Mémoire sur le Canada depuis 1749 à 1760
Texte attribué à Vauclain
[Publié par la Literary and Historical Society of Quebec dans Historical Documents, Series 1, Vol. 1, No. 1 (1838)]
INTRODUCTION.
La Législature Provinciale ayant, dans l'année 1832, accordé avec une libéralité digne d'éloges, à la Société Littéraire et Historique de Québec, une somme de trois cents louis, pour lui donner les facilités de se procurer et de publier en même-temps des Documents qui auraient rapport à l'Histoire des premiers temps du Canada, les Mémoires contenus dans les pages suivantes et qui ont été placés à la disposition de la Société ont été jugés suffisamment intéressants et authentiques pour être rendus publics.
Ceux qui sont au fait de l'Histoire du Canada se rappelleront que l'ouvrage de Charlevoix ne s'étend pas au-delà de l'année 1712. Quant aux événements qui eurent lieu depuis cette époque jusqu'à 1759, on croit qu'il n'existe aucune relation qui soit tout à la fois authentique et détaillée. L'Histoire publiée par M. Smith embrasse, à la vérité, cette époque, mais le plan de son ouvrage parait néanmoins l'avoir limité à un apperçu général des événements les plus importants, sans entrer dans les détails. Il faut dire aussi que les sources où il a puisé ses renseignements ne sont pas en général indiquées.
Mais, dans le cours de l'époque dont on vient de faire mention, il se passa sur ce Continent des événements graves qui, graduellement, ébranlèrent la domination Française en Amérique jusque dans ses fondements, et se terminèrent par sa destruction finale en 1759. L'influence croissante des Anglais parmi les Sauvages confédérés au sud du Lac Ontario ; la prise de Louisbourg on 1746; l'accroissement et l'extension rapides des Colonies de l'Angleterre voisines des possessions Françaises; l'établissement de la puissance Anglaise dans la Nouvelle-Ecosse, confirmée par la fondation d'Halifax en 1749 ; l'esprit d'entreprise militaire manifestée par les colons Anglais subséquemment au renouvellement des hostilités en 1755, et les difficultés croissantes du Gouvernement du Canada dans ses opérations intérieures—toutes ces circonstances furent autant de causes locales qui, indépendamment des embarras du Gouvernement Royal en France, provenant de l'épuisement de ses finances, et du cours des événements en Europe, contribuèrent puissamment à la séparation de cette Colonie d'avec son ancienne Métropole. Mais, quoique ces événements et ces vicisitudes soient rapportés d'une manière générale dans des ouvrages historiques connus, nous n'en possédions qu'une simple esquisse ; les détails pour la plupart nous manquaient, et ces détails ne peuvent qu'être tout à la fois intéressants et importants, en autant qu'ils ont rapport aux événements et à la Politique Provinciale du Canada, qui durant cette période fixa principalement l'attention pendant la lutte qui eut lieu dans cet Hémisphère, et devint la source et le centre des opérations militaires du Gouvernement Français en Amérique.
Les Mémoires qu'on offre maintenant au Public ont rapport à la période entre 1749 et 1760; non seulement ils fournissent d'amples détails sur les événements saillants et bien connus de cette période ; mais il contiennent encore une foule de renseignements intéressants et curieux qui laissent voir à nu les ressorts et les causes locales qui influèrent d'une manière si puissante sur ces événements, et dévoilent en même temps le caractère et la conduite des personnages les plus marquants sous le Gouvernement de la Colonie pendant cette période mémorable. Les intrigues et les pratiques secrètes des autorités Coloniales Françaises auprès des Sauvages de la frontière de l'Ouest, et de la Nouvelle-Ecosse, et principalement auprès des habitants Français de cette dernière province, qui amenèrent le renouvellement de la guerre en 1755, y sont montrés dans un plus grand jour et avec de plus grands détails que dans aucune autre relation existante.
En publiant des Mémoires auxquels il manque cette garantie apparente d'authenticité que comporte le nom d'un Auteur connu, le Cornité de la Société Littéraire et Historique sous la direction duquel l'ouvrage est donné au Public croit devoir expliquer par quelles circonstances il a été mis en possession du manuscrit, et quelles considérations ont induit la Société à envisager ce document comme authentique. Le manuscrit, d'après lequel ont été imprimées les pages suivantes, fut communiqué au Comité par une personne de considération et de fortune résidente à Montréal, laquelle informa le Comité que ce manuscrit lui était parvenu d'une personne alliée au Général Burton, qui servit avec le rang de Colonel dans l'armée de Lord Amherst, et qui eut le commandement du district de Montréal comme Brigadier pendant plusieurs années après la capitulation de Montréal. Le manuscrit est d'une écriture française de bureau, assez propre, et relié avec soin ; et les plans et esquisses sont proprement copiés dans le corps de l'ouvrage. Il s'y trouve un titre, et d'après un passage vers la conclusion des Mémoires, il est évident que l'ouvrage avait été composé dans l'intention de le l'aire imprimer. D'après le rang distingué qu'occupait le Général Burton, et d'après l'intérêt que l'on peut supposer qu'il prenait à l'histoire récente d'une Colonie qu'il avait activement contribué à soumettre à son Souverain, il n'est pas déraisonnable de penser qu'ayant lié connaissance avec l'Auteur des Mémoires, il aura pu en obtenir, dans l'intention de la faire imprimer, la copie d'après laquelle ou a fait la présente publication, et qu'il aura pu l'emporter avec lui en Angleterre.
En examinant ces Mémoires on trouvera que dans quelques passages particuliers ils sont identiques avec des passages qui se trouvent déjà incorporés, souvent dans les mêmes termes, dans cette partie de l'ouvrage de M. Smith qui comprend la période de 1749 à 1760. Il est au pouvoir du Comité préposé à la publication actuelle, de rendre raison de cette similarité, en expliquant que la relation contenue dans cette portion de l'ouvrage de M. Smith, a été prise d'un manuscrit anonyme qui lui fut communiqué par feu l'Honorable Thomas Dunn, qui pendant une longue suite d'années avait occupé un rang élevé dans la société, de même que dans les emplois publics à Québec, et qui étant venu en cette Province peu de temps après la Conquête, avait eu occasion de former des liaisons très-intimes avec les individus les plus marquants dans la société tant Anglaise que Française de cette époque. Le manuscrit ainsi placé entre les mains de M. Smith était accompagné de la copie d'une lettre qui, en apparence, avait été adressée à un ami par l'Auteur du manuscrit, (quoiqu'il ne s'y trouvât aucune signature,) et dans laquelle il exprime ses regrets de ce que les Mémoires qu'il avait composés avaient été communiqués à d'autres, attendu qu'il pourrait en résulter des conséquences qui lui seraient personnellement pénibles; mais dans cette lettre l'Ecrivain persiste fortement à affirmer l'exactitude des faits cités dans les Mémoires et la vérité des portraits et des descriptions qu'il avait tracés tant des acteurs que des événements.
Le Mémoire que possédait M. Smith, fut par lui confié, (avec la lettre de l'Auteur dont on vient de faire mention,) à l'un des Membres du Comité des Documents Historiques sous la direction duquel se fait la publication actuelle, et fut soigneusement collationné et comparé, dans plusieurs de ses passages, avec le manuscrit qui est maintenant publié ; mais avant que la collation en fût terminée, le manuscrit fut redemandé, et M. Smith a depuis fait savoir qu'il avait été perdu. Mais d'après la collation des deux Documents il parait évident, tant par la similarité générale de l'ordre de la narration que par une parfaite identité d'expressions dans plusieurs passages remarquables, et par ce fait que les mêmes plans militaires se trouvaient dans tous les deux, que ces Documents étaient en substance les mêmes et en apparence de la même main, ou puisés à la même source $ et comme le présent manuscrit est plus succint que l'autre, on pourrait supposer qu'il n'en était qu'un simple abrégé, si ce n'était pas dans plusieurs passages, mêmes où les expressions sont semblables, le cours de la narration est de beaucoup changé, et que dans d'autres il est fait mention de circonstances qui ne se trouvent pas dans le manuscrit où M. Smith a puisé.
Il est donc difficile de déterminer quelle relation précise il peut y avoir entre l'un et l'autre de ces manuscrits ; mais leur examen a démontré qu'il fallait que tous les deux eussent été composés, soit par des personnes qui avaient emprunté, non seulement leurs matériaux, mais encore leurs expressions, à une source commune ; ou qu'ils eussent été composés par la même personne à des époques différentes, et que le manuscrit qui s'est trouvé en la possesion de M. Smith était une amplification de l'autre, avec des changements tant dans la méthode que dans le style.
En considérant les opinions qui sont énoncées et la manière dont les faits sont présentés dans l'ouvrage maintenant publié, il n'est pas surprenant que l'Auteur ait eu le désir de celer son nom. On peut même douter si les initiales qui se trouvent sur le titre n'y auraient pas été mises dans l'intention de favoriser ce dessein ; au moins, a l'époque où nous sommes, elles ne fourniraient qu'une faible ressource pour aider à découvrir le nom de l'Auteur; mais cette imperfection peut à peine porter atteinte à l'authenticité de l'ouvrage. Il contient des témoignages suffisants pour faire croire que l'Auteur a dû connaître la plupart des hommes publics dont il parle, et qu'il fut personnellement engagé dans les événements dont il donne la relation : quorum pars magna fuit. D'après les détails circonstanciés où il entre relativement à quelques-unes des opérations militaires,— celles particulièrement qui eurent lieu à Carillon et sur les frontières de l'Acadie—et d'après l'emploi familier qu'il fait des termes militaires, et les peines qu'il s'est données en enrichissant l'ouvrage de plans, il paraîtrait presque certain qu'il était soit un Officier Militaire, ou un Officier de la Marine,—très probablement un Officier Militaire—quoique les réflections qu'il fait sur toutes les dispositions militaires dans les opérations qui eurent lieu avant et après la bataille des Plaines d'Abraham, tandis qu'il s'abstient de semblables réflections quant aux opérations navales à cette époque, aient donné lieu de soupçonner que l'Ecrivain était attaché au service de la Marine Française, et que ce pouvait être le même M. De Vauclain qui se trouve si fréquemment nommé dans les pages suivantes.
Les vives émotions que l'Ecrivain exprime, et les amples détails dans lesquels il s'engage, au sujet des rapports entre les autorités Françaises et les habitants déçus de l'Acadie, et les connaissances qu'il nous détaille de cette race d'hommes, de leurs usages, de leur caractère et de leur pays, portent fortement à croire que l'Auteur avait servi dans l'Acadie ; et les allusions fréquentes qu'il fait dans ces passages et dans d'autres de son ouvrage, non seulement à des correspondances officielles, mais à des conversations et des communications verbales et des faits d'une nature particulière, démontrent tout à la fois qu'il a dû jouer un rôle dans les événements qu'il rapporte, et que ce rôle ne fut pas un rôle obscur, mais était de nature à lui donner accès à des sources d'informations sur lesquelles il pouvait compter avec certitude.
On ne regardera pas sans doute comme un paradoxe d'affirmer que quelques-uns des défauts les plus apparents de l'ouvrage tendent même à en établir l'authenticité, comme venant d'un individu qui a personnellement et largement figuré dans les affaires sur lesquelles il écrit. La sévérité avec laquelle il traite quelques-uns des hommes publics dont il donne les portraits, et le ton de censure qu'il emploie généralement, tout en donnant lieu de soupçonner qu'il a pu être quelquefois influencé par des préventions particulières, et que ses opinions, au moins, doivent être reçues avec quelque réserve, sont autant de preuves qu'il a été un acteur,—peut-être un partisan dans les scènes qu'il décrit avec un si vif intérêt—un intérêt bien différent et bien au delà de ce qu'on pourrait attendre de la part d'un étranger impartial, qui aurait puisé les mêmes faits aux mêmes sources.
En un mot, les défauts qu'on peut reprocher à l'ouvrage sont de ceux qui, par la nature même des Mémoires écrits par des personnes qui se trouvent en scène, y sont inhérents ; mais ils sont rachetés par des avantages qui sont, aussi, particuliers à ce genre d'écrits; et, tout compensé, après avoir fait la part de ces défauts, il restera encore au lecteur un bon fonds de vérités précieuses.
On croit donc que l'ouvrage ainsi présenté au public peut être considéré comme enrichissant l'Histoire du Canada non seulement par l'addition actuelle de faits et de détails restés jusqu'ici inconnus, mais aussi par la peinture animée qu'il fait du cours et de la condition des affaires intérieures de la Province, et du caractère et des motifs de ceux qui figurèrent dans l'administration provinciale pendant les dix années qui précédèrent la conquête.
Il est à peine nécessaire d'ajouter cependant que la Société Littéraire et Historique de Québec ne peut pas être tenue responsable de l'exactitude des faits ni des opinions de l'Ecrivain. Quant à ces dernières on a déjà fait quelques observations générales ; mais l'on peut ajouter qu'il y a bien des circonstances qu'il faut peser avant que de condamner l'Auteur pour la sévérité avec laquelle il s'exprime dans plusieurs occasions relativement à la conduite des affaires de la Colonie ou à l'égard des individus qui y ont pria part. Il parait avoir été un homme de principes et d'intégrité, écrivant dans un repaire d'infamie. Ces expressions ne paraîtront pas trop fortes à ceux qui connaissent les faits relatifs à l'administration coloniale dévoilés dans les procédures qui eurent lieu devant les Tribunaux Français après la Conquête, contre M. Bigot et ses confrères en péculat. D'après ces faits, d'après les traditions locales et d'autres récits historiques, il y a lieu de croire que tout l'édifice social se ressentait de la corruption et de la faiblesse de l'administration, à un degré tel qu'on ne peut s'en faire une juste idée si l'on ne connaît l'état de la Province, de sa société et de son administration que depuis qu'elle est devenue une possession Anglaise.
De même, quant aux faits narrés par l'Auteur, il n'est que juste d'observer que lorsque son récit ne s'accorde pas avec d'autres versions reçues, les différences ne sont pas essentielles ni plus grandes qu'il arrive communément entre des relations historiques écrites par différentes personnes qui ont puisé i des sources d'informations différentes ; et il y a, comme on l'a déjà remarqué, des preuves intrinsèques qui donnent du poids â l'autorité de cet Ecrivain.
Le Comité de la Société Littéraire et Historique sous la direction, duquel cette publication a été faite, a jugé convenable d'ajouter quelques notes sur des passages particuliers qui paraissaient demander des éclaircissements, ou un renvoi à d'autres documents historiques ; et il a cru devoir s'abstenir de faire de plus amples commentaires. Le Comité regrette que la perte du manuscrit qui appartenait à M. Smith l'ait privé de pouvoir suppléer les parages qui formaient le commencement de l'ouvrage actuel, et que le Comité avait l'intention d'incorporer dans cette Introduction. Mais il est en son pouvoir d'assurer qu'il n'a été perdu que quelques phrases préliminaires de peu d'importance, et que le sens du passage incomplet par lequel commence le manuscrit se trouve suppléé dans la note que le Comité a mise en tête.
Il ne reste au Comité qu'à exprimer l'espoir que l'ouvrage sera favorablement reçu comme un gage du désir qu'a la Société Littéraire et Historique de Québec de faire servir les moyens limités qu'elle possède à encourager les recherches historiques et à compléter l'Histoire de la Province, en donnant au public les documents inédits qui lui seraient communiqués, et que cela pourra engager quelques uns des Messieurs que l'on sait être en possession de papiers de famille, ou de manuscrits importants qui répandent de la lumière sur les événements antérieurs dans l'Histoire de la Colonie, à suivre l'exemple louable de la personne à la libéralité de laquelle, en communiquant le Document qu'elle avait en sa possession, la Société doit d'avoir pu faire la présente publication.
N. B.—Dans le corps de l'Ouvrage on a conserva l'orthographe du Manuscrit. Dans un très-petit nombre de passages or. a suppléé, en italiques, des mots qui paraissent avoir été oubliés par l'Auteur ou le Copiste.
MÉMOIRES SUR LES AFFAIRES DU CANADA, DEPUIS 1749 JUSQU'À 1760.
