Réflexions sommaires sur le commerce qui s`est fait en Canada
[Publié par la Literary and Historical Society of Quebec dans Historical Documents, Series 1, Vol. 2, No. 7 (1840)]
Ce Document paroit avoir été rédigé après que la France eut perdu le Canada, car l'Auteur y fait mention de cet événement. Les détails donnés par l'Ecrivain, et les connoissances qu'il déploye sur le Commerce qui s'est fait en Canada, font aisément présumer qu'il fut un Négociant instruit, et qui avoit été engagé dans le Commerce de cette Colonie pendant une longue suite d'années.
IL a été permis par une Ordonnance rendue pour le Canada, et qui a été enrégistrée au Conseil Supérieur de cette Colonie, à toute sorte de personnes de quelque qualité et condition qu'elles fussent de faire le Commerce, même aux Officiers de le faire en gros et en détail, sans déroger.
Cette permission leur a été accordée pour l'avantage de cette Colonie ; les profits qui en ont résulté pour les particuliers, les ont mis successivement en état de défricher des terres incultes, et de changer de vastes forêts en des champs fertiles.
Jusqu'à l'époque de la guerre de 1744 les Denrées et les Marchandises y étoient à grand marché; la déclaration de la guerre les fit alors augmenter très considérablement.
L'on n'en sera point surpris, en considérant qu'en temps de paix les Négocians étoient peu dans l'usage de faire assurer leurs Marchandises qu'ils faisoient venir d'Europe, ou du moins, qu'ils ne payoient dans les cas où ils vouloient user de cette précaution, qu'une prime de trois ou quatre pour cent, et que le Fret ne leur coûtoit que de cinquante à quatre-vingts francs par Tonneau. En 1744, dès que la guerre fut déclarée, les Assurances montèrent à vingt-cinq pour cent, et ont été portées ensuite à soixante ; le Fret à 200 livres le Tonneau, et ensuite jusqu'à 1000.
Les Denrées du crû de la Colonie ont eu de même une augmentation de prix progressive et relative à celuy des Marchandises que les cultivateurs étoient obligés d'acheter.
Les Colons ayant été dans la nécessité d'abandonner la culture de leurs terres pour aller s'opposer aux efforts des ennemis, les terres sont restées presque sans culture, et les productions en ont été par une suite nécessaire presque anéanties ; une corde de bois, qui avant cette guerre ne coûtoit communément que cinquante sols, ou trois ou quatre francs, a toujours valu depuis huit à dix francs au moins, sans que la Paix de 1748 y ait causé aucune diminution.
Le Canada n'a point profité de cette Paix dont l'Europe a jouy jusqu'en 1755 ; la guerre y a toujours continué, et l'on sait que c'est ce qui l'a occasionnée en Europe.
Par une suite des malheurs de la guerre, cette Colonie s'est trouvée totalement dégarnie et dépourvue de Marchandises depuis 1744 jusqu'en 1748 ; celles qui y ont été portées pendant les sept années de Paix depuis 1749 jusqu'en 1755 ont été bientôt consommées ; il a fallu en acheter considérablement pour le compte du Roy, tant pour satisfaire aux présens que Sa Majesté faisoit aux Sauvages en récompense des services qu'ils rendoient pendant la guerre, que pour fournir aux envoys faits à l'Acadie, et à la subsistance et approvisionnement d'un corps de 3000 hommes qui fut envoyé à la Belle-Rivière.
Outre ces motifs naturels d'une augmentation considérable dans les prix de toute sorte de Denrées et de Marchandises, il en est survenu d'autres qui les ont portées à un prix excessif, et qu'il seroit aisé de faire concevoir par le récit de quelques faits particuliers à cette Colonie.
Avant l'année 1755, le Roy n'avoit jamais envoyé d'espèces monnoyées en Canada pour le payement des Troupes de la Marine qui y étoient entretenues ; pour y suppléer, Sa Majesté par une Ordonnance du……y avoit établi
une monnoie de cartes pour la valeur d'environ un million ; mais cette somme ne s'étant pas trouvée suffisante pour acquitter les dépenses du Roy qui étoient considérablement augmentées, M. Hoquart, alors Intendant de la Nouvelle France, fut obligé de faire des Billets de caisse qu'on apelloit Ordonnances ; ils eurent la même valeur et le même cours que la monnoye de cartes.
Au mois d'Octobre de chaque année, tous ceux qui avoient de ces deux sortes de monnoye, la portoient au Conseil des Trésoriers Généraux des Colonies ; le Trésorier Particulier leur donnoit en échange des Lettres de Change sur les Trésoriers Généraux ; elles étoient payables aux mois de Mars et d'Avril suivans ; l'exactitude du payement à leur échéance leur avoit établi un crédit qui avoit toujours entretenu la confiance de tous les Habitans du Canada.
