l'année 1650 que la Traite de l'Eau-de-vie commença à signaler ses ravages ; car en cette année-là on en fit venir une quantité considérable à Tadoussac. Ni le zèle et les efforts des Missionnaires chez les Sauvages, ni les représentations fermes mais respectueuses des hautes autorités ecclésiastiques du Canada, ne purent mettre un frein à ce Commerce destructeur. On pense que c'est vers l'année 1705 que ce Mémoire aura été rédigé; car alors la Traite de l'Eau-de-Vie étolt dans toute sa vigueur, et les désordres qui en résultoient, étoient rendus à leur comble.

 

Qualité particulière de l'Yvrognerie des Sauvages.

 

Une partie de ceux qui entendent parler en France des plaintes que font les Missionnaires du Canada contre l'Yvrognerie des Sauvages, et contre ceux qui en sont les auteurs, attribuent toutes leurs déclamations à un zèle outré ; ils disent que ces saints personnages voudroient voir tout le monde dans la perfection ; qu'ils hayissent tant le péché qu'ils en poursuivent jusqu'à l'ombre ; qu'il y a des défauts proscrits dans les cloîtres qui sont canonisez dans le monde ; que parmi les Allemands et les Bretons l'yvrognerie est appelée magnificence—bonne chère : On la regarde comme le lien de la société, comme la source de la joye et un plaisir que se donnent les amis et les braves les uns aux autres, qui a -esté de tout temps et en tout lieu à la mode ; enfin, que nulle part on ne voit les Magistrats beaucoup occupés au sujet de ce vice. On pouroit répondre, que de tout temps et en tout lieu l'Yvrognerie ayant passé pour un vice honteux et une offense à Dieu, elle a toujours esté en horreur, non seulement aux Chrestiens, mais à toutes les Lois, comme contraire et à la Foy Chrestienne et à toute bonne morale.

 

Mais, laissant les raisons générales, j'entreprends cette petite histoire pour faire voir que l'Ivrognerie des Sauvages est une différente espèce de celle de tous les autres hommes ; et pour faire connoître ce principe inconnu jusqu'icy, à sçavoir "qu'ils ne boivent que pour s'ennyvrer, et qu'ils "ne s'ennyvrent que pour faire du mal."

 

Que la censure que mérite l'Ivrognerie, est, en Canada, une plus grande condamnation que partout ailleurs.—Je dis donc, que les Sauvages du Canada ne prennent point l'Eau-de-Vie par plaisir comme une boisson agréable ou utile à leur vie; au contraire la plupart en ont horreur; mais, comme une potion qui leur oste le bon sens et fait en eux trois effets: Le premier est d'échauffer leur froideur naturelle ; leur oste leur timidité, leur honte et le trop d'attention que leur donne ce sang froid. Le second, est de leur faire entreprendre, avec force et hordiesse, quelque méchante action de colère, de vengeance ou d'impureté. Le troisième, c'est que l'excès de la boisson et l'yvresse, leur fournissent une excuse reçue et autorisée par la coutume, et une impunité de tout le mal qu'ils font pendant qu'elle dure; ainsi l'Iyvrognerie des sauvages est une frénésie et une fureur volontaire qui leur donnant en mesme temps le courage et l'impunité, sert d'instrument et de couverture à leurs crimes les plus énormes.

 

Voilà un caractère d'Iyvrognerie bien particulier, et si l'on estoit aussy bien convaincu de ce principe dans le monde que le sont les Missionnaires qui demeurent avec eux par une longue expérience, l'on ne traiteroit pas l'Eau-de-vie, à leur égard, de chose indifférente. Pour en estre convaincu, il faut sçavoir que ces peuples sont naturellement froids, et les femmes timides et honteuses—soit que cette froideur vienne du climat ou de l'éducation; qu'ils ne se battent point de sang froid ; qu'ils se querellent peu ; que l'excès et l'impudence sont décriés chez eux par dessus le "qu'en dira-t-on" ou de faire parler d'eux ; enfin, à moins que d'estre tirez de leur tempéramment froid par un principe étranger, ou d'estre appuyés par quelque coutume, ils ont peine à vaincre la honte.

 

Aussi, comme plusieurs d'entre'eux ne laissent point d'avoir de grandes émotions intérieures de colère, de haine et de vengeance, et de sentir d'autres violentes passions, surtout un orgueil qui les porte à se faire distinguer et admirer, ils ont eu de tout temps des supertitions et des cérémonies diverses pour paroître comme possédés de l'esprit, hors d'eux mesmes et en enthousiasme, soit pour impunément exécuter ou avoir ce qu'ils veulent ; soit pour dire et faire des choses extraordinaires, et se rendre admirables. C'est par cette intention qu'ils ont, tous les ans, une espèce de Carnaval qu'ils appellent "Gannou8arois."

 

Deuxièmement :--C'est de là que viennent toutes les Jongleries et invocations des esprits que ceux qui ne sont pas Chrestiens pratiquent en leur pays. Pour çsavoir, par exemple, qui est celui qui a jeté le sort qui tue un malade—quatre vieilles femmes, presque nues, dansent en cérémonie, contrefaisant les possédées, sur des charbons sur lesquels elles jettent de l'huile qui s'enflamme, portant un masque épouvantable. Enfin, lorsqu'ils avoient quelque plaisir, autrefois, ils s'enyvroient de tabac et disoient qu'ils avoient songé la nuit telle chose, et cela pour célébrer leur douleur, se faire appaiser ou consoler, et pour se faire admirer; et tout cela estoit cru et permis.

 

Les Européens, sçavoir : les François et Hollandois, les ont trouvés dans ces coutûmes, venans s'établir icy. Les François fréquentèrent les Algonquins, Hurons et Iroquois ; longtemps après, les Hollandois eurent commerce avec les Iroquois, et comme on se communique dans le commerce ce que l'on a, les Hollandois leur donnèrent du Rhomb de Bière,[1] et les François de l'Eau-de-Vin de Vin, et les Sauvages firent bientôt l'expérience d'une yvresse nouvelle qui leur découvrit un moyen, et plus prompt et plus efficace, de faire ce qu'ils désireraient—qui est de se mettre hors d'eux mêmes.