[Cette partie des mémoires a évidemment rapport à M. de la Jonquière. On pense que les mots dans le manuscrit qui précédoient maison, en parlant do M. de la Jonquière, étoient ceux-ci : "qui appartenait à une maison, &c]
______ maison, qui s'étoit également distinguée dans l'épée et dans la robe.
Son premier soin en arrivant en Canada fut de continuer 1749. La guerre par petits partis comme on la faisoit alors, de s'instruire des limites de ce pays, entre les François et les Anglois ; et comme jusqu'alors il n'y avoit eu entre les deux Couronnes rien de défini, il falloit avoir recours à une longue possession, ou à d'anciens titres ; la paix qu'il n'ignoroit pas devoir bientôt se faire, exigeoit de lui ces recherches ; il se fit donc instruire de l'état actuel du Canada, et des endroits où les commerçants avoient coutume d'aller, et du tout il composa des mémoires étendus, auxquels il ajouta ce que ses lumières lui firent entrevoir pour l'intérêt de la France.
L'Acadie ayant été cédée aux Anglois avec le Port Royal par le traité d'Utrecht, les limites n'en furent jamais bien connues. Lors de l'évacuation[1] du Port Royal, M. de Subercase, Gouverneur, commandoit aussi aux habitans de la Péninsule de la Rivière St. Jean, et à ceux établis au fond et le long de la Baie Fondy ou Françoise ; cependant les Commandants Anglois laissèrent paisiblement établir le Fort St. Jean sur la rivière de ce nom; il paroît même qu'ils ne; poussèrent pas leurs prétentions sur les élablissemens le long.
Les postes considérables les plus éloignés étoient alors : Niagara, situé au sud de l'extrémité du Lac Ontario ; le Détroit, situé à deux lieues au-dessus du Lac Erie; ear les Miamis, la Baie des Puants,[2] les Ouyataouans[3] et autres, n'étoient point fortifiés, et n'avoient que des commerçants qui alloient et revenoient tous les ans. Les postes du Nord nous étoient assurés ; l'on savoit parfaitement que les Anglois ne tenloient point dessus; ainsi, il ne s'agissoit que de s'assurer de la Rivière Ohio, et d'une communication avec la Louisiane, telle qu'on l'avoit eue jusqu'alors, et borner les Colonies Angloises de ce côté aux Apalaches. L'on fondoit la possession de ce pays sur la découverte qu'on prétendoit qu'en avoit faite M. de Lasalle, lors de son voyage de Mobile en Canada, et sur un commerce non interrompu, que nos coureurs de bois et nos commerçants a voient fait jusqu'alors, sans que les Anglois s'y fussent opposés, et sans que le Comte de la Galissoniôre ne crût point nos titres suffisans,[4] et qu'il falloit en assurer la possession au Roy de France, par une démarche aussi irrégulière qu'elle étoit inutile et risible, —ce fut d'en envoyer prendre possession au nom de Sa Majesté. Il détacha le Sieur de Celoron, Capitaine, avec trois cents hommes de Troupes et de Canadiens. Les instructions de cet Officier portoient de parcourir tout ce vaste pays, d'aller chez les différentes nations qui l'habitoient, de les engager de le suivre pour être témoins de ce qu'il faisoit, et de ne laisser dorénavant aucun Anglois venir commercer parmi eux ;—de faire mettre en terre des plaques de plomb,[5] gravées aux armés de France, dans différents lieux, pour monument de cette prise de possession, et d'en dresser à chaque fois un procès verbal signé de lui et des Officiers qui l'accompagnoient. Celoron suivit ses instructions ; il alla chez les nations, qui le suivirent pour arracher les plaques, à mesure qu'il en faisoit planter. Cette prise de possession ne plut pas même à quelques-uns, et ils n'en laissèrent pas moins venir les commerçants Anglois trafiquer chez eux, quoique le Sieur de Celoron eût défendu, suivant les instructions de son Général, aux traiteurs Anglois qu'il trouva, d'y revenir, à peine de confiscation de leurs marchandises. Il leur remit même des lettres que M. de la Galissonière écrivit à M. Hamilton, Gouverneur de Pensilvanie, pour l'informer du sujet de sa mission, et des ordres qu'il avoit donnés. Il semble qu'une simple protestation eût été plus que suffisante, puisqu'il y eut des Commissaires nommés de la part des deux Couronnes pour régler les limites respectives.
Telle étoit la position des affaires lorsque le Marquis de la Jonquière arriva en Canada. Il prit possession du Gouvernement Général, le 2 Septembre, 1749. La mémoire récente des grandes actions qu'il avoit faites sur mer, surtout celle qui le fit prendre prisonnier,[6] et par là rendit un service important à la Colonie, [7]le fit regarder de bon œil.
Ses instructions portoient de suivre les plans du Comte de la Galissonière. Cet officier lui laissa beaucoup de mémoires instructifs; cependant il n'en put goûter les projets, surtout à l'égard des limites.
L'impatient la Galissonière vouloit qu'on s'en rendit maître par force. Mr. de la Jonquière en écrivit à la Cour de France, qui lui enjoignit de suivre ses instructions, et c'est ce qui occasionna les démêlés qu'il eut avec M. Cornwallis et autres Gouverneurs Anglois que je ne rapporterai point,— les lettres de part et d'autre ayant été imprimées et rendues publiques dans les deux royaumes. Il sa voit qu'en suivant ses instructions il alloit engager la Colonie dans une Guerre qu'elle n'étoit point en état de soutenir, les Colonies Angloises lui étant extrêmement supérieures ; mais la Cour de France pensait que le seul secours des Sauvages suffiroit pour empêcher les Anglois de tenter une guerre qui ne pourrait que dévaster leurs provinces.
Mr. de la Jonquière envoya donc ordre au Sieur Chevalier de la Corne, qui commandent sur les frontières de l'Acadie, de chercher en deça de la Péninsule un endroit pour s'y fortifier, à portée de recevoir tous les Acadiens qui se réfugieroient de son côté, et les secours qu'on devait lui envoyer.
Il engagea l'Abbé de Laloutre à suivre son projet, et le flatta des mêmes marques de confiance dont l'avait honoré Mr. de la Galissonière. Mr. Le Chevalier de la Corne choisit en premier un lieu nommé Chediac,[8] où il fit bâtir des magasins; mais reconnoissant qu'il était trop éloigné des habitations, et sollicité par l'Abbé de Laloutre, il s'approcha de la Baie Fondy, et se porta entre cette Baie et celle nommée Baie Verte.
De Laloutre, par ses prédications et ses exhortations particulières, avoit engagé les habitans de Beaubassin et autres endroits, d'abandonner leurs terres, sitôt que les Anglois paroîtroient dans la Baie Fondy ; les Gouverneurs François avoient résolu de contenir les Anglois dans la Péninsule de l'Acadie, qu'ils fixoient, en attendant les limites, à une petite rivière qui coule entre les Baies Fondy et Verte, et prend sa source à des marais, à deux lieues de cette dernière ; en sorte qu'ils abandonnoient aux Anglois le village du Beaubassin autrement nommé Messagouche, suivant qu'on le verra par le p'an cy-joint.[9]
Ce Prêtre sollicitoit encore les habitans des Mines, Port Royal, et autres lieux, de venir joindre les François, leur promettant à tous, au nom du Gouverneur François, de les faire établir, et de les nourrir pendant trois ans, même d'indemniser de leur perte ceux qui en auroient faites, les menaçant, s'ils ne prenoient ce parti, de les abandonner, de les priver de leurs Prêtres, et de faire enlever leurs femmes et leurs enfans, et dévaster leurs biens par les sauvages ; il employa surtout son autorité vis-à-vis de ceux qui étoient ses paroissiens, et n'épargna ni prières ni menaces pour forcer ce peuple à céder à son projet.
M. de Cornwallis, Gouverneur de la Nouvelle Ecosse, 1750. n'ignoroit point ces menées et les projets des François ; il chercha à faire échouer ces desseins ; il se plaignit[10] à M. de la Jonquière, et en instruisit sa Cour. Le Général François lui répondit[11] qu'il n'avoit aucune part au movement des Acadiens ; mais que les Officiers qui étoient dans ces cantons, y demeuraient par ces ordres, pour garder ce pays comme appartenant à la France, en attendant la décision des limites ; qu'au reste il ordonnait à ses Officiers d'éviter toute difficulté avec les Anglois, mais cependant de se maintenir dans les posies qu'ils occupoient, jusqu'à ce que les deux Couronnes soient accordées.
Le Sieur de Boishébert ayant été aussi envoyé à la rivière St. Jean, avec un détachement de Canadiens et de Troupes, fit bâtir un fort nommé du même nom, un peu au-dessus de l'ancien fort Latour ; ce détachement et celui de M. de la Corne excitèrent de grandes disputes entre M. Mascareène[12] et de la Gralissonière, qui continuèrent, comme on l'a dit ci-dessus, entre MM. de la Galissonière et Cornwallis.
Ce dernier résolut donc de faire intercepter les Vaisseaux François qui portoient des armes et des vivres aux Acadiens, qu'il regardoit comme des sujets rebelles au Roy son maître ; en effet ces bâtiments étoient chargés non seulement de vivres et munitions, mais encore de présens pour les sauvages, que, bien loin d'apaiser, on soulevoit contre les Anglois. Ce Gouverneur pensait contenir les Acadiens et empocher leur évasion ; il établit une garnison lui-même ; et croyant prévenir les François, il fit marcher un détachement commandé par le Major Lawrence, pour aller s'emparer du fond de la Baie Fondy. M. de la Corne, instruit du projet de M. Cornwallis, s'approcha de la Baie Fondy, sur une éminence nommée Butte à Beauséjour, parce qu'un nommé Beauséjour y demeuroit. Le Major Lawrence fut surpris,[13] en arrivant au fond de la Baie, de voir le pavillon François élevé, et les Troupes en état de lui disputer la descente; il s'arrêta, et demanda à parler au Commandant François, ayant ordre de ne faire aucune hostilité, et dans la conférence demanda ou il pouvoit descendre et poster les troupes du Roy son maître ; on lui montra le Village embrasé de Beaubassin, et on lui fit » connoître que la petite rivière séparoit les deux nations en attendant la décision des limites.
Le Major Lawrence y consentit et fit descendre à terre son détachement, qui marcha vers Beaubassin, où de Laloutre, qui, à l'approche des Anglois, ayant vu que les Acadiens ne paroissoient pas fort pressés d'abandonner leurs biens, avoit lui-même mis le feu à l'Eglise, l'avoit fait mettre aux maisons des habitants par quelques-uns de ceux qu'il avait gagnés ; ainsi par cette action il obligea les pauvres gens à se réfugier auprès de M. de la Corne: les Anglois ne purent voir sans horreur une évacuation pareille, et dès lors ils regardèrent ce Prêtre comme un fanatique.
M. de Cornwallis avoit aussi donné ordre an Sieur Rous[14] d'arrêter tous les vaisseaux qui passeraient dans la Baie Fondy pour aller porter des armes et des provisions à la rivière St. Jean, et protéger l'évasion des Acadiens. Rous exécuta ses ordres, et ayant rencontré[15] un bailment François, sur lequel M. de la Jonquière avoit fait monter un détachement, commandé par le Sieur de Vergor, Capitaine des troupes de la Marine, pou lui donner un air de vaisseau du Roy, il voulut lui livrer combat, mais Vergor prit la fuite, et n'allant pas si bien que Rous, il fut obligé de se rendre, après avoir tiré quelques coups de canon.
Cependant, malgré sa fuite il fut fait Chevalier de St. Louis, comme s'il avoit fait la plus belle action. La faveur de l'Intendant Bigot influa beaucoup pour cette récompense. En représaille, M. de la Jonquière ordonna d'arrêter à Louisbourg les bâtiments marchands qui y commençoient.
Tout n'étoit pas plus tranquille dans le pays d'en haut. La course de M. de Céloron et les défenses réitérées de M. de la Jonquière n'avoient point arrêté les commerçants Anglois. A l'abri des passeports de leurs Gouverneurs, ils continuoient leur traite à la Belle Rivière, ou Ohio, et même venoient jusqu'à Sandoské[16] à trente lieues du Détroit.
1750.—Le Général envoya de ce côté-là des Officiers, tant pour rester avec les Sauvages, que pour éclairer leur conduite; il écrivit fortement au Commandant du Détroit et au père de la Richardie, Jésuite, Missionnaire des Hurons, de tout mettre en usage pour engager les Sauvages à quitter Sandoské pour venir s'établir au Détroit. La Demoiselle, nom du principal Chef de cette bande de Hurons, engagé par les Anglois, s'opposoit le plus fortement aux desseins de M. de la Jonquière, alléguant que sa bande était dans un pays fertile, qui leur fournissoit abondamment ce qui leur étoit nécessaire.
La découverte de la mer de l'Ouest occupoit encore assez la Cour pour sacrifier des présens et faire à cet égard des dépenses. Le Sr. de la Véranderie, Officier, y avoit fait plusieurs voyages ; il avoit poussé assez loin ses découvertes, et avoit fait construire plusieurs forts, dont le plus éloigné se nommoit la Reine, mais sa découverte n'avoit été avantageuse qu'à lui-même et à sa société ; son journal étoit rempli d'absurdités, de contes sauvages, et la plupart composés sur leur ouï-dire. M. de la Galissonière, à qui les grandes entreprises plaisoient, l'avoit retenu auprès de lui, et en avoit fait son Capitaine de Garde ; il l'avoit même fait honorer d'une croix de St. Louis ; il avoit aussi engagé M. de la Jonquière à le renvoyer continuer sa découverte ; mais la mort qui enleva cette Officier, fit déterminer le Général à jeter les yeux sur le Sieur de St. Pierre,[17] Capitaine, Officier recommandable par sa valeur et une certaine intrépidité qui le faisait craindre et aimer des nations ; mais l'intérêt eut plus de part au choix que le vrai mérite de cet Officier.
M. de la Jonquière, en lui confiant cette découverte, entra dans la société pour la fourniture des marchandises destinées à la traite des postes de la mer de l'Ouest. Le S. Bréard, contrôleur de la marine, lut chargé de cette affaire de la part du Général, et y eut un petit intérêt ; ainsi on ne pouvoit mieux faire que de confier ce poste à St. Pierre qui joignoit à la connoissance parfaite du commerce des Sauvages une grande intégrité.
Et comme il n'échappoit rien à M. de la Jonquière de ce qui pouvoit favoriser ses intérêts, il envoya pour le même sujet le S. Marin, Capitaine, décrié par sa cruauté, mais craint des Sauvages, pour observer le cours du Missouri, et voir si à la hauteur des terres on ne trouveroit pas une rivière qui curût à l'Ouest, et dans ce cas de la suivre jusqu'à la mer. On fit avec cet Officier les mêmes conventions qu'avec le S. de St. Pierre ; en sorte que celte société s'empara de presque tout le principal commerce des pays d'en haut.
Le S. de Céloron à qui M. de la Galissonière avoit fait obtenir le commandement du Détroit avec le titre de Major, fut envoyé dans ce poste.
Il est situé, comme je l'ai dit plus haut, au fond du Lac Erié, sur une petite rivière qui se jette à six lieues au dessous dans le Lac ; l'enceinte du fort est assez considérable, et peut contenir cent cinquante à deux cents maisons ; l'église paroissiale est desservie par les Récollets ; les Jésuites ont de l'autre côté de la rivière une mission assez bien bâtie ; il y a deux lieues de terrein le long de la rivière établie par des habitans ; le climat en est très-doux ; les fruits de l'Europe, et les légumes y viennent à merveille. Les bois sont remplis de vignes qui portent en abondance d'excellens raisins; quelques-uns même qui tiennent du muscat ; on y trouve aussi des pêches, des groseilles, et une espèce de fruit qui par sa ressemblance se nomme citron, mais qui n'en a ni la grosseur ni le goût ; les bois sont encore garnis de bêtes fauves, de quantité de dindes sauvages, dont la grosseur l'emporte sur les nôtres, mais qui ne se laissent pas attraper si aisément, étant farouches, et courant avec beaucoup de légèreté : il y a encore beaucoup de cailles et de faisans, en sorte que c'est un pays abondant en tout ce qui est nécessaire à la vie. Il y croît aussi beaucoup d'herbes médecinales, ainsi qu'a rapporté un savant Suédois,[18] qui a parcouru ces pays. M. de la Galissonière avoit conseillé l'établissement de ce poste, mais l'intérêt de ceux qui commandoient en Canada ne l'avoit pas permis; si on eut poussé et même favorisé les établissements tels qu'on auroit dû, on auroit été en état d'en tirer de grandes secours pour l'emrelien des postes de la Belle-Rivière,[19] Le commerce s'y faisoit en pelleteries, dont la valeur fixe tenoit lieu d'argent. La conduite hautaine du S. de Céloron porta les habitans à faire des plaintes contre lui, et celle qu'il tint à ce sujet, avec les Généraux, les obligea d'écrire contre lui et de le relever,—c'est ce qui arriva sous M. Duquesne.
