Mémoires sur l’état présent du Canada, 1667
Texte attribué à Jean Talon
[Publié par la Literary and Historical Society of Quebec dans Historical Documents, Series 1, Vol. 2, No. 1 (1840)]
INTRODUCTION
Voici un deuxième volume, contenant huit différents Mémoires ou Relations que la Société Littéraire et Historique de Québec est en état de présenter au Public au moyen du généreux secours qui lui fut accordé par la Législature Provinciale, en l'année 1832, afin de donner à la Société les facilités de se procurer et de publier des Documents qui auroient rapport à l'Histoire des premiers temps du Canada.
Les trois premiers Mémoires sont publiés d'après des Manuscrits que le Comte Durham avoit obtenus des Archives du Bureau de la Marine à Paris, au moment où Sa Seigneurie étoit sur le point de laisser l'Europe, en 1838, pour venir se charger de l'Administration du Gouvernement des Canadas. Le Comte Durham, peu de jours après son arrivée à Québec, voulut bien communiquer ces Manuscrits, avec deux autres, à la Société, laissant à sa discrétion de publier ceux de ces Mémoires qu'elle jugeroit dignes d'être rendus publics.
Les sources d'où ces Manuscrits ont été tirés ne laissent aucun doute sur leur caractère de documents authentiques et de pièces officielles; il est même évident que deux d'entre'eux sont des "Mémoires Raisonées," ou des Rapports sur l'Etat de la Colonie du Canada, que les Intendants de l'époque étoient dans l'usage de transmettre annuellement au Ministre d'alors, ainsi que nous l'apprenons du R.P. de Charlevoix qui dans son Histoire de la Nouvelle-France, cite souvent des fragments de semblables documents. Sous ce rapport donc, ces Mémoires doivent fournir des renseignements précieux ainsi que des détails qui pourront servir à remplir les lacunes qui se trouvent dans l'Histoire Ancienne du Pays, et comme tels la Société les a jugés dignes d'être rendus publics.
Les cinq autres Mémoires sont publiés d'après des Manuscrits que le Révérend M. Jean Holmes, Professeur de Physique au Séminaire de Québec, a eu l'obligeance de procurer à la Société, dont il est un des Membres. Lors d'un voyage que M. Holmes fit en Europe il y a trois ans, il entreprit de nombreuses recherches dans la Bibliothèque du Roi à Paris, et dans d'autres Institutions Publiques, et après beaucoup de soins il réussit à obtenir une série de Documents en manuscrit sur l'Histoire Ancienne du Pays, d'entre lesquels la Société a pour le moment fait choix des cinq pièces qui terminent ce volume.
Ces derniers documents n'ont pas à la vérité l'avantage de posséder tout le caractère d'authenticité de ceux qui les précèdent ; cependant, les divers sujets qui y sont traités sont, nous pensons, de nature à leur donner beaucoup d'intérêt auprès de l'Historien du Pays, et il est à présumer qu'il pourra y puiser des informations et apprendre des particularités qu'en vain il auroit cherchées ailleurs; et c'est principalement par cette considération que la Société n'a pas hésité à en faire part au public.
Comme la mission du Comité préposé à la publication des documents de cette espèce, est limitée à faire un choix des écrits qui lui sont soumis, et à en diriger et surveiller l'impression dans un ordre convenable, le Comité a dû se renfermer dans ces bornes, s'abstenant soigneusement de tout commentaire, ou d'énoncer aucune opinion sur le mérite d'aucune de ces pièces.
Le Comité présente donc ces Mémoires au public accompagnés uniquement de quelques observations en tête de la plupart pour indiquer (dans les cas où il a été possible de le faire) soit les personnes auxquelles on peut les attribuer, ou les époques où ils ont dû être rédigés.
MEMOIRE SUR L'ETAT PRESENT DU CANADA
D'APRÈS UN MANUSCRIT
Aux Archives du Bureau de la Marine a Paris.
A mesure qu'elle recevra des accroissemens, elle pourra, par ses peuples naturellement guerriers et disposés à toute sorte de fatigues soustenir la partie de l'Amérique Méridionale si l'Ancienne France ne pouvoit lui porter ses secours, d'autant plus aysément qu'elle aura de soy des vaisseaux.
Si elle s'amplifie, ou d'elle-même, ou par ses productions, elle donnera la subsistance nécessaire à ses colons, et dans ce cas elle ne sera pas à charge à l'Ancienne France, ou elle empruntera de la dite France ce quy pourra luy manquer ; et par la douane et ses sorties du Royaume elle contribuera à l'augmentation des fermes et revenus du Roy, et accommodera ses sujets de l'ancien Etat en les deschargeant de leur surabondant.
Et pour ce qu'elle ne paye pas en argent monnoyé ce qu'elle emprunte, elle donne des denrées pour retour, qui payent au Roy les entrées dans son Royaume.