 

 

ARTICLE DEUXIEME.

 

Digression Physique sur la nature de l'Eau-de-Vie.

 

 

 

Le lecteur ne désagréera peut-être pas que nous fassions une petite digession physique sur la nature de l'Eau-de-Vie.

 

Les Médecins remarquent fort bien que l'Eau-de-Vie est un remède, mais non pas un aliment ; ils disent qu'elle n'a point de ces parties qu'ils nomment "alibile," c'est-à-dire, qui se tournent en chyle et en nourriture, et qu'elle est toute composée de matières sulfureuses, huileuses et inflammables, et spiritueuses. L'eau-de-Vie estant prise, disent-ils, en petite quantité et pas trop souvent, produit trois bons effets ; car, en piquant et aiguillonnant par les pointes de ses parties l'orifice de l'estomac, elle y attire des esprits—ces esprits luy donnent de la force et de la joye—c'est-à-dire—de la vigueur au coeur. 2o. Ces esprits aydent à la distribution louable des aliments. 3o. Ils dissipent et font exhaler les vapeurs visqueuses. Mais quand l'Eau-de-Vie est prise en excessive quantité, comme par les Sauvages, elle nuit par ses esprits et par ses fumées. Car elle pique si souvent les fibres nerveux de l'oesophage et de l'estomac, qu'elle y produit comme un-----------elle le rend sec et rude, ce qui cause le sentiment de la soif et altération; le palais mesme et les parties qui com -------- posent l'organe du goust, devenant comme grillées et bruslées, perdent le sentiment exquis du goust—d'où vient, que les grands yvrognes ne trouvent de goust qu'à l'Eau-de-Vie, le vin leur devenant insipide. Mais, ce qui est de pire, c'est que l'estomac ne digère plus les alimens, soit à cause de sa sécheresse il ne les embrâse plus, soit qu'il soit refroidy par l'absence des esprits vitaux. 2o. Elle nuit par ses fumées qui s'élèvent en tournoyant et causent le vertige, d'où vient que les yvrognes marchent en rond, et semble que leurs pas sont déterminés par la vapeur qui leur remplit la teste. 3o. Les fumées montent au cerveau, principe des nerfs, et s'emparent des conduits de ces esprits qui animent le mouvement des muscles de tout le corps. Ces fumées pourtant ne bouchent pas tout à fait les nerfs ; car cela causeroit l'apoplexie, ou au moins la paralysie, mais elles les embarassent et offusquent en telle manière que les muscles des parties éloignées tombent en foiblesse et dissolution ; les jambes manquent et n'ont plus la force de porter le fardeau du corps, d'où viennent les chutes ; les doigts n'ont plus ce ressort nécessaire pour serrer ce qu'ils tiennent ; d'où vient que comme les Sauvages sont habillez de couvertes carrées qui n'ont point d'attaches et qui ne tiennent sur leur corps que tant qu'ils les tiennent dans leurs mains, dès qu'ils se sont saoulés, ils les laissent tomber, et les Cabaretiers ont grand soin de les ramasser et voler. Les muscles mesmes de la langue se relaschent, d'où vient le bégayement. 4o. Quand l'yvresse d'Eau-de-Vie est très fréquente et copieuse, elle fait bien à proportion de plus grands désordres. Le foye se rafroidy par l'absence des esprits vitaux qui animoient les fibres nerveux ; de là viennent les dyssenteries, ensuite l'hydropisie et pulmonaires; les desséchemens, d'où viennent les fièvres étiques, et le cerveau n'envoyant que faiblement des esprits, la paralysie.

 

Et certes, pour ne point s'étonner de ces effets, il n'y a qu'à regarder cette brulante boisson à l'approche du feu! Il n'y a qu'à voir les chaudières dont on se sert pour faire l'Eau-de-vie, se consommer en trois mois ; les estomacs ne sont pas assurément si durs que le cuivre dont elles sont composées.

 

Or, pour revenir aux Sauvages, j'en remarque deux choses: la première, celle que j'ai dite, qu'ils ne boivent que pour s'enyvrer ; et, comme preuve démonstrative qu'ils sont si religieux et si scrupuleux sur cette maxime, c'est que, quand ils n'ont d'Eau-cle-vie que ce qu'il en faut pour en enyvrer qu'un seul, quand ils seroient quatre, les trois n'en goutent pas, et ils en choississent un d'ent'reux pour n'enyvrer ; plusieurs disent, qu'ils n'en peuvent pas boire ; il n'y a qu'une mesure d'yvresse qu'ils appellent "Ganontiouaratonseri"—Yvrognerie pleine ; et quand ils commencent à se sentir les fumées, ils se réjouissent ;"Bon, Bon, voilà la teste qui me tourne," disent-ils, et commencent à chanter leur Gannonhaoury, où ils mettent tout le mal qu'ils ont en teste de dire.

 

Or, il faut à Orange trente Micouennées d'Eau-de-Vie de Bière, c'est-à-dire, un Pot à Montréal ; une chopine enyvre à coup sûr. La seconde chose est, qu'on a vu des corps de Sauvages ouverts, par des blessures ou autrement, tout noirs par les boyaux et l'estomac.

 

 

ARTICLE TROISIEME.

 

Apologie en faveur de l'Eglise Iroquoise.