Le Chevalier de La Corne reçut enfin ordre de se fixer un endroit propre à bâtir un fort, et il choisit l'éminence de Beauséjour, qui donnait sur le fond de la Baie Fondy. Le Sieur de Léry, fils de celui qui était Ingénieur à Québec, fut envoyé pour le tracer et le commencer,—ce qu'il fit ; les Anglois de leur côté en bâtirent un à, Beaubassin, qu'ils nommèrent Lawrence, et y laissèrent un Commandant, et une forte garnison. Le Sieur de Vassan, Capitaine, fut commande pour aller relever M. de la Corne: ses instructions portoient d'accélérer le plus qu'il pou voit la construction du fort de Beauséjour,—d'avoir de grands égards pour l'Abbé de Laloutre, et surtout de lui faire part des affaires qui regarderoient les Acadiens,—de traiter ceux-ci avec beaucoup de douceur, et de leur donner des vivres, et de les soulager.—-de recevoir humainement tous ceux qui viendroient se réfugier vers lui,—et dans ce cas de s'aboucher avec l'Abbé de Laloutre. et entrer dans ses vues,—et enfin d'éviter tout sujet de discussion avec les Anglois.
Les Anglois avoient bâti, en 1732, sur la côte méridionale du Lac Ontario, un fort qu'ils nommoient Oswego, et nous Chonaguen ; ce fort étoit abondamment muni de tout ce qui étoit nécessaire au commerce Sauvage ; sa situation même tenoit en bride les cinq nations, et il étoit à portée de celui qui étoit de l'autre côté du Lac ; de sorte qu'il ballançoit les avantages du fort Frontenac,[20] le seul que nous avions sur la Vive Septentrionale.[21] Les Sauvages du Nord venoient y trafiquer, et surtout chercher de l'eau de vie, que les François leur refusoient. M. de la Jonquière fit arrêter les Sauvages du Nord, fit bâtir un fort qu'on nomma Rouillé, nom du Ministre de la Marine, et qu'on appela plus communément Toronto,[22] afin que les Sauvages, y trouvant ce qui leur étoit nécessaire, ne fussent point dans le cas d'aller à Chouaguen, où les Anglois ne cessoient de les attirer, et de leur insinuer de la haine pour les François.
Celle manœuvre étoit réciproque dans les deux nations, qui cherchoient à se faire faire la guerre par les Sauvages ; et c'est en conséquence qu'on entretenoit les Abénakis[23] dans l'idée de ne faire aucune paix avec les Anglois, comme ceux-ci faisoient des Anniers[24] à notre égard.
M. de Vassan, arrivé à l’Acadie, chercha à remplir les vues du Gouvernement.
Cet Officier étoit fier, brave, et hautain ; il avoit de l'esprit et de la capacité et du détail ; il s'acquitta mieux que l’autre Officier n'auroit fait, et avec plus de dignité, de ce qui lui étoit prescrit par ses instructions ; il laissa, ou plutôt abandonna, à l'Abbé de Laloutre le détail de ce qui regardoit les Acadiens. Celui-ci usa en tyran de sa supériorité ; il ne délivra les vivres qu'avec une inégalité marquée, et il réduisit les Acadiens à le supplier, et à regarder comme une faveur émanée particulièrement de lui, les vêtements et les vivres que le Roy lui confloit pour les leur distribuer. Le Vassan eut souvent des altercations très-vives avec lui ; il «ut besoin de tout son esprit et de toute sa supériorité pour lui résister, ou pour accommoder les dissentions et les mécontentements que sa conduite faisait naître parmi les Acadiens ; on le taxa même d'avoir fait assassiner le Sieur How, Anglois,—dont voici l'histoire.
1750-51.— L'Intendant du Canada, ne pouvant envoyer dans les posies de ce pays la grande quantité de vivres qui y étoient nécessaires, en attendant qu'on eût reçu de France ceux qu'il demandoit, et qu'on devait envoyer en droiture à la Baie Verte, écrivit au Commissaire de Louisbourg de traiter avec quelques Anglois pour faire une certaine fourniture de pois et de bled-d'inde, &c. Ce Commissaire s'adressa au Sieur How, Officier, qui convint de fournir le poste de la rivière St. Jean. Il en écrivit au Général et à l'Intendant, afin de faire donner au Sieur How toutes les sûretés qu'il exigea. Dès que de Laloutre en fut informé, on prétend que cela nuisant à ses intérêts, il chercha à s'en défaire, et ayant été chargé de conférer avec cet Officier, il lui fit donner un rendez-vous à la petite rivière qui séparoit les terreins des deux Couronnes. How s'y rendit avec confiance, et seul ;— De Laloutre étoit accompagné de quelques Sauvages travestis, qui, s'étant cachés derrière la digue, tirèrent un coup de fusil, dont cet Officier fut tué sur le champ. De Laloutre désavoua ce coup, qui pensa nous attirer des affaires, et l'attribua aux seuls Sauvages, dont il dit qu'il ignorait les desseins; cet Officier étoit également aimé de sa nation comme des François, et assoit pour un très-honnête homme ; aussi de Laloutre fut-il en exécration aux uns et aux autres.
Cependant les Gouverneurs de Pensilvanie et de Maryland continuoient à donner des passeports à ceux de leur marchands qui vouloient s'aventurer à aller commercer au-delà des Apalaches et le long de l'Ohio. M. de la Jonquière, pressé par les ordres de la Cour d'empêcher, autant qu'il le pouvoit, cette manœuvre, donna des ordres (en 1750,) aux Officiers qu'il envoya dans ces cantons, d'arrêter autant qu'ils le pouvoient, ces commerçants, et d'y faire consentir les Sauvages, en leur faisant des présens, et leur promettant le pillage des marchandises de ceux qu'on arrêteroit. On en arrêta trois, qu'on fit descendre à Montréal, où on les interrogea comme s'ils eussent été des criminels; la procédure fut envoyée au Ministre, et a été rendue publique ; [25]ainsi je n'en parlerai plus.
Je fais cette réflexion seulement, que cette conduite ne tendon uniquement qu'à la guerre ; et puisque nous avions les Commissaires de nommé pour le règlement des limites, il falloit en rapporter à eux, et qu'on devoit prévoir qu'une conduite aussi irrégulière nous attirerait infailliblement la guerre. Le Général fit même ses représentations à la Cour, mais l'esprit de M. de la Galissonière prévaloit sur tout ce qu'on pouvoit dire.
Il paroît cependant qu'on entrevit quelque justesse dans ce qu'écrivit M. de la Jonquière, puisqu'on lui envoya quantité de munitions de guerre qu'il avoit demandées, une augmentation aux compagnies de marine, des recrues suffisamment pour renvoyer les vieux soldats, et qu'on créa une compagnie de Canonniers Bombardiers ; en effet on ne pouvoit douter d'une rupture prochaine; on 8'apercevoit déjà que les conférences[26] entre MM. Silhouette et la Galissonière, pour la France, et MM. Shirley et Mildway, pour l'Angleterre, n'aboutissoient à rien ; on, donnoit de part et d'autre un grand fatras de raisonnemens,—la plupart chimériques et dressés chacun suivant ses prétentions; et déjà il paroissoit des écrits qui annonçaient une rupture prochaine. Dans un Mémoire produit à la Cour de Londres, au sujet des moyens de s'emparer du Canada, l'auteur y disoit : "Louis XIV, le plus ambitieux de tous les Rois, forma le projet de devenir seul maître de l'Europe ; pour y parvenir, il sentit qu'il convenoit de commencer par relever sa marine,—ce qui, en le rendant puissant et pécunieux, le mettrait en état d'exécuter son projet ;" il passoit ensuite à la nécessité qu'avoit sa nation de s'emparer des Colonies Françoises; de ce reproche qu'il faisoit à Louis XIV, on pouvoit légalement en taxer sa nation, puisqu'il ne sembloit pas moins intéressant de garder l'équilibre en Amérique comme en Europe.
Ainsi M. de la Jonquière, persuadé que la paix ne seroit pas longue, continua à entretenir les Sauvages dans la haine contre les Anglois ; il s'appliqua surtout à attirer les cinq nations, autrement les Iroquois. Ce peuple de tout tems s'est distingué par sa bravoure; les François ont eu avec eux de longues et cruelles guerres, et ils ont obligé les habitans à labourer et faire leurs travaux les armes à la main, ainsi qu'on le peut voir dans l'histoire du P. Charlevoix, Jésuite, qui n'est proprement que l'histoire ecclésiastique de ce pays. Cette nation est séparée en cinq branches,[27] nommées les Onontagués,[28] Les Goyoguins,[29] les Stonnontouans,[30] les Anniers, et les non domiciliés. [31]
Les Onontagués habitent sur un Lac[32] à peu de distance de la Rivière de Corlaer,[33] dans un pays fertile, et que les Anglois prétendent leur appartenir. Les Goyoguins et les Stonnontouans sont à peu près dans le même endroit,[34] en s'approchant cependant de Niagara. Les Anniers habitent sur la Rivière Corlaer[35] et à peu de distance d'une maison appartenante à M. Johnson,[36] Officier Anglois, qui, sachant les langues Sauvages, s'est avancé beaucoup durant le cours de cette guerre. Les autres[37] habitent au Sault St. Louis, à trois lieues de Montréal ; quelques-uns au lien nommé la Présentation, et quelques-uns au Lac des deux Montagnes.
Le Général pouvoit bien compter sur la fidélité de ceux qui demeuroient parmi nous, mais il n'en étoit pas de même des autres. Leurs cantons, situés comme on a vu ci-dessus, formoient de part et d'autre des difficultés qu'on ne pouvoient surmonter qu'en les débauchant.
Le S. l'Abbé Piquet, Prêtre du Séminaire de St. Sulpice, étoit dans ce canton, ce qu'étoit l'Abbé de Laloutre à l'Acadie. Il avoit pour le moins autant d'ambition que lui, mais il la faisoit valoir avec plus de bienséance.[38] Il savoit la langue Iroquoise, et ce fut assez pour qu'on le choisît, et le mît à la tôle des négociations qu'on vouloit faire chez les cinq nations, pour les attirer dans noire parti, et les engager à venir demeurer parmi nous Cet Abbé qui ne pouvoit souffrir la gène du Séminaire, fut bien aise de saisir une occasion pareille pour s'en débarrasser, et même se former une communauté à part, à laquelle il commanderoit en despote. Il travailla donc à débaucher les cinq nations, et à former sur la Rivière de Cataraqui ou Frontenac, au-dessus des rapides, un village.
L'endroit qu'il choisit pour son établissement[39] annonçoit son peu de génie, et fit nommer par dérision le fort qui y fut bâti la Folie Piquet ; pour lui, il le nomma la Présentation, dont je joins ici le plan :[40] Dès lors que l'Abbé Piquet eut eu quelques familles, on parla de faire bâtir un fort, sous le prétexte de les protéger ; on y mit un Commandant et un garde-magasin ; on enjoignit au Commandant d'avoir beaucoup d'égard pour l'Abbé Piquet ; on le mit, pour ainsi dire, sous sa tutelle ; et on donna toute permission à ce Prêtre de gérer et administrer les magasins ; en un mot tout fut sous ses ordres ; ce Prêtre ne réussi pas cependant beaucoup, et on sentit bien qu'il auroit beaucoup de peine à déterminer les Iroquois à quitter un pays gras et fertile pour venir s'établir sur un terrain inculte, et mendier leur vie au Prêtre. C'est pourquoi le S. de la Jonquière, aîné, fut dépêché pour aller demeurer parmi eux, et dans le village qu'il jugeroit le plus convenable à ses négociations : on lui donna un brevet de Capitaine sans compagnie, afin de n'être point distrait de sa résidence par son service.
On ne pouvoit choisir pour demeurer avec eux une personne qui leur fût plus agréable. Il entendoit parfaitement leur langue ; depuis long-tems il vivoit avec et comme eux ; quoiqu'il fût marié en Canada, il n'en avoit pas moins épousé des Iroquoises, dont il avoit eu plusieurs enfans ; on sorte qu'il étoit adopté parmi eux, et qu'ils le regardoient comme de leur nation. Il avoit sa cabanne. Ses instructions portoient de seconder l'Abbé Piquet dans son projet, et surtout d'engager les Anniers à quitter totalement le parti des Anglois, et de leur offrir telles commodités et tels avantages qu'ils voudroient, pour leur faire quitter leurs établissemens, et en chercher un parmi nous. Si en effet on eût pu réussir, U n'est point douteux que le reste des cinq nations ne les eut imités. Ils étoient les seuls attachés directement aux Anglois, et qui avoient persévéré jusqu'alors dans la haine de leur nation pour nous. Mais M. Johnson qui n'ignoroit point, les desseins des François, travailloit au contraire à les maintenir dans de la nation.
Les Jésuites, qui partout cherchent leur agrandissement sous le pieux prétexte de l'instruction des peuples, n'avoient pas 'manqué de chercher à s'établir en Canada. Voulant rester les seuls maîtres, ils traversèrent autant qu'ils purent les Récollets dans leur projets de revenir dans ce pays après que les Anglois eurent rendu le Canada.[41] Dans les premiers tems que ces Pères[42] s'établirent dans le pays, ils en détachèrent quelques-uns qui alloient prêcher l'Evangile chez les Sauvages. Ils les suivirent dans leurs courses; ennuyés de cette vie errante, qui cadroit peu avec les desseins qu'ils avoient de se faire des grands biens, ils cherchèrent à fixer leurs néophites, sans s'embarrasser des autres qu'ils alloient abandonner. Ils firent beaucoup valoir à la Cour leur zélé, et firent monter bien haut le nombre des convertis, et, sous le spécieux prétexte de les réunir pour les civiliser,[43] ils demandèrent, en concession, de vastes terreins et des pensions. La Cour, persuadée de la justice de leur demande, leur accorda l'une et l'autre.
C'est ainsi qu'ils ont eu les Seigneuries de Charlesbourg, Jeune et Vieille Lorette, Batiscan, et la Prairie de La Magdeleine et autres, qui sont très-bien établies, et d'un rapport considérable. Ces concessions leur furent données à titre de Seigneurie et ventes (lods et ventes), sur ce qu'ils firent entendre que les Sauvages, par rapport à leur culture de blé-d'inde changeant tous les trois ou quatre ans d'endroit, pouvoient profiler de leurs déserts pour former des établissemens-utiles à la Colonie ; mais comme je l'ai dit, ce n'étoit que des prétextes spécieux ; en effet, les Hurons n'habitèrent qu'un très-petit terrein à Lorette, et ils ont obligé les Sauvages d'abandonner Sillery. Ils ont concédé des terres qui bordent et resserrent les Sauvages, et les ont contraints de prendre d'eux des contrats de concession et de leur payer des rentes, ou d'abandonner leurs terreins défrichés, qu'ils vendoient ensuite, et d'en défricher d'autres pour en faire de même.