Cette confiance s'est soutenue également juequ'en l'année 1753. La Cour alors, par des vues d'arrangement économique, ayant envoyé des ordres à l'Intendant pour changer l'ordre et l'échéance de ces lettres de change, et l'ayant fixée en trois termes de payement d'une, deux et trois années à raison d'un tiers par chaque année, il en résulta un fâcheux effet:—ce fut de diminuer infiniment la confiance que l'on y avoit eue jusqu'alors. Dès que les ordres furent notifiés, la Main d'oeuvre, les Denrées, les Marchandises augmentèrent considérablement. Les Marchands dès lors fixèrent trois différens prix aux mêmes Marchandises, relatifs aux trois échéances de payement.
Ce ne fut pas le seul effet malheureux de cet arrangement : Tous les Commerçans tant du Canada que d'Europe, inquiets de ces retards et des évènements fâcheux qui pouvoient en .résulter pour leurs fortunes, les uns en France cessèrent de faire des envoys pour leur compte ; d'autres les diminuèrent des trois quarts et donnèrent ordre à leurs Correspondans de ne vendre leurs Marchandises qu'après qu'ils auroient été informés de la manière dont on tireroit ces traites dans la suite ; d'autres ne voulurent risquer d'envoyer aux Canadiens sur leurs demandes que pour le montant des lettres payables à la première époque, et réduisirent ainsi leurs envoys au tiers des demandes. Par l'exposé de ces faits qui sont constans, il st facile de juger de la rareté et par conséquent de la charte des Marchandises.
Ce n'étoit cependant pas encore malheureusement le seul discrédit réservé à cette monnoie de papier; en 1755 le Roy ayant envoyé en Canada de l'argent monnoyeé pour le payement des Troupes de Terre que Sa Majesté y fit passer la même année, ces Officiers et Soldats, qui achetoient sur les marchés ce dont ils avoient besoin, ne vouloient point recevoir des Habitans qui avoient à leur rendre, de la monnoie de papier ; ils n'y témoignoient aucune confiance; dès lors les Habitans sentirent la différence des espèces monnoyées à celles qui n'étoient qu'en papier ; ces Troupes, bientôt répandues dans toute la Colonie, ne firent que trop connoître leur méfiance ; elle devint générale.
Une couple de poulets, qui ne se vendoit que quinze ou vingt sols au plus en argent, coûtoit trente à trente cinq sols en papier ; une paire de souliers d'homme, dont la valeur étoit, en argent, de quatre livres dix sols ou cent sols, se vendoit huit à dix francs en papier.
Les Anglois, en cette même année 1755, prirent deux vaisseaux de guerre ; plusieurs navires marchands s'emparèrent du Fort de Beauséjour, dans l'Acadie Françoise, et commirent beaucoup d'hostilités qu'on regarda en Canada comme une déclaration de guerre.
Chacun alors réserva ce qu'il avoit à vendre, pour prévenir les risques qu'il y avoit à faire venir des Marchandises de France; les années 1756 et 1757, et les suivantes jusqu'à la perte de la Colonie, devinrent encore de plus en plus fâcheuses ; les Assurances montèrent à cinquante et soixante pour cent ; le Fret, de quatre cent cinquante à mille livres le tonneau ; les trois quarts des navires qui étoient partis de différens ports furent pris: de sorte que le peu de Marchandises qui s'y rendoient y revenoient à des prix exorbitans.
Pour le faire connaître d'une manière plus sensible, il suffit de rapporter le calcul d'un Négociant sur le prix d'une Barrique de Vin, chargée en France pour le Canada :—
L'on suppose qu'elle pourrait coûter, rendue à bord du vaisseau, la somme de, 50. lvs.
Pour mettre à couvert ces 50 lvs. il falloit payer d'Assurance 100 lvs; la prime à 50
pour cent seulement, monte à , 50. lvs.
Commission et courtage de cette Assurance, 2. lvs.
Fret de cette Barrique à 600 lvs. Seulement pour le Tonneau, qui en contient quatre, 150. lvs.
Coulage ordinaire, 10. lvs.
Droits d'Entrée à Québec, 12. lvs.
Frais de décharge et de Tonnelier, 3. lvs.
Total, 277. lvs.
L'on voit par ce calcul que cette Barrique de Vin revenoit, rendue en Canada, à 277 Ivs. en supposant même qu'il n'y eût pas eu un coulage extraordinaire ; ce qui, cependant, arrive souvent assez communément. Voilà donc une chose qui n'a coûté en France que 50 Ivs, qui occasionne 277 Ivs. de frais ; ce qui revient à 450 pour cent.