 

 

Ce seroit l'effet d'une grande injustice et d'une grande ignorance si ce que nous avons dit et allons dire de l'Yvrognerie des Sauvages, produisoit dans l'esprit de quelqu'un des mouvements d'indignation, d'horreur et de mépris contre ces pauvres misérables, comme des gens que leur brutalité rend indignes de la prédication de l'Evangile, ou incapables de la Foy. Il y a dans ces sentimens une dureté et une erreur contraires à la Religion Chrestienne. C'est ainsi que les Juifs estimoient autrefois les Gentils indignes de l'entrée de l'Eglise. Dieu veut que tout le monde soit sauvé. Notre Seigneur est mort pour tous les hommes ; mais aucun peuple n'a mérité de recevoir la Foy par ses œuvres et ses mœurs. La brutalité des Sauvages doit donner plus de compassion que d'indignation contre eux. Que peut-on attendre des pauvres gentils élevés dans le Paganisme ? Les anciens Gaulois, et beaucoup d'autres peuples, n'estoient guères plus polis, avant que d'estre cultivés par la doctrine de l'Evangile. On peut dire à leur avantage deux choses ; la première, que comme ils n'ont point la connoissance ni de notre avarice .ni de nôtre ambition, ni de la pluspart des voluptés qui sont les alimens de nos vices et de nos concupiscences, l'ignorance du mal en tient beaucoup dans une assez grande innocence. La deuxième chose que l'on peut dire pour les excuser de leur Yvrognerie est, que ce défaut n'est pas général ; au contraire, il faut en excepter presque tous les vieillards et les femmes ; secondement, ceux qu'ils appellent Considérables ou Capitaines qui ont le maniement des affaires ; il en faut excepter encore quantité de riches naturels doués d'un beau tempéramment, et très modérés, et qui par tout pays passeroient pour de fort honnestes gens ; enfin, il en faut excepter surtout ceux que la grâce de Jésus Christ a tirez de la puissance du Démon, desquels beaucoup sont parvenus à une sainteté qui fera la condamnation de bien des François.

 

Mais, ce n'est pas ici le lieu d'en parler. L'yvrognerie n'est donc proprement particulière qu'aux jeunes gens qui font profession de bravoure, et qui par esprit de superbe veulent faire parler d'eux, et se rendre renommés par quelque endroit.

 

 

ARTICLE QUATRIEME.

 

L'introduction de l'Eau-de-Vie chez les Sauvages.

 

 

Pour retourner à l'histoire de l'Eau-de-vie, outre les effets naturels qu'elle fait chez tous les hommes, elle en fait de si étranges sur les Sauvages dès le commencement, qu'on ne fut pas longtemps à s'appercevoir que l'yvresse des Sauvages estoit de différente espèce de celle des Européens; car, les Sauvages ayant trouvé un buver si prompt et si efficace pour échauffer leur froideur, pour sortir hors d'eux mesmes, et avoir par là la force et l'impunité qu'ils cherchoient, on ne fut pas longtemps, dis-je, à voir des hommes enyvrés s'entretuer ; des maris brusler leurs femmes ; des femmes déshonorer leurs maris ; des pères mettre leurs enfans bouillir dans la chaudière ; et c'est de cette sorte que les Algonquins, qui estoient deux mille hommes portant les armes à l'entrée de Monseigneur de Laval, ancien Evêque de Québec, ne sont pas maintenant deux cents.

 

Les Hollandais, ayant de mesme donné de l'Eau-de-vie de Bière aux Iroquois, elle fit parmi toutes ces nations un si cruel désordre que le Major Andros, pour lors Gouverneur d'Orange et de la Menade,[2] fit proposer au Gouverneur du Canada s'ils vouloient, de concert, défendre chacun dans son Gouvernement de vendre de l'Eau-de-vie aux Sauvages.

 

Mais cela ne fut point écouté, et les François n'ont cessé d'étendre le règne de l'Eau-de-vie et la mode de l'yvrognerie par toutes les Nations, en sorte que les 8taois qui hayssoient auparavant à mort cette boisson, à cause de son amertume, s'y sont accoutumés, et en sont devenus passionnés. Les François voyant donc d'un costé, la passion effrénée que ces Sauvages avoient pour cette boisson, la leur vendoient au poids de l'or. Secondement, voyant qu'il n'y avoit point de traite où ils pussent si aisément: tromper, ils mesloient de l'eau sallée et vendoient à fausses mesures. Troisièmement, ils se payoient de leurs mains et volaient les Sauvages saouls, sans résistance, ni crainte de pouvoir estre convainvus. Un François de ma connoissance, près les Trois-Rivières, a fait accroire au nomme Lanneratondy qu'il avoit bu cinquante peaux d'Orignal dans une nuit. Enfin, ils allèrent à des extrémités dont on ne sait qu'une petite partie. Chaque Missionnaire pourroit fournir de longues listes de morts désastreuses; je ne citerai que ce que j'ai veu, ou dont ont veu les tesmoins pendant dix-huit ans. Ils répandirent partout leur Eau-de-vie, et apprirent à en boire aux Nations les plus éloignées.

 

Deux partis se forment et se déclarent, l'un pour l'Eau-de-vie, l'autre contre. — Les Missionnaires voyant l'invention qu'avoit trouvée le Démon, pour ruiner leurs travaux qui avoient déjà eus d'heureux commencemens, ne manquèrent pas de recourir à Monseigner de Laval, Evesque de Québec, qui attaqua puissamment l'Eau-de-vie par ses censures. Il se trouva des personnes qui en entreprirent à défense et l'établissement. Ces gens ayant fait de vastes desseins d'une fortune immense, qui devoit les rendre les maîtres de tout le Commerce du Monde nouvellement découvert, et de celui qui estoit encore inconnu, sçurent mettre en leur parti le Gouverneur du Canada, et la Compagnie des Indes Occidentales. Ainsy, il se fit deux partis : l'un composé de Monseigneur l'Evesque et des Missionnaires; l'autre, du Gouverneur et de la Compagnie.

 

Cette querelle divisoit l'Eglise et le monde, la puissance temporelle et spirituelle, le Sacerdoce et le Gouvernement Civil, avec une animosité qui faisoit peine à tous les gens de bien ; chacun ayant des maximes et des raisons, des menaces et des procédures propres au soutien de sa cause.

 

 

ARTICLE CINQUIEME.

 

Divers procédés de ces deux Partys.