Le village du Sault St. Louis est situé sur la rive méridionale du fleuve St. Laurent, à trois lieues au-dessus de Montréal. 11 est habité par les Iroquois. Les Jésuites y ont une mission très-belle et bien entretenue. Le père Tournois, gouvernoit cette mission, et en bon Jésuite mettoit tout à profit pour son intérêt et celui de la communauté. Cette Seigneurie avoit été directement accordée aux Iroquois, mais les Jésuites avoient obtenu subséquemment, et à l'insu des Sauvages, un titre de concession, sous prétexte d'empêcher les Sauvages d'aller à Montréal acheter des marchandises, où on leur donnoit quelquefois de l'eau-de-vie, et de les empêcher de boire de celle liqueur ; et ils avoient fait bâtir une maison où ces Sauvages trouvoient leur nécessaire.
Les Demoiselles Desauniers tenoient ce commerce ; mais au lieu de faire passer leur castor à Montréal, à la compagnie des Indes qui en avoit le commerce exclusif, elles l'envoyoient par ces Sauvages à Orange.[44]
Leur exemple avoit engagé plusieurs autres à faire de même, en sorte qu'il en entrait très-peu dans le magasin de la compagnie. Le Directeur s'étoit adressé plusieurs fois aux généraux pour qu'ils y missent ordre ; même la compagnie pour engager le Général et l'Intendant à protéger son commerce, leur donnoit une certaine somme tous les ans, qui augmentait ou diminuoit suivant la rentrée du Castor dans les magasins. Mais le crédit des Jésuites l'avoit toujours emporté. M. de la Jonquière, à qui les mêmes plaintes furent portées, chercha tout de bon les moyens d’interrompre ce commerce ; il donna des ordres d'arrêter les Sauvages qui portoient du Castor chez les Anglois, envoya des Officiers avec des détachemens dans les endroits où les Sauvages passoient, et fit faire défense aux Demoiselles Desauniers de ne plus à l'avenir continuer ce commerce. Ces Demoiselles, soutenues des Jésuites, se distinguèrent par leur désobéissance. Le Général leur envoya un ordre de quitter le Sault St. Louis, et défendit qu'il n'y eut plus de magasin ; alors les Jésuites firent valoir leur concession et leur privilège, qui leur donnoit droit de traiter avec les Sauvages, et de revendiquer la maison où demeuraient ces Demoiselles, comme leur appartenante. Le père Tournois, choqué des ordres du Général, résolut de l'emporter sur lui, à quelque prix que ce fut. Il assembla les Sauvages, et leur fit une affaire de conscience de ce qui n'en étoit qu'une de police ; il composa une harangue, et la fit apprendre à l'orateur ; ensuite il fit demander au Général une audience au nom du Village. Le jour indiqué, les Sauvages vinrent, et l'orateur harangua fortement en insistant sur les privilèges de sa nation, et sur ceux des Jésuites; il parla avec beaucoup de véhémence de l'action de M. de la Jonquière, et termina son discours par demander que les Demoiselles Desauniers revinssent dans leur mission, et continuassent leur commerce. Le père Tournois avoit eu la hardiesse de se trouver à leur discours ; il s'étoit posté derrière le fauteuil du Général, d'où de tems en tems il leur faisait des signes, et pensant que leur discours alloit en imposer, la joie de la victoire brilloit sur son visage. Mais la. Jonquière, dissimulant le chagrin qu'un pareil discours lui avoit fait, répondit simplement qu'il avoit donné des ordres, et qu'il vouloit qu'ils fussent exécutés ; qu'il puniroit quiconque y désobéiroit, et qu'à l'égard de sa conduite, il n'en devoit rendre compte qu'au Roy son maître; ensuite il se leva et passa dans son cabinet. Cette réponse laconique et ferme altéra le père Tournois, qui sortit brusquement ; alors l'orateur et quelques Chefs demandèrent à parler ail Général, on les fit entrer dans le cabinet ; là ils lui déclarèrent que leur discours n'avoit été prononcé qu'à la sollicitation du père Tournois, qui l'avoit composé, et Ses avoit menacé de les excommunier s'ils rie le soutenoient ; et finirent par l'assurer au nom du Village qu'ils finirent sa volonté.
Les Jésuites jusqu'alors n'avoient semblé agir que par les Sauvages ; la réponse de M. de la Jonquière les détermina à agir eux-mêmes. Ils représentèrent leurs droits : voyant qu'ils n'étoient pas écoutés, ils engagèrent les Sauvages à se cabrer, et sur ce que ceux-ci n'agirent pas comme ils vouloient, ils interdirent l'Eglise. Alors M. de la Jonquière obligea le Père Tournois à quitter la Mission, et malgré les sollicitations des Iroquois, le fit passer en France, avec les Demoiselles Desauniers ; ensuite il fit un voyage au Sault St. Louis pour y rétablir la tranquillité.
Ce fut à cette occasion que l'on découvrit que les Iroquois avoient obtenu un titre antérieur à celui des Jésuites. Ces Sauvages l’avoient conservé soigneusement, et le déposèrent entre les mains du Chef principal ; les Jésuites, pour l'avoir, après bien des sollicitations inutiles, s'avisèrent d'un . Le chef dépositaire étant mort, le Missionnaire envoya chercher sa veuve qui avoit encore le titre, et lui dit, que ce qui son mari lui avoit apparu, et qu'il lui avoit dit que ce qui l’empêchoit d'aller en paradis étoit de ce qu'il ne lui avoient pas remis le titre qu’ils avoient ; et qu'il n'ignoroit plus que Dieu, pour récompense de leurs travaux, leur avoit donné cette terre ; et que c'étoit injustement que sa nation vouloit la posséder ; mais que comme sa femme étoit encore maîtresse de ce titre, il la prioit pour le salut de son âme de le remettre aux Jésuites, et que sans cela, il ne pouvoit être sauvé. Cette bonne femme ne fut pas la dupe du Jésuite— il n’eut rien ;—-l'affaire fut rendue publique, et donna matière à rire.
Ce n'est pas là la seule dispute que le Général eut avec ces bons Pères ; le Père de Jaunay étoit à Michilimakinac ; il prétendoit être Seigneur, et donna des concessions; le Commandant de l'endroit s'y opposa en vain ; il fallut encore que M. de la Jonquière défendit au Père de concéder, et qu'il annullât ce qu'il avoit fait. Ceux du Détroit firent aussi quelques tentatives pour s'emparer d'une Isle, mais on y mit bon ordre.
Le Général sentit bientôt le contrecoup de la Société[45] • on écrivit contre lui au Ministre, et on l'accusa de s'être emparé du commerce du pays d'en haut, et de faire tyranniser les Négociants par son premier Secrétaire. Ces plaintes avoient un air de vérité ; il s'étoit intéressé dans le commerce des postes: il le pouvoit—la Cour ayant accordé ce droit aux Gouverneurs. Les plaintes des Négociants et de quelques Officiers au sujet de son Secrétaire étoient plus justes ; celui-ci s'étoit emparé du commerce exclusive de l'eau-de-vie pour les Sauvages. Il avoit deux ou trois sergens des troupes à sa dévotion, qui alloient visiter les meilleures maisons de Montréal, et y faisoient mille impertinences. L'argent des congés ne se délivroit plus qu'en vin ou marchandises qu'on obligeoit de prendre.[46] La quantité d'eau-de-vie pour porter dans les postes étoit fixée, et pour en avoir davantage il falloit obtenir cette permission du Secrétaire qui ne la donnoit jamais gratis. Les meilleurs postes étoient pour ceux qui entroient en société avec le Secrétaire ou avec le Général. Tant de plaintes lui attirèrent des reproches de la Cour : dans sa réponse qu'il fit au Ministre, il sembla assez mépriser les sujets de plaintes pour n'en pas parler. Il exposa seulement ses services et en fit un pompeux détail. Il sembla insinuer que l'état lui étoit encore redevable, malgré l'élévation et les richesses qu'il avoit, et termina sa lettre par demander son rappel ; mais intérieurement accablé de chagrin, ses blessures se rouvrirent; il descendit à Québec; les Chirurgiens employèrent tout leur art pour lui, prolonger la vie; enfin il mourut le 17 Mai, 1752, a six heures et demie du soir, âgé de soixante-et-sept ans ; il fut enterré avec beaucoup de pompe dans l'église des Récollets, à côté de MM. de Frontenac et de Vaudreuil, ses prédécesseurs.
Jacques Pierre de Taffanell, Marquis de la Jonquière, étoit né en 1686, à la Jonquière, petite terre dans l'Evêché d'Alby en Languedoc, d'une maison originaire de Catalogne, peu accommodée des biens de la fortune. Il avoit un de ses oncles Inspecteur de la marine, qui le fit entrer au service en 1698. Il se trouva à la fameuse bataille de Lépanle, donnée contre les Turcs.[47] Il fut des expéditions faites en faveur de Philippe Cinq, Roy d'Espagne ; et, détaché sous le fameux Fourbin,[48] il mérita par sa valeur le choix de cet Officier pour commander un petit bâtiment armé en guerre. Il servit aussi en qualité d'Aide Major dans l'Armée destinée[49] pour réduire les Protestants des Cévennes ; il se trouva au siège de Toulon, lorsque celte ville fut assiégée[50] par l'Armée des Alliés, commandée par M. le Duc de Savoye ; lut pris en 1666[51] par Milord Morgan ; fut de l'expédition du fameux Duguay Trouin à Rio Janeiro, en 1711; au retour de sa campagne du Chili il fut fait Chevalier de St. Louis, et Capitaine d'une compagnie franche en 1731. Il fut fait Capitaine de Vaisseau en 1736 ; servit sous le Marquis d'Autin ; fut fait Inspecteur de Marine en 1741 ; et étoit Capitaine de Pavillon de M. de Court, Vice Amiral, lorsqu'il livra combat[52] à l'Amiral Matthews; fut de l'expédition[53] de M. le Duc d'Anville ; envoyé Gouverneur Général en Canada, et venant en 1747 pour en prendre possession, fut pris prisonnier par les Anglois ; et enfin rendu, il retourna prendre possession de son gouvernement, où il est mort.
De son mariage avec Mlle, de la Vallette, il n'a laissé qu'une fille, mariée au Baron de Noe, d'une maison illustre en Guyenne.
M. de la Jonquière étoit grand, bien fait, et avoit un air imposant ; il étoit brave à l'excès, mais il n'avoit point eut d'éducation ; il ternit ses grandes actions par son avarice, qui donna' souvent lieu de dire que la crainte de perdre son argent 01 ses marchandises donnoit lieu à son intrépidité. Il gagna des pommes immenses dans ses voyages, et il pouvoit en Canada mépriser le commerce ; c'est ce qu'il ne fit pas; et c'est aussi ce qui empoisonna ses dernières années. Quoiqu'il eût plusieurs millions en caisse, il se refusa, pour ainsi dire, jusqu'à la mort, son nécessaire. Il lit son testament et ne légua rien ou très-peu de chose ; enfin il mourut, point regretté, pas même de ses proches,—accablé de chagrin et d'infirmités.
Ce fut pendant son gouvernement que la racine de Gin-seng[54] monta à un si haut prix, et tomba tout de suite; avant de parler de cette révolution il convient de savoir ce que c'est que cette racine et ses propriétés.
Le Gin-seng, dont les Chinois ont les premiers fait usage, croît dans la Province de Pékin, sur les Montagnes Yong Pinyon, entre le 39 et 41 degré de latitude Boréale, et le 10 et 20 degré de longitude Orientale.[55] Ces degrés et la ressemblance du Pays avec cette Province de la Chine, ont fait faire cette découverte à un savant Jésuite.[56] Cette plante, que les Chinois nomment Ortrota,[57] qui veut dire bienfaisante, animante et autres termes équivalens, croît alentour de Québec, aux environs de Montréal, et, surtout, du Lac Champlain, sur le penchant des Montagnes, dans d'épaisses forêts de bois franc, sur le bord des rivières, autour des rochers, au pied des arbres, au milieu de toutes sortes d'herbes ; elle semble fuir les endroits trop découverts, la chaleur et le soleil.
Le racine, en dedans, est très-blanche, en dehors jaune, un peu raboteuse, et ne ressemble pas mal à la carotte, mais bien mois grosse—longue et allongée ; elle pousse-ordinairement quatre branches, qui s'écartent l'une de l'autre sans sortir du même plan ; le dessous de la branche est d'un verd tempéré de blanc, et le dessus d'un rouge foncé ; chaque branche à cinq feuilles, d'un verd obscur en dessus, et d'un verd blanchâtre en dessous ; du centre des branches s'élève une seconde tige, qui, à son extrémité, porte un bouquet de fruits ronds et d'un beau rouge, composé de plusieurs fruits ; les noyaux, qui sont au nombre de deux, sont mal polis et ressemblent à la lentille ordinaire, à l'exception qu'ils sont également épais ; on prétend qu'elle a une petite fleur blanche presqu'imperceptible ; tel examen que j'aie fait, je n'en ai point vue, parce que les racines que j'ai observées étoient de celles qui n'avoient point de fleurs ni de fruits ; aussi sont-elles pins petites et p'us basses que les autres, et les racines bien moins grosses.
Le tems pour cueillir cette racine est en Août et Septembre ; on la fait sécher à l'ombre ; on lui attribue les propriétés de dissoudre le flegme, de guérir la faiblesse du poumon et la pleurisie, d'arrêter les vomissemens, de fortifier l'orifice de l'estomac, d'ouvrir l'appétit, de dissiper les vapeurs, de produire de la limphe dans le sang, et de le subtiliser; et enfin d'être un spécifique pour les épuisemens causés par les travaux excessifs du corps et de l'esprit.
La façon de s'en servir est, ou de la mâcher, ou de la faire infuser, en forme de thé, dans de l'eau chaude, et de boire l'eau corrigée par le sucre ; la feuille en est encore bonne de cette façon, et peut servir deux ou trois fois de suite ; on doit bien se garder de s'en servir journellement, caries offets sont prompts et l'usage journalier la rendroit pernicieuse.
En 1751, des négocians ayant su la vogue qu'avoit eue le Gin-seng en France, joint au grand transport qu'on en faisoit à la Chine, s'accommodèrent avec des habitans pour qu'ils leur en fournissent une certaine quantité ; certains individus même équipèrent des canots et allèrent en traite au Gin-seng chez les Sauvages et autres qui en ramassoient; ceux-ci s'apercevant de la faveur que prenoit cette racine, et qu'on ne prenoit pas même garde à la qualité, ou si elle étoit bien conditionnée ou non, la firent sécher précipitamment au four, et la vendirent ainsi jusqu'à vingt francs la livre. Les Négocians la prirent à tel prix qu'on leur fit, charmé de se procurer un débouché de leur marchandise et l'acquit de leurs dettes, avec même un revenant bon, rendu en France. La fureur pour cette racine, en 1752, la fit monter jusqu'à vingt-quatre francs la livre ; et ils firent leur marché et la prirent sans aucunes précautions ; en sorte qu'aux nouvelles ils ont appris que ceux qui avoient envoyé de cette racine séchée précipitamment, l'avoient perdue, parce qu'elle étoit devenue ridée et coriace, et avoit perdu ses vertus ; que même la plupart étoit pourrie ; et que celle qui s'étoit trouvée bonne n'avoit été vendue que depuis huit jusqu'à douze francs la livre ; qu'il avoit été défendu à qui que ce fût de se charger de cette racine pour les Indes, sous de très-grosses peines, et qu'enfin la Compagnie des Indes avoit obtenu ce commerce exclusif; qu'elle feroit établir un bureau de recette en Canada, où ceux qui en porteroient seroient payés en lettres d'échange comme pour le Castor; ce qui arriva : ainsi les négocians, par leur avidité, perdirent cette branche de commerce qui leur facilitoit de grands retours, et perdirent des sommes considérables sur ce qu'ils avoient envoyé en France.[58]
Charles Lemoyne, Baron de Longueuil, Gouverneur de Montréal, prit, en qualité du plus ancient, le commandement général du Canada, en attendant que la Cour eût pourvu à la place de M. de la Jonquière.
Ce Gouverneur étoit d'une maison anoblie en Canada, fort chéri de cinq nations, et dont les ancêtres s'étoient distingués par leur valeur. Il ne changea rien de ce qu'avoit fait M. de la Jonquière, et de concert avec l'Intendant, ils dépêchèrent une goélette en France pour informer la Cour de la mort du Général.