On laisse à estimer le prix que le Commerçant dut vendre cette Barrique de. Vin, qu'on ne lui payera qu'avec une monnoye décriée, ou avec des Lettres de Change payables à une, deux et trois années de terme, dans lesdernières années où le payement en a été totalement suspendu.
Si ce Commerçant vend cette Barrique de Vin 300 Ivs., l'on ne monquera pas de dire, comme on l'a dit, sans entrer dans. l'examen d'aucun détail, qu'il vend à huit ou neuf cent pour cent, ou qu'il est honteux que l'on vende 300 Ivs. une chose qui n'a coûtée que 50 Ivs. en France.
Cependant, si cette Barrique n'est vendue que 300 Ivs., elle ne donne qu'un profit de 23 Ivs ; sur quoi il faut déduire l'intérêt du retard du payement des Lettres de Change, lequel, à six pour cent, monteroit à 36 Ivs, savoir :
Pour 100 Ivs. payables à un an de terme, 6 Ivs.
100 Ivs. payables à deux ans, 12 Ivs.
100 Ivs. payables à trois ans….à….,18 Ivs.
36 Ivs.
De sorte que, non seulement ce profit apparent de 23 Ivs. se trouve absorbé par ces 36 Ivs. d'intérêts ; mais, pour toute conclusion, au lieu de profit, il y a 13 Ivs. de perte, quoique l'on paroisse avoir vendu cette Barrique à huit à neuf cents pour cent de sa valeur.
L'on peut conclure de cet exemple, pour toutes les autres sortes de Marchandises.
Si l'on objectoit que les Marchandises sèches payent moins de Fret, n'étant pas d'un aussi grand encombrement que les liquides, l'on répondra que le prix des Assurances montera davantage : parce qu'une balle de Marchandises de l'encombrement d'une barrique vaut, en espèces, mille écus.
L'on convient, cependant, que ceux qui n'ont point fait faire d'Assurances et qui se sont exposés aux risques, ont gagné considérablement lorsque leurs Marchandises ont eu le bonheur de se rendre. Le risque qu'ils courroient de tout perdre, rendoit leur profit bien légitime; surtout, dans un temps où, de vingt navires qui partoient pour le Canada, il ne s'en rendoit que six.
Il ne faut pas, d'ailleurs, comparer le Commerce des Colonies à celuy qui se fait en France. Si l'on manque dans une Ville du Royaume, de quelque espèce de Marchandise, l'on est assuré de la trouver dans une autre qui est voisine: les Colonies n'ont pas la même ressource; souvent, l'on y est forcé de prendre des Marchandises dont l'on n'a pas besoin, pour avoir celles dont l'on ne peut se passer ; la raison est fondée sur l'usage où sont les Marchands de ne vendre jamais une seule espèce de Marchandise : leurs magasins contenant un assortiment de toute espèce, il faut que ceux qui achètent prennent un peu de chaque chose, sans quoi le magasin se déserteroit, et le Marchand se trouveroit dans la nécessité de vendre le reste avec beaucoup de perte.
Le Commerce des Colonies change de face à chaque instant, suivant la bonne ou la mauvaise fortune des armemens. La prise d'un seul vaisseau pendant la guerre augmente souvent jusqu'à une valeur excessive le prix des Marchandises.
Le Canada, dans son Commerce, a encore quelque chose de particulier et différent des autres Colonies; la navigation n'y est point libre toute l'année, à cause du froid ; le temps pendant lequel les navires y séjournent est une espèce de foire; où chacun fait ses ventes et ses achapts.
Dés que les navires sont partis, à la fin d'Octobre, les Marchandises augmentent de prix, parceque ceux qui les ont achetées des Marchands forains pour les revendre, doivent naturellement y gagner ; ce gain est plus ou moins fort suivant les circonstances de la guerre, ou du plus ou du moins de consommation, et de la nature du payement.
Les circonstances fâcheuses dans lesquelles s'est trouvé le Canada par les suites de la plus longue guerre, faisoient hausser chaque jour le prix des Marchandises : l'Eau-de-Vie s'est vendue jusqu'à 800 lvs. la velte, ce qui fait 25 lvs. la pinte.
Le lard salé, qui voloit originairement, c'est à dire, avant 1755, quinze sols la livre, a valu dans la suite jusqu'à six francs. Un Chapeau de laine, des plus communs, qui vaut quarante sols en France, s'est vendu quarante et cinquante francs, et les autres Marchandises en proportion.
Les pertes continuelles augmentoient la rareté chaque jour, et le décri des espèces a achevé la ruine.
F I N.
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