 

 

La première démarche de ce démeslé fut, que l'on fit venir une consultation et décision de l'Université de Toulouse, déclarant la Traite de l'Eau-de-vie comme estant une Marchandise indifférente, dont on pouvoit bien ou mal user : comme il est permis en France de vendre des épées, et du vin mesme, "nil interrogantes propter conscientiam." L'exposé contenoit trois raisons : — Que cette traite attiroit les Sauvages aux François ; que par occasion on les instruisoit par cette amorce et qu'on les polissoit. 2o. Qu'ils en usoient comme les François ; cela les fortifioit contre les grands froids. 3o. Que comme les Hollandois en donnoient, si on n'en donnoir point, ils estoient en danger de devenir hérétiques et ennemis de la Colonie. Tout cela s'estoit obtenu sous main, et sous un faux exposé! On verra comme la Compagnie des Indes se crut intéressée à ce qu'il se vendît beaucoup d'Eau-de-vie à cause des entrées.

 

Enfin, le Gouverneur fit une Ordonnance pour lever, disoit-il, le scrupule des consciences, et appuyer la liberté du Commerce.

 

De l'autre costé, Monseigneur de Laval fut une Ordonnance par laquelle il déclaroit cas réservé, le péché d'enyvrer les Sauvages, et de leur donner de l'Eau-de-vie à emporter.

 

La Sorbonne, en différens temps, a fait deux décisions: la première, signée de M. Grandin Cornet...ti, que c'est un véritable péché mortel, et par conséquent réservable, que de contribuer à l'yvresse des Sauvages. La seconde, signée Fromageau, que les gros marchands pèchent mortellement de vendre en gros de l'Eau-de-vie aux Cabaretiers qui enyvrent les Sauvages. Cette décision fut lue en Chaire, par l'ordre et en présence de Mgr. l'Evesque d'à présent, le 12 Juillet 1698.

 

Le Conseil Souverain de Québec, en 16—, fit une Ordonnance portant :…………………………………………………..  [3]

 

M. Duchesneau, Intendant en Canada, en fit une autre en 16—, portant défense aux Cabaretiers de prendre les hardes des Sauvages en gage des boissons &c. Ordre de les restituer &c.

 

M. de Meules, aussy Intendant en Canada, en fit une autre portant : Que le dernier Cabaretier chez qui auroit bu un Sauvage yvre, seroit condamné à une amende de cinquante francs. Nonobstant de belles Ordonnances, les Cabaretiers persévèrent avec une impudence extrême que leur donnoit l'impunité à triompher de la cause de Dieu.

 

ARTICLE SIXIEME.

 

Description de l'Yvrognerie des Sauvages.

 

 

Il faudroit avoir veu les Sauvages yvres pour concevoir toute l'horreur que méritent toutes ces Baccanales infernales. Quand quelqu'un veut s'enyvrer de dessein prémédité pour exécuter quelque mauvais dessein, il apporte sous sa couverte une chaudière de ferblanc ou un petit baril de bois, dont les vendeurs d'Eau-de-vie ont soin de les fournir pour y mettre une suffisante quantité d'Eau-de-vie pour les enyvrer.

 

Ils n'ont pas de peine à en trouver, dans la licence effrénée avec laquelle les Cabaretiers leur en donnent ; mais quand par quelque nouvel ordre de police on suspend ou qu'on empêche d'en donner, les Sauvages ont mille subtilités pour en recouvrer, en cherchant de porte en porte un petit coup qu'ils mettent dans leur chaudière, jusqu'à ce qu'ils en ayent suffisamment pour s'enyvrer; alors, ils se mettent à boire sans manger ; (car cela empêcheroit l'effet de l'Eau-de-vie.) Quand ils se sentent tourner la teste, ils s'en réjouissent et commencent à chanter leur chanson de mort, où ils mettent toutes les imprécations contre leurs ennemis ; ensuite, se voyant yvres, ils jettent leurs couvertes, ou les laissent tomber, et souvent nuds par la Ville, ils se battent les uns les autres; ils se mangent le nez ou les oreilles avec les dents ; on en voit peu qui ayent le visage bien entier ; on les voit hurlans et courans avec le couteau à la main, et ils se réjouissent de voir fuir devant eux les femmes et les enfans, comme s'ils estoient devenus les maistres du monde : voilà, ce qui se voit souvent à Montréal.

 

Mais, ce qui augmente l'horreur, sont les ténèbres de la nuit.—Quand les soldats de la Garnison les obligent de sortir de la Ville pour s'en retourner en leurs Villages, soit du Sault, de la Montagne, ou de la Rivière des Prairies, ils s'en retournent en hurlant et chantant leur Gannonhaoury, et faisant par le chemin tout le mal qu'ils peuvent ; les uns tuent les bestiaux qu'ils rencontrent, les autres ravagent les maisons qui sont sur le chemin du Sault, faisant fuir les habitans comme s'ils estoient des Iroquois ; les autres courent et violent les femmes françoises, et il n'y a pas huit jours que deux femmes furent attaquées, dont l'une souffrit ce déshonneur sur le chemin du Sault ; l'autre à peine fut-elle secourue. Quand ceux qui demeurent dans cette Isle reviennent saouls dans leurs Cabanes, ils jettent le feu du foyer parmi toutes les écorces, ils prennent leurs haches et leurs sabres, tirent des coups de fusil, et courent ainsi tous nuds de Cabane en Cabane. Ce fut dans une de ces horribles baccanales que le 11me. Septembre 1694, un jeune guerrier de la Montagne ayant reçu un déplaisir, et voulant célébrer sa loudeur et sa vengeance, après avoir fait toutes les fanfares cy-dessus, alla tirer un coup de fusil dans la Cabane de son ennemy ; tout le monde s'en estant fuy, le feu prit à une écorce et de là à un soc de poudre qui, avec un grand vent qu'il faisoit pour lors, embrâsa dans un moment les Cabanes d'alentour, et consomma en trois heures cinquante Cabanes de Sauvages, quinze maisons Françoises de charpente, cou¬vertes de planches ; une très-belle Eglise bien voûtée et lambrissée de planches, couverte de bardeaux et fort bien otnée; et par dessus tout cela, l'Enceinte du Village qui estoit de charpente de pieux et de pièces; le tout, avec un dommage de vingt trois mille francs.

 

C'est une chose estonnante que ce malheur ne soit pas encore arrivé à Ville-Marie; mais cela pourra y arriver quelque jour.