Le Marquis Duquesne, Capitaine de vaisseau, de la maison du fameux Duquesne, qui fit trembler les Algériens, avoit été nommé pour remplacer M. de la Jonquière ; toute la Colonie pensoit que ce seroit le S. de Vaudreuil de Cavagnal, lors élu Gouverneur du Mississippi, parce qu'il avoit fait soliciter cette place, et que M. de la Jonquière l'a voit même proposé à la Cour pour le remplacer, et le S. de Rigaud pour aller le relever. Ce Général arriva en Canada au mois de Juillet, et fut reçu avec les cérémonies ordinaires. Son abord fier ne lui captiva pas le cœur des troupes et des Canadiens, mais il étoit instruit du génie de ceux à qui il avoit à faire, et il lui convenoit de paroître tel.
Il commença son gouvernement par une revue générale des Troupes et des Milices, et donna des ordres pour la discipline des uns et des autres, et contraignit tout le monde à servir; il mit les Milices sur un pied respectable, forma d'eux une compagnie de canonniers, les fit exercer, et forma des Bourgeois des villes de Québec et de Montréal, deux compagnies, auxquelles il donna un uniforme, et mit à leur tête la noblesse, qui ne servoit point ; enfin, il fit apercevoir qu'il étoit fait pour commander.
Il entretint avec l'Abbé de Laloutre la même correspondance que ses prédécesseurs, et donna de nouvelles instructions au S. de Vassan, sur la conduite qu'il devoit tenir vis-à vis des Anglois; mais surtout il lui recommanda d'observer leurs mouvemens, et de l'informer des forces qu'ils avoient, et de lui en envoyer l'état. Il lui commanda aussi de gagner les Missionnaires établis parmi les Acadiens, afin de tirer d'eux les connoissances qu'ils pouvoient avoir des desseins des Anglois. Il envoya à Beauséjour le S. de Jacan de Piedmont, Officier d'Artillerie de mérite, afin qu'il fît fortifier cette place ; et comme la proximité des forts de Beauséjour et de Laurence étoit un prétexte aux Troupes des deux Couronnes de déserter, et que les conférences continuoient, il fit un cartel le 5 Octobre, 1752, avec M. le Général Peregrine Thomas Hopson, Gouverneur de la Nouvelle Ecosse, par lequel les deux Généraux s'oblîgeoient réciproquement de se rendre les déserteurs de part et d'autre, qui néanmoins avoient la vie sauve.
1753.—Ce Général avoit de la Cour des ordres précis pour s'opposer à ce quo les Anglois commençassent et s'établissent au-delà des Apalaches ; et il lui avoit été recommandé de s'y opposer. En conséquence il envoya différents détachemens sur la Belle-Rivière, et des Officiers chez toutes les nations Sauvages nos alliés ; il leur envoya des colliers pour les engager dans nos intérêts, et à s'unir avec eux en cas de guerre ; enfin il prit toutes les précautions possibles pour assurer cette partie.
Les Sauvages prévoyoient bien que cette conduite de part et d'autre alloit nous engager, et eux aussi, dans une guerre qui pourroit leur être funeste ; et qu'ils ne manqueraient pas d'être asservis par le vainqueur; c'est pourquoi ils ne cessoient de solliciter les uns et les autres à laisser ce pays neutre jusqu'à la décision des limites entre les deux Couronnes, et de ne bâtir aucun fort; mais chacun avoit un prétexte plausible, qui étoit le dépôt de leurs vivres, et la sûreté de leurs commerçans.
Les Acadiens s'impatientoient de la longueur des conférences ; en vain leur promettoit-on à chaque année, la décision des limites, et par conséquent l'amélioration de leur sort; la douceur avec laquelle les traitoit le Commandant François, étoit empoisonnée par la hauteur et la dureté de l'Abbé de Laloutre ; ce prêtre n'avoit pu résister au désir ambitieux qu'il avoit de recevoir lui-même sur sa conduite, les applaudissemens qu'il pensoit mériter de la Cour ; il passa en Fiance sous divers prétextes, et obtint, pour construire un Aboiteau,[59] une somme de cinquante mille livres, avec des lettres en sa faveur; il étoit revenu plus vain que jamais, et pour comble de gloire, l'Evêque de Québec l'avoit nommé son Grand-Vicaire, dans cette partie ; alors il ne se contint plus; il parla et voulut agir en maître; il s'éleva souvent contre M. de Vassan, qui eut besoin d'être retenu par les ordres du Général, et de toute sa politique, pour ne pas rompre ouvertement avec lui, et le contenir.
Le Commandant traita les Anglois qui avoit bâti à Beaubassin avec civilité, et agit avec beaucoup de prudence et de ménagement dans les occasions; mais il n'en fut pas moins informé de leurs forces et de tout ce qu'ils faisoient ; il chercha à gagner les Missionnaires qui étoient parmi les Acadiens ; quelques-uns se laissèrent persuader, d'autres ne voulurent point du tout se mêler de ces affaires, quoique le Grand-Vicaire eut promit de les relever du serment qu'ils avoient fait aux Anglois, et sur la foi duquel on leur avoit accordé la liberté de leur ministère parmi un peuple incertain : c'est ainsi que l'Abbé de Laloutre se jouoit de la religion, et de ce qu'il y avoit de plus sacré. Le S. des Enclaves, Curé du Port Royal, promit de donner des avis, en phrases dont on étoit convenu ; mais le S. Chèvreville, qui étoit aux Mines, refusa constamment de se mêler d'aucunes affaires: cependant pour ne pas s'attirer un mauvais parti, il n'approuva ni n'empêcha ceux de ces paroissiens, qui ce retirèrent sous le pavillon François ; ainsi M. de Vassan fut à portée de savoir ce qui se passoit ; et il envoya à M. Duquesne un état circonstancié des forces Angloises dans cette partie, montant à 1425 hommes de troupes réglées, 145 bombardiers, et une compagnie de découvreurs de 60 hommes : le tout, réparti à Halifax, Port Royal,[60] aux Mines,[61] à Pichequit,[62] au fort de Sackville,[63] à Plaisance,[64] en Terre Neuve, et au Fort George,[65] vers la Rivière St. Jean, non compris la garnison du Fort Lawrence qui étoit de 150 hommes.
Cependant les Acadiens abondoient de tous côtés, débauchés par l'Abbé de Laloutre ; on leur donnoit des endroits pour se bâtir, en attendant la décision des limites ; on leur faisoit accroire qu'ils retourneroient sur leurs biens, et que les Anglois seroient resserrés dans le territoire de Port Royal ; mais à la Cour on parloit autrement ; l'on disoit que c'étoit un peuple qu'on alloit faire établir sur nos limites ; que devenus irréconciliables avec les Anglois, on n'avoit rien à craindre de leur part.
Les Anglois au contraire leur insinuoient qu'ils seroient la dupe de la démarche qu'ils faisoient ; et qu'il n'eût tenu qu'à eux d'attendre paisiblement et sur leurs biens quelle serait cette décision ; que leur fuite étoit prématurée, et tout à fait contraire à leurs intérêts ; et qu'un jour ils voudroient rentrer sur leurs biens, mais qu'il ne serait plus temps. Ces discours de part et d'autre rendoient les Acadiens incertains sur ce qu'ils avoient à faire, et indéterminés s'ils retourneroient sur leurs terres qu'ils avoient abandonnées, ou s'établiraient sous la protection du pavillon François. La religion leur faisoit balancer pour ce dernier parti, encouragés par les exhortations de Laloutre, qui craignant que l'amour de leurs biens ne l'emportât à la fin, les fit disperser à l'Isle.[66] et à la rivière St. Jean. Ils refusèrent d'y aller, mais enfin il les y contraignit, par la menace qu'il leur fit de faire dévaster leurs biens par les Sauvages, et enlever leurs femmes et leurs enfans, même de les faire massacrer à leurs yeux; il garda néanmoins à l'entour de lui les plus doux et les plus soumis à ses volontés: c'est alors qu'il commença à se jouer de leur malheur pour les commander impérieusement, et que commencèrent leurs murmures ; ils sentirent tout le poids de leur malheur, et qu'ils ne pouvoient plus se dédire.
L'Acadie est un des meilleurs pays de l'Amérique. Il abonde en tout ce qui est nécessaire à la vie ; il est bien boisé, entrecoupé de Lacs, de Montagnes et de Rivières. Les terres y sont bonnes et fertiles, et produisent abondamment des grains de toute espèce ; les fruits et les légumes d'Europe y croissent parfaitement bien, et ont un goût exquis ; les rivières y sont poissonneuses ; la mer qui l'environne abonde en baleine et morue ; le gibier de toute espèce y est commun ; les habitans avoient beaucoup plus de terre qu'il ne leur en falloit ; ils cultivoient ce qu'ils nommoient terres[67] qui étoient des terreins sur lesquels la mer, par
son reflux, autrefois faisoit répandre les rivières par leurs gonflement. Ils y avoient apposé des digues et des aboiteaux[68] qu'ils entretenoient fort soigneusement; le climat y est doux et l'air serein; l'abondance de tous les comestibles, le peu de commerce qu'ils avoient avec les autres Pays les avoit concentrés dans eux-mêmes, et leur avoit fait contracter une espèce de nonchalance dont tout leur malheur ne les a pu tirer. Ils étoient doux, humains, et de bonne foi, et attachés à leur religion jusqu'à la superstition, dont leurs Missionnaires n'avoient pas soins de les tirer. Gomme ils ne pouvoient se résoudre à travailler, ils résolurent de tenter si les Gouverneurs Anglois voudraient bien les recevoir, et leur rendre leurs terres en cas qu'ils se déterminassent à abandonner les forts François. De Laloutre et M, de Vassan furent instruits de cette délibération. Le premier ne put retenir sa fougue ; il monta en chaire; il parla avec moins de religion que de feu et de passion ; il menaça des foudres de l'Eglise, et maltraita publiquement quelques-uns de ceux qu'il sut avoir ouvert les premiers leurs avis. De Vassan fut plus sage; il se contenta de leur remontrer modérément ce que le Roy faisoit journellement en leur faveur,—leur fit espérer au plutôt un sort plus heureux, et s'il sévit contre quelqu'un, ce fut avec ménagement et pour les faire rentrer dans eux-mêmes.
(1753.)—Cependant le Canada commençoit déjà à se sentir de cet état malheureux dans lequel il est depuis tombé. Le commerce diminuoit, le comestible devenoit rare par l'enlèvement que faisoient pour la fourniture des postes des pays d'en haut chacun de ceux qui étoient employés—Officier comme Commis—cherchoit à s'enrichir et prompternent. Péan étoit depuis long-temps entré en faveur ; j'aurai lieu d'en parler dans la suite de ces mémoires. Il fut envoyé avec un détachement[69] du côté de la Belle-Rivière pour secourir, s'il le falloit, le S. de Contrecœur, Capitaine, qui commandoit vers la Belle-Rivière.[70]
M. Duquesne avoit été averti que le Gouverneur de Pensilvanie faisoit faire quelque mouvement de ce côté-là, et que même en Angleterre on étoit déterminé à la guerre plutôt que d'abandonner ce pays ; que les Anglois tond oient leurs prétentions tant sur des achats qu'ils avoient faits des Sauvages, que par droit de conquête ; qu'ils suivoient les remarques de Botton,[71] un de leurs Géographes, qui avançoit qu'après le traité d'Utrecht, conclu le 11 Avril, 1713, lés limites de ce vaste continent avoient été tirées ; et que les Commissaires avoient tiré une ligne courbe depuis l'Océan Atlantique jusqu'à l'altitude du 49e degré. C'est ce qui l'engagea d'envoyer chez les Sauvages, de ce côté, des Officiers expérimentés, pour leur faire part des prétentions des Anglois, et les déterminer à nous seconder en cas que nous fussions attaqués. Les instructions de M. de Contrecœur port oient, entre autres choses, d'agir avec beaucoup de politesse vis-à-vis des Anglois ; et de s'opposer aux établissements qu'ils voudroient faire en deçà de Apalaches et le long de la Belle-Rivière, ou Ohio ; et il avoit en même temps ordre de faire construire un petit fort à l'endroit le plus convenable pour la sûreté de ses magasins, et de contenir sa garnison.
Péan eut ordre aussi de visiter ce pays. Contrecœur satisfit à ses instructions ; il fit bâtir un fort à l'endroit où la rivière nommée la Malengueulée (Monongahéla) se jette dans l'Ohio;—il le nomma Duquesne. Cependant M. Washington, Lieutenant Colonel du régiment de Virginie, partit à la tête d'un détachement[72] pour venir à un fort que sa nation avoit bâti, et nommé le fort de Nécessité, à quelques lieues de celui de Duquesne.[73] Le S. de Villiers Jumonville, Officier, avoit été envoyé par M. de Contrecœur, pour parcourir ce pays et sommer les Anglois qu'il rencontreroit de se retirer, et de ne plus revenir. Il étoit porteur d'une lettre qui contenoit en termes fort polis cette sommation ; [74]il rencontra le S. Washington ;[75] il voulut lui lire sa lettre; à peine eut-il commencé, qu'on tira sur lui une grêle de coups de fusil, qui le fit tomber mort avec plusieurs des siens. Quelques-uns se sauvèrent et vinrent au fort Duquesne apprendre celle nouvelle. Comme cette action a été rendue publique et imprimée en Europe, je me dispense d'en rapporter ici les circonstances.[76]
A cette nouvelle la consternation se mit parmi la garnison et les Sauvages. M,, de Contrecœur fit assembler ces derniers, et profita de l'indignation qu'ils paroissoient avoir de cette action pour les engager à rester fidèles à la France et à entrer dans ses intérêts. Ils étoient cependant indécis;— plusieurs d'entre eux étoient gagnés par les Anglois ; celui qu'ils nommoient Demi-Roi avoit beaucoup de pouvoir sur sa nation, et étoit craint de quelques autres, et on craignit qu'il n'eût des intelligences avec quelques-uns de ceux qui étoient au fort ; et on sembloit d'autant mieux être fondé, qu'il paroissoit que les Sauvages avoient peine à se déterminer. Le S. de Contrecœur, ne devant plus craindre d'user des représailles, se détermina, par un coup d'état, à donner de la gloire aux armes du Roy, et à gagner par là les Sauvages. Il assembla donc les Officiers et leur proposa le siège du Fort de la Nécessité ; la proposition parut faire plaisir, et le commandement de cette expédition fut confié à M. de Villiers, frère de M. de Jumonville :[77] on lui donna des troupes et des Sauvages, et il se rendit, en passant par l'endroit où son frère avoit été massacré, devant le Fort de la Nécessité, qui fut attaqué, et se rendit par capitulation ;[78] on donna de part et d'autre des otages pour l'exécution des articles. Les S. Stobo et Vanbraam, Capitaines de Milice, furent ceux que les Anglois donnèrent, et le S. La Force, un de ceux de la part des François.
Ce fut là le commencement d'une guerre qui a été funeste aux deux parties, et surtout au Canada, qui s'est vu réduit à l'extrémité, et dans la dernière misère, dont il n'a été tiré que par la conquête qu'en ont faite les Anglois.
Le Marquis Duquesne fit aussi bâtir les forts Machault et de la Presqu'Isle, pour servir d'entrepôts au Fort Duquesne.