D'ailleurs ces denrées consistantes en pelleteries tournent au bénéfice des sujets de Sa Majesté, lesquelles, si la Colonie de la Nouvelle-France n'étoit soustenue, tomberoient entre les mains des Anglois, des Hollandois ou des Suédois; et cet avantage n'est pas si peu considérable que la compagnie ne doive convenir que cette année il passe de la Nouvelle en l'Ancienne France pour près de cinq cent cinquante mille francs de pelleteries.
Par tous ces endroits, comme par ceux qui sont connus dont on ne parle pas, ou qui sont cachez et que le temps est seul capable de découvrir, on doit connoistre que le Canada est d'une utilité sensible.
On peut adjouster à ces avantages celuy de pouvoir en cas de rupture porter la guerre par le Canada aux Colonies angloises, hollandoises et suédoises ; et la Colonie f rançoise continuant de recevoir les accroissemens qu'elle reçoit tous les ans, pourrait un jour soubsmettre à l'obéissance du Roy un grand pays, fertile et assez peuplé.
Le Canada se distribue en trois Etats : l'Ecclésiastique, la Noblesse et le Populaire.
L'ECCLESIASTIQUE,
Est composé d'un Evesque nommé, ayant le tiltre de Pétrée, In partibus infidelium, et se servant du caractère et de l'autorité de Vicaire Apostolique.
Il a soubs (sous) luy neuf Prestres, et plusieurs Clercs qui vivent en communauté quand ils sont près de lui dans son Séminaire, et séparément à la campagne quand ils y sont envoyez par voye de mission pour desservir les Cures qui ne sont pas encore fondées. Il y a pareillement les Pères de la Compagnie de Jésus, au nombre de trente-cinq, la pluspart desquels sont employez aux missions étrangères: ouvrage digne de leur zèle et de leur piété s'il est exempt du meslange de l'interest dont on les dit susceptibles, par la traitte des pelleteries qu'on assure qu'ils font aux 8ta8aks (Outaouaks), et au Cap de la Magdelaine ; ce que je ne sçay pas de science certaine.
La vie de ces Ecclésiastiques, par tout ce qui paroist au dehors, est fort réglée, et peut servir de bon exemple et d'un bon modèle aux séculiers qui la peuvent imiter ; mais comme ceux qui composent cette Colonie ne sont pas tous d'esgale force, ny de vertu pareille, ou n'ont pas tous les mesmes dispositions au bien, quelques-uns tombent aysement dans leur disgrâce pour ne pas se conformer à leur manière de vivre, ne pas suivre tous leurs sentiments, et ne s'abandonner pas à leur conduite qu'ils estendent jusques sur le temporel, empiétant mesme sur la police extérieure qui regarde le seul magistrat.
On a lieu de soupçonner que la pratique dans laquelle ils sont, qui n'est pas bien conforme à celle des Ecclésiastiques de l'Ancienne France, a pour but de partager l'autorité temporelle qui, jusques au temps de l'arrivée des troupes du Roy en Canada, résidoit principalement en leurs personnes.
A ce mal qui va jusques à géhenner (gêner) et contraindre les consciences, et par là desgoûter les colons les plus attachez au pays, on peut donner pour remède l'ordre de balancer avec adresse modération cette autorité par celle qui réside ez (dans les) personnes envoyées par Sa Majesté pour le Gouvernement: ce qui desjà esté pratiqué; de permettre de renvoyer un ou deux Ecclésiastiques de ceux qui reconnoissent moins cette autorité temporelle et qui troublent le plus par leur conduite le repos de la Colonie et introduire quatre Ecclésiastiques entre les séculiers ou les réguliers les faisant bien autoriser pour l'administration des sacremens sans qu'ils puissent estre inquiétez : autrement ils deviendroient inutiles au pays, parce que s'ils ne se conformoient pas à la pratique de ceux qui y sont aujourd'huy, M. l'Evesque leur déffendroit d'administrer les sacremens.
Pour estre mieux informé de cette conduite des consciences, on peut entendre Monsieur Dubois, Aumosnier du régiment de Carignan, qui a ouy plusiurs Confessions en secret, et à la desrobée et Monsieur de Bretonvilliers sur ce qu'il a appris par les Ecclésiastiques de son Séminaire estably à Mont-réal.
Outre ces Ecclésiastiques dont il est parlé, il y a onze Prestres du Séminaire de St. Sulpice establis à Mont-Réal, et qui s'employent à y desservir la Cure principale avec les habitations adjacentes, du spirituel desquelles ils prennent soin, de mesme que de l'instruction des Sauvages vers lesquels ils ont commencé d'envoyer en missions, et de la jeunesse françoise.
Comme ces Ecclésiastiques ne sont à charge ni au Roy, ni au pays, à cause du bien qu'ils taransportent en Canada, et que d'ailleurs ils ne causent pas aux colons la peine d'eprit qu'ils ressentent par la conduite des autres, j'estime qu'il seroit bon d'inviter M. de Bretonvilliers à y en faire (passer) tous les ans quelques-uns. Ces Ecclésiastiques subsistent de leur revenu ; les Pères Jésuites, tant du leur, que des aumosnes envoyées de France, et de cinq mille livres de pension annuelle qu'on prend sur le fonds du pays pour soutenir leurs missions étrangères.