 

Pour fournir aux dépenses des Yvrogneries qui les mettent tous les jours à nud, ils volent à leurs femmes et enfans leurs hardes et leurs couvertes, et leur blé ; ce qui réduit ces pauvres créatures au désespoir, cause des divorces et mille autres désordres.

 

Mais, comme tout cela ne suffit pas encore, ils ont trouvé de nouvelles inventions pour contenter leur Yvrognerie. Ils empruntent à crédit sur leur future chasse; par exemple, une couverte, une chemise. On la leur vend fort cher, parce que ce n'est pas argent comptant,et eux la vont porter chez le Cabaretier, à qui ils la donnent pour une pinte d'Eau-de-Vie, qui leur a coûté dix ou douze francs. Les Marchands sont si mal aivisez que de leur prester, et eux empruntent d'autant plus facilement qu'ils n'ont pas dessein de payer, mais de s'en aller aux Iroquois ou aux Outaouois quand ils ont fait bien des dettes.

 

 

ARTICLE SEPTIEME.

 

Morts funestes des Sauvages des Missions du Lac Ontario.

 

 

En 1676 à Gannandoxé, les Traiteurs ayant enyvré une partie des Chasseurs Sonontaono, un entr'autres mourut, après avoir persévéré dans une yvresse et une impureté continuelle de plusieurs jours.

 

A Ganneyous, dans un yvresse causée par les Traiteurs du Fort Karatak8y, deux Yvrognes se battant, l'un donna un coup le pié à l'autre, qui lui disloqua la mâchoire, qui ne se remettant point, il demeura la gueule ouverte d'une manière horrible, et mourut ainsy.

 

Item à Ganneyous, la nommée Kibkit fut tuée à coups de couteau. En mesme temps, un peu après, à Kenté, une autre femme fut tuée par des Yvrognes. A Karatakuouy, Tonan8onnon eut le cou coupé.

 

Item, Honnonchiaoué, poignardé.

 

Item, A8egouch.—A Tcheiagon, deux femmes.

 

Aux Trois-Rivières, M. d'Ollier trouva en son chemin un cadavre, sans teste : c'étoit un Loup tué dans la boisson.

 

Suites des Malheurs de l'Eau-de-vie à Montréal.

 

Deux Yvrognes du Sault se noyèrent à Chateauguay, après deux jours d'yvresse.

 

1683.—Item, un autre dans un trou, où l'on abreuvoit les chevaux, dans la glace.

 

1684.—Garao, neveu d'Onna8aterao, estant saoul, gela, passant le Lac.

 

1686.---est crevé, et gelé sur le Lac des Deux-Montagnes, glacé. On trouva son baril presque vuide près de luy. Garaxé l'a veu.

 

1680.—La fille d'Eskannious, enceinte, se noya chez Roland, yvre.

 

1680.—Item, chez le mesme, deux Sauvages se tuent à coups de couteau, et l'autre en 1693. Item, au bout de l'Isle, le nommé Provençal est étranglé et étouffé par un Sauvage saoul.

 

1686.—Le nommé Grandmaison, montant à Karatak8y, enyvra un Sauvage Agnier, lequel repassant la rivière en canot tourna, et se noya avec trois enfans. Cas admirable ! —une année ensuite, presque dans le mesme temps, ce mesme Grandmaison fut surpris au même lieu par des Iroquois, et tué lui neuvième, et toutes les hardes des soldats, qu'il portait à Katarak8y, pillées.

 

 

ARTICLE HUITIEME.

 

Malheurs causés par l'Yvrognerie des Sauvages.

 

 

Le nommé Tégara8eron, du Sault, s'étant enyvré à Lachine, il rencontra une petite fille qui gardoit des vaches ; il la viola, et pour comble de méchanceté et de crauté il la poignarda et tua. Le père de cette fille ayant demandé justice, on n'en fit point, de peur de révolter les Sauvages du Sault dans un temps de guerre dangereuse.

 

Saccagemcnt de la Paroisse de Lachine, dans l'Isle de Montréal, où il se vend beaucoup d'Eau-de-Vie.—Quatre jours après, arriva cette fatale et mémorable journée de saccagement de la paroisse de Lachine, dans laquelle ils exercèrent tout ce qu'ils savoient de cruautés, et se surpassèrent euxmesmes, laissant dans l'espace de sept lieues de pays les vestiges d'une barbarie inouye : des femmes empalées ; des enfans rôtis sur de la cendre chaude ; toutes les maisons bruslées ; tous les bestiaux tués ; quatre-vingt-dix personnes emmenées, qui la pluspart furent bruslées cruellement et immolées à la vengeance des Iroquois, ou plutôt à celle de Dieu qui se servoit des Iroquois pour les ministres de sa justice, parceque cette paroisse de Lachine avoit esté, et est encore le théâtre le plus fameux de l'Yvrognerie des Sauvages.

 

Pendant que cette horrible exécution se fesoit, Dieu sembla avoir osté l'esprit de force et de conseil aux François, qui furent partout honteusement vaincus, insultés et moqués par les Sauvages qui emmenèrent à leur barbe, avec des cris de victoire, cette troupe lamentable de prisonniers, pleurant et criant dans le temps que se faisoit ce massacre. Le père de cette jeune fille qui avoit été violée par Tégana8eron, vint crier au milieu de la Ville de Ville-Marie: "On ne m'a pas fait justice, Dieu la fait." Ce malheureux Sauvage n'échappa pas pourtant à la vengeance de Dieu, car un an après il fût tué dans un combat par les Loups.

 

Peste et Famine. 1690.—Le massacre et le saccagement de la Paroisse de Lachine, qui avoit été précédé par une espèce de peste ou maladie contagieuse, qui en 1687 avoit enlevé 1400 personnes en Canada, fut suivie d'une famine qui a duré plusieurs années. Le commencement de cette famine fut manifestement causé par une fameuse Yvrognerie qui se fit à Lachine par les 8taois et Hurons, qui y estant arrivés en près de 80 canots en 1690, s'y enyvrèrent d'une manière horrible ; les blés estoient les plus beaux du monde ; le lendemain de cette Yvrognerie, ils furent trouvés tous rouilles et déséchés de la brume ; et depuis ce temps le blé a valu jusqu'à dix et douze francs le minot. Il faut estre aveuglé pour ne pas attribuer les autres misères qui ont accablé ce pays aux désordres de l'Eau-de-Vie.