L'Acadie n'étoit plus gouvernée par le S. de Vassan ; il avoit été rappellé, et le S. de la Martinière, Capitaine, avoit été envoyé à sa place : l'Intendant avoit aussi relevé le S. Allmain, qui y faisoit les fonctions de Commissaire ; et cette place avoit été confiée à La Martinière. Cet Officier étoit, effectivement plus propre à ce dernier emploi qu'à celui de Commandant; il étoit seulement financier; aussi, aimant la tranquillité et étant dévot, il chercha à éviter tout sujet de discussion avec les Anglois, et du reste, à compter et calculer les profils journaliers qu'il faisoit ; ainsi les Acadiens réfugiés eurent tout le loisir de s'assembler et écouter, et de faire des propositions aux Anglois ; plusieurs d'entre eux présentèrent une requête au Général Hopson, par laquelle ils lui demandoient les conditions auxquelles ils pouvoient retourner sur leurs terres à Chignecto ; M. Hopson écrivit une réponse au S. Scott, alors Commandant au Fort Lawrence :— "qu'il leur permettra de retourner et de jouir tranquillement de leurs biens,—qu'ils auront comme auparavant l'exercice libre de leur religion, et jouiront de tous les privilèges à eux accordé par le traité d'Utrecht, en faisant ce serment : ‘Je promets et jure sincèrement que je serai fidèle et que je porterai une loyauté parfaite vers Sa Majesté le Roi George Second ; ainsi que Dieu me soit en aide.' "
Le Commandant et l'Abbé de Laloutre firent en sorte quo ce dessein des Acadiens échouât ; enfin les Acadiens, à qui on en fit des reproches, répondirent, que quand on les avoit forcés d'abandonner leurs terres, on les avoit non seulement assurés d'une paix profonde, mais que les limites seroient bientôt tirées,—qu'on leur donneroit des terres et les moyens de les faire,—et qu'on les indemniseroit de leurs pertes, que bien loin que ces promesses s'effectuassent, on leurs donnoit à peine la nourriture,—qu'on vouloit les transplanter, et les forcer d'abandonner leurs familles,—qu'ils sentoient par la misère qu'ils avoient celle qui leur étoit préparée, s'ils étoient assez simples que d'abandonner leurs pays ; et que ces motifs les avoient obligés de recourir à M. Hopson. Ces raisons justes étoient mauvaises vis-à-vis de l'Abbé de Laloutre, qui vouloit à toute force réussir dans son projet ; il avoit fait entendre à la Cour et au Gouverneur qu'il y avoit des terres plus que suffisamment pour donner aux Acadiens réfugiés ; cependant, on en avoit, comme j'ai dit, envoyé à la rivière St. Jean et à l'Isle de ce nom. Un grand nombre s'étoit établi parmi les anciens habitafis, et les génoient, au point qu'ils commençoient déjà à en murmurer; et le Général s'apercevoit bien que l'Abbé de Laloutre avoit plus promis qu'il ne pouvoit tenir, et qu'il étoit un fourbe ; cependant la politique et la situation des affaires l'obligeoient encore à ménager ce Prêtre, par rapport aux Acadiens.
Les magasins de ce fort avoient été abondamment pourvus ; On y envoyoit tous les restes des magasins des personnes que l'on vouloit favoriser; l'intendant faisoit prendre les marchandises à deux cents pr. cent ; on les mettoit dans les magasins du Roy, d'où on les transportoit à Beauséjour, où on les vendoit à un prix beaucoup au-dessous, sous prétexte de soulager les Acadiens qui ne les voyoient presque pas, parce que le Commandant et les personnes en faveur les achetoient au prix et en argent d'Acadie qui avoit les deux septièmes de valeur moins que celui du Canada, et profitoient des vaisseaux pour les faire revenir à Québec, ou les transporter à Louisbourg, et gagnoient dans un de ces endroits trois et quatre pour cent, le Roy supportant seul la perte entière,—et payant encore les frais du transport. Il en étoit à peu près de même du comestible ; souvent il arrivoit avarié, tant parce que les Commissaires n'y prenoient pas garde, étant eux-mêmes intéressés dans la fourniture, que par le peu de soin qu'on en avoit lorsqu'on l'embarquoit où il étoit dans les postes ; d'ailleurs, il passoit par tant de mains qu'il étoit de l'intérêt du Commandant et des Commis de le faire paroître tel.
Enfin M. de la Martinière fut relevé, n'y ayant pas encore fini son année ; il revint à son aise, et sa place fut donnée au S. Du Chambon de Vergor, Capitaine de Marine,—le même que M. Rous prit dans un goêlette :[79] l'Intendant le fit aussi Commissaire. Il sembloit que le S. de la Martinière n'avoit été ainsi employé que pour préparer la place à M. de Vergor; et, afin qu'on ne murmurât point, on lui confia un détail que son prédécesseur avoit eu.
M. François Bigot étoit alors Intendant du Canada ; il étoit d'une famille de Guyenne, illustre dans la robe ; il avoit beaucoup d'esprit et de pénétration ; généreux, bienfaisant, et capable de remplir une place plus éminente que celle qu'il avoit ; lorsqu'il avoit une fois accordé sa confiance et sa protection, il ne les retiroit pas aisément ; plein de bonne foi et de probité, il se laissoit aisément prévenir et gagner ; sa façon de vivre étoit unie, et pleine d'égards pour les personnes qui le visitoient, ou lui faisoient leur cour ; il étoit magnifique dans sa table, et soulageoit le malheureux avec une générosité qui tenoit de la munificence ; il aimoit les plaisirs, mais ils ne lui déroboient rien de ce qu'il devoit à ses occupations; il étoit jaloux à l'extrême de son autorité,—soutenoit trop ceux qui avoient sa confiance, qui malheureusement n'étoient pas assez honnêtes gens et de mérite. Il n'écouta qu'eux, et ne suivoit que leurs conseils ; ils abusèrent de sa bonne foi, et lui firent commettre des fautes énormes : lorsqu'il étoit Commissaire à Louisbourg, il avoit connu le père du S. de Vergor, qui étoit Lieutenant du Roi de cette place, et qui l'avoit défendue avec beaucoup de valeur ; il savoit la triste situation de cette famille qui n'avoit aucun bien. Vergor avoit en premier lieu sollicité sa protection ; ensuite devenu un de ses favoris, il lui demanda d'être envoyé à Beauséjour, ce que l'Intendant lui obtint et lui donna, comme on l'a vu ci-dessus, le détail des finances ; cet Officier étoit sans esprit et sans éducation ; sa figure même étoit déplaisante ; il étoit avare à l'excès, et à tous égards incapable de remplir les deux postes; on ne pouvoit comprendre comment l'Intendant l'avoit admis à sa faveur; et le titre sur lequel on fondoit, dans le public, cette amitié, ne faisoit honneur ni à l'un ni à l'autre; ou prétendoit que, l'Intendant étant galant, il devoit de la reconnoissance à cet Officier; et comme il devoit passer en France,—où effectivement il alla,—et qu'il ne comptoit pas revenir en Canada, il étoit flatté de procurer à Vergor les moyens de s'enrichir; il le lui recommanda même, avant son départ, par la lettre qu'il lui écrivit le 20 Août, 1754, conçue en ces termes :— "Profitez, mon cher Vergor, de votre place ; taillez,—rognez,—vous avec tout pouvoir,—afin que vous puissiez bientôt venir me joindre en France, et acheter un bien à portée de moi."
Vergor ainsi soutenu, chercha à chicaner l'Abbé de Lialoutre, mais il n'osa continuer, et se trouva dans la nécessité d'en venir à sa politique, autant que son peu d'expérience le lut put permettre.
Les Acadiens réfugiés n'avoient pu être tous transportés à l'isle et la rivière St, Jean,—n'y ayant plus alors dans ces deux endroits de terres à les établir; il restoit au moins quatre-vingts familles qu'on ne savoit où placer; ils incommodoient les anciens possesseurs ; les uns et les autres écoutèrent les propositions que leur firent les Anglois ; ceux-ci avoient bâti au village de Beaubassin un fort de bois nommé Lawrence ; beaucoup de commercans y avoient des marchandises qu'ils dormoient à meilleur compte que les François ;—pour attirer les Acadiens, ils leur faisoit crédit,— prenoient en payement les billets du Roy, et surtout faisoient boire largement ceux qui y alloient: une telle réception ne manquoit pas d'attirer les Acadiens; enfin ils résolurent de présenter une requête au S. de Vergor; ils y peignoient assez heureusement leur situation: "nous avons," disoient-ils, "examiné les endroits qu'on nous a proposés pour nous établir, et nous n'avons irouvé que de l'impossibilité à y pouvoir vivre h l'avenir ; on nous a fait espérer un prompt changement; n'en voyant aucun,—nous ne pouvons vivre que sur nos terres (celles qu'ils avoient abandonnées) et avec la même facilité et les mêmes conventions que nous avions ci-devant ;—mêmes par nos retardemens, nos biens sont en ruine, nos bestiaux vont périr si nous n'y allons faire du foin. Ces raisons nous obligent d'avoir recours, à vous, à ce qu'il vous plaise nous permettre de nous retirer sur nos terres, avec un congé, afin de pouvoir aller tête levée, ou en grâce de nous laisser faire; et s'il est impossible de nous donner un congé ou de nous laisser faire, ayez la bonté de nous donner un refus par écrit, afin que nous pussions faire voir après vous, soit dans la misère ou autrement, que les peines que nous souffrons, ou ferons souffrir à nos enfans, ne viennent que de l'impossibilité qu'il y avoit de retourner sur nos terres. Signé par les Députés, faisant pour le public."
Cette requête auroit dû donner à penser à. tout autre que le S. de Vergor; à peine y fit-il attention. Il répondit sèchement qu'il ne pouvoit leur rien accorder, et fit publier une ordonnance qui défendoit à qui que ce lût d'aller au Fort Lawrence; il fit garder exactement un pont nommé Buot où l'on passoit pour aller au Fort ; ses defenses n'empêchèrent pas d'y aller, et ses ordonnances furent même mal exécutées par les François.
1755.—On vécut pendant l'hiver, en 1755, dans une grande tranquillité à l'Acadie ; on ignoroit les préparatifs que les deux Couronnes faisoient ; cependant on avoit averti par dessous mains le S. Vergor qu'il se tramoit quelque chose contre son Fort ; mais il n'y faisoit pas grande attention, et se contenta de demander au Marquis du Quesne de faire relever les troupes qui y étoient depuis long-temps, et de lui envoyer un petit renfort ; le printemps venu, les goélettes qui avoient coutume de venir de bonne heure au Fort Lawrence, donnèrent par leurs retards quelques soupçons de quelques événemens ; le S. Jacan de Fidmont, Officier d'Artillerie, et qui faisoit à Beauséjour les fonctions d'Ingénieur, faisoit toutes les représentations possibles pour qu'on lui laissât achever le Fort L'Abbé de Laloutre avoit dans la tête d'achever son aboîteau pour lequel il avoit reçu cinquante mille livres, et il employoit presque tous les Acadiens; en sorte que le S. Jacan ne pouvoit guères se servir que de très-peu de monde. Les représentations de cet Officier furent inutiles; de Laloutre l'emporta.
Le S. de Vergor, intrigué du silence des Anglois, envoya des couriers au Port Royal, qui n'apprirent rien, et le firent rentrer dans sa sécurité ; les Anglois avoient fait leurs préparatifs avec beaucoup de Secret ; cependant Vergor fut averti par quelques Acadiens qu'il seroit bientôt assiégé ; comptant sur ses intelligences, il répondit qu'on n'oseroit pas, et qu'il ne craignoit rien.
M. Braddock, Officier qui avoit acquis de la réputation, et que son Altesse le Duc de Cumberland estimoit par sa valeur, avoit été nommé par la Cour de Londres,[80] pour aller commander dans l'Amérique les forces Britanniques ; on lui fit goûter d'attaquer Beauséjour, et le commandement en fut confié au Colonel Robert Monckton ; on lui donna des troupes et un train d'Artillerie assez considérable pour cette expédition ; sa flotte fut composée de trois frégates, d'un senau, et de trente six bateaux ; il étoit rendu dans l'anse du Grand Maringouin en la Baie Fondy, à deux lieues de Beauséjour ; Vergor l'ignorait; ; des habitans de Chiboudy et de Pékekoudiac[81] ayant aperçu cette flotte, de lui firent savoir en toute diligence le 2 Juin 1755, à deux heures du matin ; alors Vergor, ne pouvant plus douter du dessein des Anglois, envoya des ordres à tous les Acadiens en état de porter les armes, de se rendre prompte ment au Fort Beauséjour. Les principaux endroits habités étoient les-trois rivières de Memeramcouk, Chipoudy, Pékekoudiac,— ensuite Beauséjour, le Lac Ouekak, Pont à Buot, la Coupe, et la Baie Verte. Tous les hommes de ces endroits, réunis ensembles pouvoient faire douze ou quinze cents hommes ; ils étoient, il est vrai, peu aguerris et de peu de bonne volonté.—surtout les réfugiés qui avoient tout à craindre des Anglois, qui les avoient souvent menacé» de leur faire un mauvais sort s'ils prenaient les arrives sontre eux.
Les pretniers qui se présentèrent dirent au S de Vergor qu'ils consenloient de prendre les armes en faveur des François, niais qu'il convenoit qu'ils eussent, leur sûreté, qui île pou voit être que dans un ordre positif de prendre les armes et de défendre le Fort, à peine de désobéissance et même de punition; c'est ce que ce Commandant fil, et il les envoya, ou les donna à tous les Capitaines de Milice ; ainsi, après avoir fait sauver leurs femmes et leurs enfans dans les bois et la profondeur des terres, ils se rendirent au Fort, où le S. de Vergor leur fit espérer un prompt secours, et les assura même que les Anglois nu prendraient point son Fort..
L'escadre Angloise entra en bataille dans le fond de la Baie, à la vue des deux forts ; et M. Monckton fit son débarquement sans aucune difficulté ; il fit camper ses troupes sur les glacis du Fort Lawrence, et le lendemain les fit H'poser et seulement faite quelques évolutions; alors le S. de fort Laiure Vergor sentit toute la solidité des instances du S. Jacan pour mettre le fort en état de siège ; il ordonna que tous les habitans et les soldats y travaillassent et suivissent ses ordres, et fit entrer dans le fort des munitions de bouche qui étoient dans un magasin en dehors ; il envoya une petite garde â l'endroit nommé l'Isle la Vallière, qui n'est proprement qu'un Bosquet de bois dans la plaine entre les fonds de Beauséjour et de Lawrence, et qui ressemble à une Isle ; cette garde coucha au bivouac; le Commandant écrivit à M. Drucour, Gouverneur de Louisbourg, pour l'informer de l'arrivés de cette escadre Angloise,—des desseins qu'on avoit sur son poste, et lui demandoit un prompt secours. Il dépêcha aussi un courier à M. le Marquis Duquesne pour l'en informer, et donna ordre aux batimens qui étoient à la Baie Verte de s'en retourner en Canada ; il manda aussi aux habitans qui n'étoient pas encore venus, de donner ordre au S. de Villeray, Capitaine, Commandant au fort de Gasparaux,[82] d'être sur ses gardes ; il fit de même au S. Baralon, Enseigne, qui gardoit le Pont-à-Buot, et il lui ordonna de brûler ce petit fort.
Le fort[83] étoit un Pentagone situé sur une petite eminence d'où il commandoit sur la Baie, et dont il étoit séparé par des marais ; il n'étoit éloigné du fort Lawrence que d'une très-petite demi lieue,—à une lieue de Pont-à-Buot,—et cinq de la Baie Verte; les fossés n'étoient que commencés; les ouvrages avoient langui faute d'ouvriers ;—la place pouvoit avoir 260 à280 pieds de largeur ;—sa garnison étoit composée de cent cinquante hommes de troupes de la Marine, commandés par quatorze Officiers du Canada et de Louisbourg ; il étoit garni de vingt et-une pièces de canons, d'un mortier de 16 pouces, et pourvu abondamment de munitions de guerre et de bouche.
Si le Sieur de Vergor eût entendu la guerre, il auroit pu disputer long-temps le terrein aux Anglois. Deux cent cinquante hommes de garnison dans sort fort suffisoient pour la garde et les travaux. Il n'étoit point nécessaire d'attendre l'ennemi dans son fort, surtout avec plus grande quantité rie monde qu'il ne pouvoit contenir, il pouvoit aller camper à la vue de l'ennemi—observer et rompre ses desseins,— lui disputer le passage de la rivière de Beaubassin,—le harceler sans cesse, ayant l'avantage du terrein ;—il auroit pu sans livrer un combat faire consommer à M. Monckton une partie de la campagne avant qu'il eût pu former le siège ; et dans cet intervalle il auroit eu du secours du Canada, ce qui n'auroit pas manqué d'intriguer le Général Anglois, et auroit peut-être changé dans le pays la constitution de la guerre, en la rendant offensive de notre part.