Le Séminaire de Monsieur l'Evesque subsiste tant de son revenu, consistant ez (dans ses) Seigneuries de l'Isle d'Orléans et Beaupré de deux mille livres de pension annuelle sur le fonds du pays outre mille livres pour l'entretenement de la Paroisse, prises sur le mesme fonds des dixmes qu'on a commencé d'establir pour elle, et de la gratification du Roy.
Outre ce nombre d'Ecclésiastiques, il y a trois maisons de Religieuses dans Québec: celle des Ursulines est composée de vingt-trois Religieuses qui s'appliquent à l'instruction des jeunes filles, et subsistent tant de leur fondation que de cinq cents livres de pension annuelle que le fonds du pays fournit, et principalement de leur œconomie. Ces Religieuses sont utiles.
Plus utiles encore les Religieuses Hospitalières de l'Ordre de St. Augustin, établies à Québec, qui travaillent avec beaucoup de zèle et de charité à nourrir, panser et guérir les malades et blessés qui leur sont envoyez de tous les endroits du pays.
Mont-Réal a son Hospital, desservy par cinq Religieuses de mesme zèle et charité que les précédentes, qui assistent utilement la Colonie.
Toutes ces maisons de charité ont besoin qu'on leur en fasse, plus l'Hospital de Québec que les autres.
Si le Roy leur accorde cette année, par forme d'aumosne, quelque gratification, et permette que dans les vaisseaux qui seront par lui envoyez au Canada, elles puissent faire porter dix ou douze tonneaux de denrées à leur usage, et à celui des pauvres, sans payer, elles s'en sentiroient bien obligées.
LA NOBLESSE,
N'est composée que de quatre anciens Nobles, et de quatre autres Chefs de familles que le Roy a honorés de ses Lettres l'année dernière.
Outre ce nombre, il peut y avoir encore quelques Nobles entre les officiers qui se sont établis dans le pays. Comme ce petit Corps est trop peu considérable pour bien soutenir, ainsi qu'il est naturellement obligé, l'autorité du Roy et ses interests en toutes choses, mon sentiment seroit de l'augmenter de huit autres personnes les plus méritant, et les mieux intentionnées, en laissant les noms en blanc, ainsy qu'il a est éfait l'an passé.
LE PEUPLE.
Est de pièces de rapport, et quoique d'Habitans de différentes Provinces de France, dont les humeurs ne symbolisent pas toujours, il m'a paru assez uny dans tout le temps de mon séjour. Il y a parmy ces Colons, gens aisés, gens indigens, et gens tenant des deux extrêmes. Le second ordre demande le secours du Roy, et l'ayde des conseils et de l'application de ceux qui sont chargés dans le pays des affaires de Sa Majesté, qui doivent par obligation estroitte entrer dans le destail des familles.
LA JUSTICE.
Est rendue en premier lieu par les Juges des Seigneuries, puis par une Lieutenant Civil et Criminel, estably par la Compagnie en chacune des Jurisdictions de Québec et des Trois-Rivières, et sur le tout un Conseil Souverain qui juge en dernier ressort de tous les cas dont il y a appellation.
Je connois peu de chose à redresser en la Justice, si le Roy par son autorité faisoit observer le Code, en diminuant les procédures et les formalités non-essentielles, et ordonner d'ailleurs qu'elles se rendent dans l'ordre plus naturel, c'est-à-dire : que les matières de la première instance se traittent par le Lieutenant Civil, réservant l'appel au Conseil Souverain, si les parties ne s'en tiennent pas au premier jugement.
LA GUERRE,
Les Troupes du Roy, et les Habitans du Pays, y sont soubs (sous) l'autorité de M. de Courcelles, Lieutenant Général et Gouverneur du Pays.
Les dites Troupes, en quatre compagnies de soixante et quinze hommes chacune, officiers compris, sont distribuées, savoir:
A Mont-Réal, teste du Pays, deux compagnies. Au Fort de St. Louis, dans la Rivière de Richelieu, deux autres, desquelles on a détaché trente hommes pour le Fort de Ste. Anne, le plus avancé vers les Iroquois, et vingt, avec un sergent, pour le Fort de St. Jean.
Ces troupes n'ont aucune autre application que la garde des postes qui leur leur sont confiés, la chasse, et la culture des terres à laquelle ils s'appliquent, ou pour leur compte, ou pour celuy des habitans : ne pouvant faire sur -les Iroquois aucun acte d'hostilité, tandis que les Sauvages conservent la paix qu'il a plu au Roy leur accorder.
Le Gouverneur visite chaque année tous les postes avancés, et y ordonne ce qu'il estime à propos pour leur sécurité et le bien du service du Roy ; et s'il y a quelque chose à désirer de sa part, c'est qu'il exerce ou fasse exercer au port et maniement des armes les Habitans du Pays ; ce qu'il n'a pas encore pratiqué, mais ce qu'il a promis de faire.
Une dépense de cent pistoles, dans toute une année, mises en prix pour les plus adroits, exciteroit bien de l'émulation au fait de la guerre.
FIN.
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