 

Irruption des Iroquois sur la Mission de la Montagne.— Les Sauvages de la Montagne n'en ont pas esté exempts ; car au mois de May de cette année, soixante et dix Iroquois s'estant venus poster en trois bandes au bois des champs, donnèrent si ionpinément sur les hommes et les femmes qui semoient du blé d'Inde, en prirent trente, et tuèrent six, et la malheureuse Ville de Montréal, à la veue et au voisinage de qui ce Village est, et qui est la source de leur Yvrognerie et de leur péché, ne leur put donner aucun secours ; et les insolens Iroquois emmenèrent leur proie à la honte des François.

 

Journée de la Prairie de la Magdeleine. — Une pareille punition arriva la mesme année, le 10 d'Aoust, à la Prairie de la Magdelaine, où toutes les forces des François estoient campés. Il s'estoit fait la nuit d'auparavant une célèbre Yvrognerie parmy les François, où mesme quelques-uns d'entr'eux les dits François, par un excès de brutalité, avoient péché avec une vieille Sauvagesse du Sault ; le lendemain au matin, jour de Saint Laurent, cent quatre Anglois avecque quatre-vingts Loups, s'estant glissés par un fossé derrière le moulin, et tué la sentinelle endormie, surprirent le camp où tous estoient presque yvres ou endormis, levèrent la chevelure à six 8aois, tuèrent vingt habitans et quatre capitaines des troupes, qui accoururent à la porte du Fort de la Prairie comme les ennemis estoient prests d'y entrer et de la saccader. Il est vray que les dits Anglois furent dans leur retraite vaillamment défaits par MM. De Valrennes et Demuy.

 

1690.—En 1690, le nommé Sona8enton tua un nommé Kentaratyron,le Village du Sault estant retiré dans cette ville Un nommé Sorma8ches, du Sault, fut tué d'un coup de couteau au plis du bras, qui lui coupa trois veines et lui fit perdre tout son sang pendant la nuit, dont il fut trouvé mort. La mesme année, durant la traite des Outaouais, un Huron d'Etyonnontaté fut poignardé à coups de couteau durant l'Yvrognerie.

 

1692.—En 1692,1e nommé Ossirynonhiata.de la Montagne, s'estant enyvré durant la gelée de la nuit, et estant tombé en montant la Montagne, fut trouvé, le lendemain, roide et gelé.

 

1694.—En 1694, le nommé Sokaka, item de la Montagne, ayant beu, se gela en passant du Sault, et mourut en arrivant. La mesme année un nommé Og8ar8ata, aussi de la Montagne, précipta sa femme du haut de la palissade du Fort de la Montagne, de quoy elle mourut sur le champ.

 

1695.—En 1695, un nommé Ononta8iro, cassa la teste à sa femme dans le milieu de la Ville.

 

1697.-—En 1697, la mère d'un nommé Assynnaré fut trouvée, le matin, morte à la porte d'une cabane où elle s'estoit enyvrée. La mesme année un Huron d'Etyonnontaté, estant yvre à Lachine, poignarda sa propre soeur.

 

1698.—En 1698, le nommé SynnonkSy, du Sault, fut tué par les Algonquins à coups de couteau ; ce qui a fait une guerre immortelle entre ces deux nations, et ils s'entrebattent tous les jours dans l'Yvrognerie, et ont encore nouvellement poignardé un autre Sauvage de la Rivière des Prairies qui n'en est pas mort. Item, la mesme année, la nommée Gassarias fut trouvée morte yvre, et toute nue, s'estant gelée clans les froids du mois de Décembre, en sortant de la Ville.

 

1699.—En 1699, un Algonquin, au mois de Janvier, fut trouvé mort yvre au pied du Long Sault.

 

Morts funestes des Traiteurs d'Eau-de-Vie.—Le Carnaval de l'année 167……six traiteurs du Fort de Katarak8y, nommés Duplessis, Ptolémée, Dautru, Lamouche, Colin et Cascaret, enyvrèrent tout le Village de Taheyagon, dont tous les Sauvages furent saouls trois jours durant. Les vieillards, les femmes et les enfans s'ennyvrèrent tous ; après quoy, les six traiteurs firent la débauche que les Sauvages appellent Gan8ary, courans tous nuds avec un baril d'Eau-de-Vie sous le bras.

 

Ils ont tous finis d'une mort misérable : Duplessis, est mort à la Barboude, où il a esté vendu par les Anglois. ou au plus, quarante barriques; savoir: douze barriques en trois traites aux étrangers, et vingt ou trente aux Sauvages de la Colinie. 2o. Il faut remarquer que les fameux Cabaretiers des Sauvages, sont au nombre de dix, au moins, et quelquefois davantage, qui ont à se partager le gain du débit d'au moins quarante barriques d'Eau-de-Vie. 3o. Il faut remarquer que ces sortes d'Enyvreurs de Sauvages ne font point d'autre métier, ni d'autre commerce, et n'ont pour vivre que le dit gain.

 

Cependant, il fait fort cher vivre à Montréal. La famine y est fréquente ; les hardes y sont d'une cherté extraordinaire à cause de la guerre, quoique passée ; les logemens y sont fort chers, particulièrement dans les quartiers où fréquentent les yvrognes, qui est le plus marchand de la ville. Ils ont tous femmes et enfans ; il faut par nécessité, que pour gagner leur vie, ils fassent d'étranges friponneries, à moins de quoy ce métier ne pourroit les faire subsister.

 

lo. Ils vendent beaucoup plus cher qu'aux François.

 

2o. Ils mettent de l'eau salée : ce que nous savons par la déposition d'un soldat, qui a demeuré trois ans chez un des plus célèbres, et qui d'une demi-barrique en faisoit toujours une entière.