Le 4 Juin, à cinq heures du matin, les ennemis sortirent de leur camp en bataille et filèrent vers le chemin de Buot ; on y avoit envoyé quelques Acadiens, qui y avoient fait une espèce de retranchement, et quelques volontaires vinrent se joindre à eux ; les Anglois ayant trois petites pièces de campagne de 6 lbs. s'avancèrent fièrement pour jeter leur pont ; les Acadiens firent feu; les ennemis répondirent par leurs canons et leur mousqueterie ;—quelques Sauvages qui étoient parmis les Acadiens se sauvèrent et jetèrent l'épouvante ; alors chacun pensa à se sauver; quelques Officiers en firent de même ; alors les Anglois jetèrent leur pont, passèrent tranquillement, et vinrent se camper à la Butte-Amirande, à demi lieue de Beauséjour ; alors le Commandant fit brûler l'église et les maisons à l'entour du fort.
Les ennemis établirent au bas de cette butte, sur la petite rivière, un pont de communication avec le Fort Lawrence, et ils firent monter jusque là leurs Barques chargées d'Artillerie, de munitions de guerre et de bouche ; on s'amusa seulement à leur tirer de Beauséjour quelques coups de canons, qui ne firent rien ; quelques étourdis allèrent fusiller le long de la digue ; mais ils en (ment bientôt dégoûtés, parce que ces Barques étoient armées de Pierriers : le huit, les ennemis défilèrent vers la Butte-à-Charles ; ils allèrent seulement reconnoitre le terrein,—et méprisèrent quelques fusillades qu'on leur tirât; on prit ce jour un Officier Anglois nommé Hay, qui revenoit du Fort Lawrence au camp ; les Sauvages qui l’avoient pris l'amenèrent; on le racheta, et on lui fit beaucoup de politesse; on eût même soin d'avertir M. Monckton de sa prise.
Le S. de Vergor cependant cherchoit du secours partout ; les Acadiens désertoient, et disoient hautement qu'ils ne vouloient pas rester dans le Fort pendant le siège, parce que sa petitesse les feroit tous périr par le feu et par la misère. Ce Commandant envoyoit ordre sur ordre; souvent on lui répondoit que quand il les avoit eus à sa discrétion il auroit dû en avoir fait un usage convenable. Il s'adressa enfin au S. Germain, Jésuite, alors missionnaire de la rivière St. Jean, et le pria de les lui envoyer; mais ce père lui répondit qu'ayant également à craindre pour ce poste, ses Sauvages ne pouvoient se résoudre à i'abandonner ; Vergor écrivit encore, et ordonna même au Commandant de les lui envoyer, mais il n'en fut plus écoulé.
Le 10, les Anglois envoyèrent encore reconnoitre, par un fort détachement, l'endroit où ils pouvoient dresser leurs batteries. Il y eut une petite escarmouche; le 12, le S. de Vanne sortit du Fort à la tête d'un détachement de 180 hommes, troupes et Acadiens, et se vanta beaucoup qu'il alloit faire peur et donner des preuves de sa valeur,—dont on doutoit ; à peine aperçut-il l'ennemi, qu'il se replia, et malgré les représentations de quelques braves gens qui étoient avec lui, il rentra même dans le fort sans avoir permis qu'on fusillât,— et confirma la mauvaise opinion qu'on avoit de lui ;—il devint la risée d'un chacun.
Vers le soir, les ennemis qui avoient travaillé, à travers du bois et des ravines, un chemin pour conduire leur artillerie jusque sur le coteau Charles, à environ 120 toises du fort, vinrent pour s'emparer de ce coteau ; quelques Sauvages et Acadiens commandés par le S. Caput de Bailleul, brave Officier, sortirent du fort et fusillèrent pendant quelque temps. Cet Officier se laissant trop emporter par son courage, et pensant que ce n'étoit qu'un petit détachement à qui il avoit à faire, qu'il seroit aisé à déloger, avança trop ;— l'ennemi, que quelques bois dérobèrent à sa vue, firent leur décharge par pelotons et le blessèrent ;—alors le détachement se replia, et on se contenta de tirer quelques coups de canon du fort, seulement pour favoriser leur retraite.
La Butte-à-Charles étoit parallèle au fort ; c'est le seul endroit favorable pour le battre,—seulement éloigné de 120 toises,—la terre et les fascines sur le lieu ;—aussi les ennemis travaillèrent-ils le 12 au 13 à ouvrir leur tranchée, qui se trouva hors d'insulte le matin du 13,—et établirent leur batterie à mortier et répondirent par cinquante-et-une bombes à quelques coups de canon qu'on leur tira.
Comme M. de Vergor avoit envoyé prier M. de Drucours, Gouverneur de Louisbourg, de lui envoyer un prompt secours, le 14, il en reçut une lettre qui lui marquoit l'impossibilité où l'on étoit de le secourir:—les ennemis en flotte se présentant souvent à la vue de la place : sur cette réponse, il fit assembler les Officiers auxquels il fit part de la lettre, et leur demanda leur avis, qui fut de tenir le plus long-temps qu'on pourroit, et de cacher soigneusement cette nouvelle aux Acadiens ;—cependant, elle fut bientôt divulguée,— tant par l'indiscrétion de quelques Officiers, auxquels il ne plaisoit pas d'être assiégés, que par l'imprudence qu'il avoit eue de ne pas faire sortir son domestique lors de l'assemblée des Officiers ; il est vrai que le bruit couroit que la femme de cet homme, quoique laide, avoit eu le talent de lui plaire, et ses impertinentes façons vis-à-vis de chacun, qu'il souffroit, le confirmoit.
Les Acadiens, alarmés par les discours de quelques Officiers, vinrent donc le 15 au matin trouver le Commandant, et lui représentèrent qu'ils ne pouvoit plus rester dans un fort si peu susceptible de défense, et qu'ils le prioient de les en laisser sortir,—ce qu'il pouvoit faire aisément,— la place n'étant pas investie, et étant attaquée d'un côté seulement.
Enfin, le 16 au matin, une bombe tombée sur une 'casemate, à gauche de l’entrée du fort,—l'enfonça et renversa une partie de la courtine ; le S. Rambaut, Officier François,—Hay, Officier Anglois, prisonnier,—Fernand, interprète,—et le Chevalier de Billy, furent tués,—un autre Officier blessé très-légèrement ; ce qui fit rendre le Fort ; car la peur ajoutant à l'inexpérience, chacun, à l'exception de quelques braves, opina à rendre la place; Vergor écrivit à M. Monckton, et lui demanda une suspension d'armes pour 48 heures, afin de dresser les articles de capitulation, et il envoya de Vannes, cet Officier dont j'ai parlé plus haut, et qui faisoit un aussi mince sujet en négociation qu'en valeur; le Général Anglois fut surpris que n'ayant jusqu'alors tiré que quelques bombes, et ignorant l'effet de cette dernière, qui étoit masquée par un rideau parallèle, on demanda à capituler; il connut par le sujet qu'on lui envoya, à quelles personnes il avoit h faire, et lui donna tout-de-suite les articles de capitulation qu'il accorderoit.
En vain quelques braves Officiers insistèrent-ils pour la défense ; tout fut inutile ; le S. Jacan de Fidmont, qui pendant le siège avoit fait tout ce qui avoit dépendu de lui, se signala par son zèle pour la sûreté des Acadiens,—à exiger pour eux des conditions honorables et salutaires, et à vouloir tenter à se défendre si on ne les accordoit : le S. l'Abbé de Laloutre dit hautement qu'il falioit plutôt s'ensevelir dans le Fort que de le rendre : on envoya plusieurs fois à M. Monckton, qui avoit menacé de se servir de ses batteries de canon, si à sept heures du soir la place ne lui étoit livrée; mais ce Commandant ne voulut rien accorder de plus que ce qu'il avoit proposé ; enfin la place fut rendue aux conditions suivantes :
1ère.—Le Commandant, Officiers, Etat-major et autres, employés pour le Roi, et la garnison de Beauséjour, sortiront avec armes et bagages, tambour-battant.
2e.—La garnison sera envoyée directement par mer à Louisbourg, aux dépens du Roi de la Grande Bretagne.
3e.—La garnison aura des provisions de bouche suffisamment pour arriver à Louisbourg.
4e.—Pour les Acadiens,—comme ils ont été obligés de prendre les armes sous peine de perdre la vie, ils seront pardonnes pour le parti qu'ils viennent de prendre.
5e.-—La garnison ne portera point les armes dans l'Amérique pendant l'espace de six mois.
6e.—Les termes ci-devant sont accordés, sous condition que la garnison sera rendue aux troupes de la Grande Bretagne à sept heures cette après-midi. (Signé,) Robert Monckton,—Au Camp devant Beauséjour, le 16 Juin, 1755.
M. Monckton avoit bien raison de vouloir prescrire les conditions ; depuis le matin jusqu'au soir ce n'avoit été que division dans le Fort; les Officiers ne s'étoient occupés qu'à piller ; on lui en avoit député qui s'étoient enivrés dans son camp. Ils signèrent sans aucune délibération, et on eut bien de la peine à les arracher du pillage pour venir signer la capitulation.
A sept heures du soir un détachement Anglois entra, qui fila sur les remparts ; les soldats furent témoins du pillage, et ne l'empêchèrent point.
Le lendemain, à sept heures du matin, les troupes de France évacuèrent la place ; les Acadiens s'étoient déjà retirés, et furent sur le soir embarqués à bord des Goêlettes.
Le Commissaire Anglois voulut avoir un état signé des munitions de guerre et de bouche, et des marchandises qu'on lui laissoit ;—mais le garde-magasin François lui répondit, et au S. de Vergor qui étoit avec lui, qu'il ne signeroit aucun état, parce qu'il se trouveroit chargé de ce qui manquerait, et que les vols et les pillages qui avoient été faits à la vue du Commandant, sans qu'il y mît ordre, malgré ses représentations, tomberoient sur lui, et lui atlireroient des affaires ; et on n'en parla plus.
Il restoit encore le Fort de Gaspereaux, où commandoit M. de Villerai, Capitaine de Louisbourg, brave homme,— mais qui étoit dans un mauvais fort, et n'avoit point de troupes pour se défendre. M. Monckton lui envoya offrir, par 300 hommes, la même capitulation qu'il avoit donnée au Fort de Beauséjour ; il l'accepta, ne pouvant faire autrement.
Le 24 du même mois les troupes partirent des deux forts pour Louisbourg, où elles arrivèrent le 6 Juillet.
MÉMOIRES SUR LES AFFAIRES DU CANADA
DEUXIÈME TOME.
1755.—M. Braddock, après avoir donné ses ordres[84] pour le siège de Beauséjour, résolut d'aller lui-même chasser les François du fort Duquesne : il s'étoit fait instruire de sa situation et des forces qu'on pouvoit lui opposer ; il traversa avec peine les montagnes, et enfin arriva sur le bord de l'Ohio. Le Marquis Duquesne, qui ignoroit ses mouvemens, du moins pensoit-il que la déclaration de la guerre en précèderoit les effets ;—ainsi les forces du côté de la Belle-Rivière n'étoient point suffisantes pour s'opposer à une armée aussi considérable qu'étoit celle du Général Anglois.[85]
Le Commandant du fort Duquesne avoit engagé les nations à le venir voir et à écouter la voix de leur père : il s'y en étoit rendu un grand nombre. M. Braddock, qui comptoit n'avoir affaire qu'à un petit nombre de François, marchoit tranquillement; les François l'ayant appris, résolurent avec les Sauvages de les attaquer dans les bois ; M. de Beaujeu sortit du fort à leur tête ; il alla se poster dans les bois et broussailles, par où il falloit que l'armée de M. Braddock passât ; il l'attaqua à l'improviste ;—le cri affreux des Sauvages, leurs figures étonnantes, étant nuds et peints de différentes couleurs,—intimidèrent les Anglois ;—cependant, ils firent une décharge dont fut tué M. de Beaujeu ; M. Dumas prit aussitôt le commandement, et animant les Canadiens et les Sauvages, fit plier les troupes de M. Braddock, qui fit ce qu'il put pour rétablir le combat, et leur ôter la peur que leur inspiraient les Sauvages ; enfin quelques Sauvages ayant sauté sur eus le cassetête à la main,—les Anglois commencèrent à fuir ; les Sauvages les poursuivirent, et en tuèrent un très-grand nombre. M. Braddock perdit aussi la vie,[86] et ses équipages furent pillés.[87]
Dumas, content de cette victoire, à laquelle il ne s'attendoit pas, se replia sur le fort, et appris à M. le Marquis cette nouvelle, qui balança la prise de Beauséjour : je ne me cuis pas beaucoup étendu sur cette action, parce qu'elle a été imprimée. Cette victoire alarma avec raison les provinces Angloises, qui craignirent que les Sauvages ne vinssent dévaster leur pays,—ce qui arriva malgré les précautions qu'ils avoient prises.
La Cour de France n'avoit point ignoré le départ de M. Braddock ; elle envoya pour lui résister le Baron de Dieskau, Officier Saxon, qui s'étoit distingué sous M. le Maréchal de Saxe ; et elle lui donna quelques troupes ; ses instructions portoient de s'aboucher, pour toutes les opérations militaires, avec le Marquis Duquesne, et de suivre ses ordres.
M. de Dieskau, arrivé en Canada,[88] se concerta avec le Général ; les ennemis commandés par M. Abercromby sembloient menacer les frontières du côté du Fort St. Frédéric.[89]
Le Fort St. Frédéric[90] est situé sur la rive méridionale du Lac Champlain; il étoit bâti en pierre, flanqué de quatre bastions, dont une tour en composoit un ; il étoit battu par des eminences, sur lesquelles il auroit fallu précisément le construire ; et il avoit parmi les Anglois plus de réputation qu'il n'étoit à craindre, puisqu'il ne pouvoit défendre la navigation sur le Lac ni l'entrée de la Colonie de ce côté,— objets qui sembloient avoir déterminé l'érection de ce fort : il est vrai que de celte place, pour aller à Orange, le pays étoit couvert de bois entrecoupé de montagnes, ce qui en rendoit l'approche difficile pour une armée, surtout quand elle avoit de l'artillerie : M. de la Jonquière y avoit mis pour Commandant un Capitaine de troupes de la Colonie nommé de Lusignan, homme extrêmement intéressé, sans aucune expérience.
On avoit appris à Montréal que les ennemis s'assembloient à Orange, et à un endroit nommé Lidius,[91]—du nom d'un commerçant qui s'y étoit établi, et qui y étoit devenu riche par son commerce de castor et de pelleteries avec les Sauvages et les Canadiens; qu'ils en avoient fait un poste de retraite, et s'étoient avancés vers le Lac St. Sacrement,[92] afin de couvrir leurs frontières de ce côté.
Les grandes forces qu'ils y avoient,[93] faisoient craindre avec raison à M. le Marquis Duquesne qu'ils n'en voulussent au Fort St. Frédéric : le Baron de Dieskau y fut donc envoyé avec 3,000 hommes de troupes de France, de la Colonie, et des Canadiens; l'affaire de la Belle-Rivière nous ayant rendus considérables parmi les Sauvages, il en étoit venu à notre secours un nombre assez considérable, que le Général joignit à ses ordres, sous les ordres du S. Le Gardeur de St. Pierre, Capitaine accrédité parmi eux, et qu'ils regardoient comme un homme extraordinaire par la présence d'esprit avec laquelle il s'étoit souvent tiré d'affaire avec ceux d'entre eux qui avoient attenté à sa vie, et qu'il avoit obligés de s'humilier devant lui.
Le Baron de Dieskau, arrivé au Fort de St. Frédéric, ayant appris que les ennemis s'avançoient de son côté,—qu'ils attendoient encore des nouvelles forces,—et qu'ils se retranchoient,—résolut de les attaquer avant qu'ils fussent tous joints ; et comme il ne se fioit pas moins à la valeur des Canadiens qu'en celle de ses troupes, il partagea sa petite armée en deux, et en laissa la moitié pour couvrir le Fort St. Frédéric et la Colonie, en cas de malheur,—et marcha avec le reste[94] vers le retranchement.