 

3o. Il y a des Sauvages qui assurent y avoir vu mettre de l'urine. 11 y avoit un ouvrier qui alloit boire dans un de ces bouchons ; cette boisson lui ayant fait mal au coeur, la maitresse dit d'abord à la servante. "As-tu donné de la barrique des Sauvages?"

 

4o. Ile retiennent les hardes des Sauvages en gage, et comme les Sauvages ne se souviennent plus où il ont beu, ils aliènent les dites hardes, ou les changent de figure.

 

5o. Ils volent et dépouillent les Sauvages saouls; ils prennent leur argent dans leur sac, et leur hardes.

 

Il y a de ces Cabaretiers qui ont acquis, dans un mois, pour cinq cents francs de ces hardes ; et c'est ainsi que leurs friponneries leur valent davantage que le débit de l'Eau-de-vie, qui n'est qu'un prétexte pour couvrir un brigandage toléré ; au milieu de la Ville, des lieux infâmes où se commettent toutes les impuretés imaginables, qu'ils souffrent pour avoir leur chalandise ; et enfin, des coupe-gorge ensanglantez par le meurtre des Sauvages. Voilà quels sont les lieux où l'on traite l'Eau-devie. Voilà, le Commerce que quelques-uns ont traité, icy, et en France, d'une honneste invention, que la bonté et piété du Roy accorde à ses honnestes sujets pour gagner honnestement leur vie, et pour attirer les Sauvages à la Foy Chrestienne, au lieu de les polisser et civiliser ! Ce sont là les raisons qui ont esté exposées dans les consultations que l'on fit dans l'Université de Toulouse, en 167...raisons qui sont si peu véritables qu'il est évident qu'il y a beaucoup de Sauvages, aux Iroquois, qui viendroient se faire Chrestiens, gémissans comme ils le font sur la tyrannie des yvrognes ; mais les Hollandois d'Orange, qui ont tous les désirs du monde de les retenir, ne manquent point de leur dire, que l'on est encore plus yvrognes à Montréal. 2o. Il est certain que quantité de Sauvages s'en sont allez, se voyans dans l'impossibilité de payer jamais les dettes qu'ils ont contractées pour l'Eau-de-vie. 3e. Comme il est impossible de retenir un Sauvage qui a toujours la clé des champs, il y a bien du danger que ceux qui restent encore icy ne s'en aillent par le même motif qui a fait retirer les Loups de St. François, après avoir ravagé toute la coste du sud.

 

Ce sont les dettes contractées aux Trois-Rivières, qui ont chassé ces Loups, et ce seront les dettes contractées à Montréal qui chasseront nos Sauvages, qui n'ont fait autre métier que d'emprunter, d'une main, des hardes qui valoient quatre Castors, et les donner de l'autre pour une pinte ou une chopine d'Eau-de-vie.

 

 

ARTICLE ONZIEME.

 

Règlement que l'on devroit faire observer à Montréal

 

 

lo. Il n'y a point de Ville polissée où les Cabaretiers, ou Bouchons, ne doivent être approuvez du Gouverneur, Magistrat, et certificat du Curé.

 

2o. Où par conséquent, délinquant, il puisse être cassé et mis à l'amende, et s'il persévère, banny.

 

3o. C'est la coutume et l'ordre que, durant le temps des services Divins, on ne donne point à boire.

 

4o. C'est l'Ordonnance que l'on fait rendre aux Sauvages les hardes et armes.

 

5o. On a souvent ordonné que, quand un Sauvage yvre fait du désordre, on le mette en prison.

 

6o. Il y a des Ordonnances que le dernier qui enyvre paye l'amende.

 

7o. Qu'on ne permet pas de tenir Cabaret hors de la Ville; le Roy a ordonné qu'on ne traiteroit qu'aux trois Villes du Canada.

 

8o. Que les dénonciateurs et tesmoins auroient part aux amendes.

 

DIVERSES EXHORTATIONS AUX SAUVAGES YVROGNES.

 

 

Il est désormais inutile de vous apporter des raisons tirées de la Foy, pour vous empescher de vous enyvrer ; on vous a dit cent fois :

 

lo. Que Dieu haït, et a plus d'horreur d'un homme yvre, que vous, vos parens, la Robbe noire ; vous savez combien vous les fâchez.

 

2o. Que le Saint Esprit qui estoit en vtore cœur, en sort, à l'entrée de l'yvrognerie.

 

3o. Que le démon y entre.

 

4o. Que votre âme devient laide et puante.

 

 5o. Que vous vendez, pour un demi-arr, votre âme et votre salut.

 

6o. Que cette Eau-de-vie sera le feu qui ne s'éteindra pas dans l'Enfer, pour vous brusler.

 

7o. Vous appelez ici les fléaux de la peste, de la guerre et de la famine, par votre ivrognerie.

 

8o. Vous perdez l'usage des sacremens et de la Foy.

 

9o. A la fin, accablés de dettes, vous quittez la Foy.

 

Tout cela ne vous touche point, non plus que les raisons naturelles.

 

lo. Vous usez votre santé ; les chaudières mesmes s'usent bien par la force de l'Eau-de-vie. Vous mourrez tous étiques ; à cause de cela votre foye sera tout noir ; vous ne vivrez plus aussy longtemps que vos ancêtres qui ont précédé l'Eau-de-vie.

 

2o. Vous estes au hasard d'estre tuez à coups de couteau ou de gener, ou de vous noyer ; en voilà vingt-huit.

 

3o. Vous estes faits comme des pourceaux; vous vautrant dans la boue, hays, méprisés, moqués de tous.

 

4o. Vous n'estes plus considérables, pendant votre réputation parmy les François et vos neveux.

 

So. Comme vos hardes ne tiennent point à votre corps, et que vos mains sont lâchées par l'Eau-de-vie, vous perdez vos couvertes, et estes dépouillés des soldats, qui vous voyans lestes et braves au cabaret, vous suivent comme un castor, ou un ours à la trappe, pour vous dépouiller; ils décousent les galons de vos hardes, en font des mitasses, s'en accommodent, &c.

 

6o. Vous vendez, pour un coup d'Eau-de-vie, ce qui vous coûte beaucoup ; vuos dérobez et dépouillez vos familles.

 

7o. Vous êtes hays de vos femmes et des Robbes noires.

 

8o. Vous cassez la teste à vos amis ; bruslez votre Village ; battez vos femmes, ravagez vos moissons. Ce n'est pas estre camarade, amy, fils ou mary : c'est estre un bourreau, un buveur, un ennemy : que feroient les Iroquois ?

 

9o. Un cheval, quand il n'a plus soif, ne boit plus.

 

10o. Cette boisson est traitesse ; on ne peut s'en humecter, sans estre yvre ; vous buvez sans manger.

 

11o. Les Cabaretiers y mettent de l'urine.

 

12o. Cette boisson est une médecine et non un aliment; voudriez-vous prendre autant de médecines purgatives?

 

13o. Votre yvrognerie n'est pas comme celle des autres; vous ne beuvez que pour vous enyvrer, et vous ne vous enyvrez que pour vous battre.

 

14o. Quand vous allez boire, il semble que vous disiez: "Je choisis celui-là pour qu'il me mange le nez".

 

15o. Pourquoi criez-vous? Que ne dormez-vous ?

 

16o. Vous ne devez point aller en Ville avec les yvrognes, si vous voulez vous en corriger.

 

 

DIALOGUE D'UN MISSIONNAIRE ET D'UN SAUVAGE, SUR L’YVROGNERIE DE CE SAUVAGE.

 

 

Le Sauvage. —Nous avouons, nous autres hommes, que le Démon de l'Yvrognerie nous renverse la teste; nous aussy croyons, que vous autres Robbes Noires estes d'une autre nature que nous. C'est votre affaire, à vous autres Saints, de ne point boire ; mais nous, nous croyons que l'Yvrognerie est convenable à nous autres hommes.

 

Le Missionnaire.—C'est l'affaire de tous d'aller au Ciel; pour les Yvrognes ils n'iront point dans le Ciel, cela gasteroit ce beau pays, on n'y seroit pas heureux. C'est l'affaire des Sauvages aussi bien que des Robbes Noires de n'estre point yvrognes. Dieu est aussy bien le maistre des Sauvages que des Robbes Noires ; tous les hommes sont également obligés de lui obéir. Dieu haït l'Yvrognerie, parce qu'il est la vertu mesme : donc les Sauvages sont autant obligés d'haïr l'Yvrognerie que les Robbes Noires.

 

Le Sauvage.—C'est l'affaire d'un Considérable, d'un Capitaine de savoir bien boire, de faire boire ses neveux, de ravager les cabanes de ceux qui n'écoutent point sa voix, et qui ne lui obéissent pas ; de faire fuir les femmes et les enfans, et de se faire craindre.

 

Le Missionnaire.—Tu dis qu'un Yvrogne est Considérable? tu n'as qu'à regarder comme il est fait quand il est saoul, que la teste lui tourne: il tombe, il se roule dans la boue, comme un pourceau; il est malade, il perd l'esprit, Les François le battent, le chassent, le dépouillent; il est hay de tout le monde, et tu m'appelles cela un Considérable ?

 

Le Sauvage.—Ce que Dieu a fait, est bon, à ce que tu dis; il a fait l'Eau-de-vie, puisqu'il a tout fait; il l'a fait pour s'en servir; tu as donc tort de nous défendre l'Eau-de-vie.

 

Le Missionnaire.—Dieu a fait l'Eau-de-vie, mais non pas polir l'Yvrognerie ; il a fait l'Eau-de-vie pour en boire par manière de Médecine, mais non pas pour en boire des pleins seaux comme toy. Que dirois-tu, si après t'avoir donné une tasse de Médecine, je voulais t'en donner un plein seau? tu le refuserois. L'Eau-de-vie est bonne à ceux qui en savent user, mais elle est dangereuse à ceux qui ont l'esprit foible comme les Sauvages: tout de mesme qu'un couteau est bon, mais il est dangereux entre les mains d'un enfant.

 

Le Sauvage.—Mais, les François s'enyvrent aussi ; : ils nous ont appris à boire; ils nous vendent de l'Eau-de-vie; les François sont pourtant de grands esprits qui ont leur place dans le Paradis; ils sont les premiers Chrestiens; nous serons donc aussy heureux au Ciel si nous faisons comme eux.

 

Le Missionnaire.—Il y a deux sortes de François, et deux sortes de Chrestiens. Les uns sont des Canailles, pauvres gens, que nous méprisons, qui seront damnés, qui sont ceux qui vous vendent de l'Eau-de-vié. Il y a d'autres François qui sont Considérables, bons Chrestiens, gens de bien ; Imites ces derifiets Français là, non les autres.

 

Le Sauvage.—Si je ne m’enyvvrois point, on ne me craindroit pas ; car parmy nous on ne se bas point quand on n'est pas saoul; mais quand on l'est, l'Yvrognerie excuse tout, et les jeunes gens vous en obéissent mieux.

 

Le Missionnaire.—C'est le Démon qui vous a inventé cette coutume de ne point punir les yvrognes; faudroit au moins les lier afin qu'ils ne fassent point de mal. Tu dis que les jeunes gens t'obeissent mieux ? au contraire, tu gastes ta noblesse ; tes neveux ne t'écouteront plus quand tu les reprendras; ils te diront: "Corriges-toy, toy-mesme." C'est l'affaire des Considérables d'embellir la terre, et de ne point donner de mauvais exemples.

 

FIN.

 

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[1] Rhomb de Bière, ou plutot Rhum de Bière: liqueur spiritueuse fabriquée avec le marc de l'orge qui s'emploie à faire de la Bière. Les Anglois appellent cette liqueur malt liqudor ;elle est cependant plus connue sous le nom de whiskey.

 

[2] Probablement Manhatte.

 

[3] Cette ordonnance, de même que la suivante, ne se trouve point dans la Collection des "Edits et Ordonnances du Roi de France et des Intendants, concernant le Canada"; de sortes qu'on n'a pu suppléer aux lacunes qui se rencontrent dans cette partie du Mémoire.

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