Les Canadiens pensoient que la victoire devoit les suivre partout, et qu'ils l'avoient enchaînée à leur parti : cependant ils blâmèrent la conduite du Général, s'imaginant que lorsqu'on alloit attaquer un ennemi, on ne devoit prendre aucune précaution, persuadés qu'on seroit victorieux. D'ailleurs les Capitaines de la Colonie qui avoient été en possession jusqu'alors de commander les petites armées, regardoient comme un passe-droit que la Cour eût envoyé un Général : ils ne s'apercevoient pas que le genre de guerre que l'on commençoit étoit bien différent de celui qu'on avoit suivi jusqu'alors, qui consistoit à partir en secret et aller surprendre un petit fort, ou un petit détachement, ou faire quelques habitans prisonniers, et s'en révenir tout de suite, ce qui n'étoit proprement que la petite guerre de l'Europe : le système du Marquis Duquesne, n'étoit pas de faire une guerre directement offensive,—mais défensive; cependant la force armée que les Anglois assembloient lui faisoit douter de pouvoir résister; ce qui détermina le Baron de Dieskau à lui faire part de son projet, à quoi ce Général accéda, d'autant mieux, qu'en détruisant ce retranchement c'était déconcerter les projets de l'ennemi, et remplir les vues qu'il avoit.
M. Dieskau se mit donc en chemin[95] avec quinze cents hommes et des Sauvages ; il tint sa marche secrète et la précipita ; il rencontra un parti de 300[96] hommes, et le laissa à la discrétion des Sauvages qui l'eurent bientôt expédié : les Officiers Canadiens insistèrent alors auprès de lui pour aller attaquer le Fort Lidius, plutôt que les retranchemens qui étoient défendus par de l'Artillerie. M. le Baron de Dieskau, qui sentoit l'importance de détruire les forces de l'ennemi, plutôt qu'un mauvais fort, n'écouta point leurs raisons, et leur ordonna de le suivre ; et craignant que quelqu'un du parti qu'on avoit détruit ne fût échappé, et portât la nouvelle de son approche aux retranchemens dont il étoit proche, il y courut, croyant être suivi par toute l'armée, et que chacun observerait l'ordre d'attaque qu'il avoit donné,—et sans faire reposer son monde il fil attaquer : quelques soldats de troupes de terre entrèrent dans les retranchemens ; Dieskau s'aperçut que l'ennemi pensoit à se retirer, il donna des ordres au S. de Montreuil, qui faisoit fonction de Major Général, de faire avancer; les Officiers de la Colonie, mécontens et peu accoutumés d'être menés si fièrement, n'exécutèrent point ses ordres ;—en vain le Baron de Dieskau leur donna-t-il l'exemple de la valeur ; blessé de plusieurs coups, il se fit porter contre un arbre, la tête tournée du côté de l'ennemi, et les anima à combattre ; il fut lui-même lâchement abandonné, les troupes et les Canadiens s'enfuirent, et vinrent sans ordre se rejoindre au Fort St. Frédéric.
On attribua cette retraite au peu de bravoure du S. de Montreuil, et à la mésintelligence qui existoit entre les troupes et les Canadiens,—surtout aux principaux Officiers Canadiens qui pensoient que la Cour leur abandonneroit le principal commandement des troupes, comme les seuls capables de commander dans le pays ; cependant le peu de monde qui attaqua, le fit avec tant de vigueur que si le combat eût continué et que le reste eût donné, les ennemis auroient été contraints d'abandonner leurs retranchemens ;—c'est ce dont ils sont convenus.
Après la retraite, les Anglois firent chercher M. le Baron de Dieskau et le comblèrent d'éloges et de politesses, et le firent transporter à Boston, d'où il a repassé en France.
Le Marquis Duquesne, qui dès l'année auparavant avoit demandé son rappel, fut relevé cette année par M. le Marquis de Vaudreuil Cavagnal.[97]
Quoiqu'il eût conduit heureusement les affaires du Roy,— donné de la gloire à ses armes,—pourvu sagement à toutes les parties de la Colonie, et y eût rétabli plus d'ordre qu'il n'y en avoit eu jusqu'alors, il ne fut point regretté ; le triste état où la Colonie étoit déjà réduite, et plus que tout cela, l'inconstance naturelle de la nation, fil regarder son départ avec plaisir.
Le Marquis Duquesne étoit d'une famille que la valeur avoit élevée aux plus hauts emplois de la Marine ; il étoit d'une taille au-dessus de la médiocre,—bien fait,—et avoit de l'esprit ; il étoit fier et hautain, et ne souffrait pas qu'on manquât impunément à ses ordres : sa fierté néanmoins cédoit au sexe,—dont il se fit aimer ;—mais on ne s'est point aperçu que l'amour lui eût fait faire des fautes considérables ; comme il avoit peu de bien, il chercha à s'en procurer ; mais ce ne fut jamais par des voies criantes ; son mérite ne fut connu, et on ne le regretta que lorsque son successeur eût fait assez de fautes pour faire dire que si le Marquis Duquesne eut commandé on eût réussi.
Pierre François Rigaud de Vaudreuil, troisième fils de Philippe, mort à Québec, avoit servi sous le gouvernement de son père dans la Colonie ; il étoit passé au gouvernement de la Louisiane : après bien des sollicitations qu'il fit et fit faire en sa faveur, il fut nommé pour remplacer M. le Marquis Duquesne. Aucun de ses prédécesseurs ne prit possession de son gouvernement avec autant d'agrément que lui : tous les Canadiens le désiroient et accouroient pour voir leur compatriote : les complimens qu'il reçut se ressentirent de la joie qu'on avoit de le voir, et de l'espoir qu'on avoit qu'il feroit succéder au temps malheureux qu'on avoit passé jusqu'alors, ces jours fortunés qu'on se rappeloit sous le gouvernement de son père.
La Colonie étoit depuis deux ans dans un triste état par rapport au comestible et au commerce ; elle ne pouvoit pas suffire à sa propre subsistance,—tant par le peu de ménagement que l'on gardoit dans les distributions que par les menées secrètes et les ressorts que l'on faisoit jouer pour s'emparer de tout.
Le public ignorant attribuoit la rareté du comestible à ce que les habitans, étant en campagne, ne pouvoient faire, valoir leurs terres, et que les créatures de l'Intendant en enlevoient de grandes quantités, qu'ils faisoient passer aux Isles ; ce dernier article étoit vrai, et sur les représentations que l'on fit, le Général et l'intendant rendirent une ordonnance qui défendoit de transporter aucuns vivres, et qui remettoit en vigueur l'ordonnance qui défendoit de faire aucune salaison ; mais ces deux ordonnances ne furent exécutées que lorsque le manque de vivres et les projets concertés furent éclos et le permirent.
Le Marquis Duquesne, avant son départ, donna au Marquis de Vaudreuil le plan de gouvernement qu'il avoit suivi, et l'assura qu'il alloit faire son possible pour faire éviter à la Colonie une guerre qu'elle ne seroit point en état de soutenir sans de puissants secours de France.
M. Monckton, après le départ des troupes de France de Beauséjour, ordonna aux Acadiens de se rendre au Fort.
Il leur dit que rien à présent ne pouvoit les dispenser de prêter serment de fidélité ; que quoiqu'ils eussent mérité d'être punis pour avoir porté les armes contre leur Roy, néanmoins on leur pardonnoit à condition qu'ils les remettroient,—feroient serment d'être fidèles, et de ne jamais tomber dans la même faute : comme ils virent qu'ils ne pouvoient faire autrement que de rendre les armes, ils le firent ; mais ils ne voulurent point faire le serment ; cependant ils n'avoient plus avec eux l'Abbé de Laloutre : ce prêtre après avoir dit qu'il falloit plutôt se faire tuer que de se rendre,—voyant que son avis ne seroit pas suivi, et craignant d'être livré aux Anglois,—se travestit et sortit du Fort avant sa reddition, et se Fit conduire à la Rivière St. Jean, d'où il se rendit à Québec : là, il dut s'apercevoir que les égards que l'on avoit eus pour lui n'avoient été que forcés,—que son caractère et ses vues n'avoient point échappé, et qu'un prêtre se dégrade en se mettant à d'autres affaires qu'à celles de sou ministère;—on ne lui fit aucune politesse ; il eut au contraire des reproches, et l'Evêque lui en fit d'amers sur sa conduite; personne n'ignore que par le Concile de Trente, de 1562, tenu sous Pie IV, au décret de la reformation, il est dit : "que les prêtres doivent éviter l'embarras des affaires séculières :" aussi passa-t-il aussitôt en France.
Le Gouverneur Général de l'Acadie voulant également rétablir l'ordre et la tranquillité dans ce pays, manda aux habitants de venir à Chebuctou,[98] y prêter au Roy serment de fidélité. Les propositions qu'il fit faire éloient des plus raisonnables ; elles étoient qu'on leur conserverait les privilèges que le traité d'Utrecht et la Reine Anne leur avoient accordés : les Acadiens s'imaginèrent qu'ils étoient plus craints qu'on ne pensoit ; ils refusèrent de faire serment : le Gouverneur leur répartit : " Vous êtes réellement sujets du Roy d'Angleterre,—vous êtes nés sous sa domination ;— vous l'avez même souvent reconnu pour tel ;—la France, sur laquelle vous vous fiez, n'agit que par politique, et vous faire jouer le rôle de rébelles pour nous inquiéter jusque chez nous ; enfin il les menaça de sévir contre eux, et ajouta que s'ils ne se résolvoient au plus tôt, il alloit faire tirer les canons de la ville sur eux, afin de s'en défaire promplement : les Acadiens poussés d'un zèle fanatique, exités par les prêtres,—refusèrent constamment d'obéir au Gouverneur, qui ayant fait réflexion que sa réputation souffrirait moins de se défaire de ce peuple en les dispersant, résolut de les faire embarquer par familles, et de les envoyer dans les différentes possessions Angloises dans l'Amérique ; il donna ordre au S. Scott, qui avoit été laissé Commandant à Beauséjour, d'agir de même avec ceux de son poste.
Ce Commandant manda les habitans ; quelque-uns s'y rendirent et il leur proposa encore de faire le serment ; ils refusèrent alors, et il les enferma pour exécuter l'ordre qui lui avoit été donné.
Le S. Boishébert qui avoit brûlé son poste de la Rivière St. Jean accourut, avec le peu de troupes qu'il avoit, au secours des Acadiens, qui l'envoyèrent avertir du danger où ils étoient ; il fit assembler ceux qui s'étoient sauvés du fort, ou n'avoient pas voulu s'y rendre, et leur donna des armes, et se battit avec quelques avantages contre des détachements de troupes Angloises ; mais il ne put empêcher que ceux-ci ne brûlassent toutes les habitations, et ne contraignissent tous les habitans à se sauver dans les bois ; ils firent embarquer tous ceux qui tombèrent sous leurs mains, et les envoyèrent à la Caroline, ou dans d'autres Provinces éloignées; une trentaine de ces malheureux qu'on avoit embarqués sans précautions, se voyant plus forts que l'équipage, se saisirent, à la hauteur de la Rivière St. Jean, du Capitaine et de ses six hommes d'équipage, et firent route vers cette rivière, où ils abordèrent, et les amenèrent prisonniers à Québec après avoir brûlé la goêlette. Plusieurs familles allèrent s'établir à l'Isle et à la Rivière St. Jean ; et on fit partir dans l'automne très-tard des goêlettes pour leur porter des vivres, ainsi qu'à Miramichi, où la plus grande partie se retira; les Anglois semblèrent même s'être contentés de les avoir chassés, et de les obliger par la craintre de s'expatrier, ils n'ignoroient pas la triste situation du pays; et que par conséquent, la misère dans laquelle les Acadiens alloient tomber, les alloit rendre la victime de leur attachement et les venger de leur rébellion: en effet plusieurs bâtimens ne purent arriver à leur destination ; le peu de vivres qui y arrivèrent étoient si mal conditionnés qu'ils étoient gâtés ;—en sorte que les Acadiens qui n'avoient pu en porter avec eux, et qui d'ailleurs avoient compté sur les secours de France, n'eurent que de la misère en réponse des plaintes qu'ils firent : en vain réclamèrent-ils la promesse qu'on leur avoit faite récemment, le sacrifice qu'ils venoient de faire à la France de leurs biens ;—tout fut inutile ;—le coup étoit fait ;—on ne les regarda plus que comme des gens incommodes, et si on les soulagea encore un peu, ce fut en leur faisant sentir que ce n'étoit que par la seule pitié. Ils furent donc réduits à presque mourir de faim ; le peu de nourriture qu'ils avoient, la mauvaise qualité des alimens,—leur mal-propreté naturelle, le chagrin et leur paresse, en firent mourir un grand nombre ; ils furent forcés de manger du cuir bouilli pendant une grande partie de l'hiver, et d'attendre ainsi jusqu'au printemps dans l'espérance que leur sort s'amêlioreroit;—c'est en quoi ils furent trompés.
Les espérances flatteuses que l'on s'étoit formées du nouveau gouvernement furent bientôt évanouies ; le commerce perdoit toujours, et le comestible augmentoit considérablement de prix,—il s'étoit établi à Québec, à la tête des affaires, une espèce de triumvirat qui engloutissoit tout : les commerçans avoient député à la Cour le S. Taché,—homme intègre et d'esprit,—pour faire des représentations, et demander un arrangement de commerce pour le pays : le crédit et l'argent du triumvirat avoit tout fait échouer: l'Intendant[99] et le Contrôleur de la Marine[100] avoient des commerces particuliers, mais ils ne vouloient pas moins s'enrichir au dépens de la Colonie que plusieurs de ceux qu'ils favorisoient ou étoient de leurs amis ; Deschenaux,[101] Cadet,[102] et Péan[103] étoient à la tête, et profitoient bien admirablement des dispositions de l'Intendant pour eux ; ils étoient secondé du Trésorier Imbert, hommes accords,[104] et de quelques autres employés ; et tous enfin étoient sous la protection de Péan.
Hugues Péan étoit Canadien, fils d'un Officier qui étoit mort Aide-Major de Québec ; il avoit obtenu lui-même cet emploi quoiqu'il n'eût aucun talent, ni aucune disposition pour la guerre ; la Cour avoit remis à M. de la Jonquière, lors de son départ de France pour le Canada, la commission d'Aide-Major pour cet Officier ; elle lui avoit en même temps recommandé d'examiner le sujet des plaintes qu'on avoit portées contre lui---et en cas qu'elles fussent véritables, non seulement de ne pas lui livrer la commission, mais même d'en informer la Cour : l'Intendant le justifia auprès du Général ;—son mérite consistoit dans les charmes de sa femme, qui trouva lieu de plaire à M. Bigot ; elle étoit jeune, sémillante,—pleine d'esprit,—d'un caractère assez doux, et obligeante : sa conversation étoit enjouée et amusante ; enfin, elle fixa l'Intendant, qui, tout le temps qu'il demeura en Canada, ne fut attaché qu'à elle, et lui fit tant de bien qu'on envia sa fortune : il alloit régulièrement chez elle passer toutes les soirées :—elle s'étoit faite une petite cour de personnes de son caractère, ou approchant,—qui par leurs égards méritèrent sa protection, et firent des fortunes immenses; en sorte que ceux qui dans la suite eurent besoin d'être avancés, ou d'avoir des emplois, ne purent les obtenir que par son canal. Domestiques, Laquais, et gens de rien furent faits Garde-magasins dans les postes; leur ignorance et leur bassesse ne furent point un obstacle ;—en un mot, les emplois furent donnés à qui elle voulut, sans distinction, et sa recommandation valut autant que le plus grand mérite ; aussi, bientôt les finances se sentirent de l'avidité de tout ces gens, et le peuple gémit sous leur pouvoir arbitraire.
Brassard Deschenaux étoit né à Québec,—fils d'un pauvre Cordonnier: un Notaire qui avoit été en pension chez son père lui avoit appris à lire. Comme il étoit d'un esprit vif et pénétrant, il profita beaucoup, et entra fort jeune au Secrétariat de M. Hocquart, lors Intendant. M. Bigot, qui l'y trouva, l'a toujours conservé, et le fit faire, non sans peine, écrivain de la Marine ; et comme il étoit laborieux et d'un caractère rampant, lui accorda bientôt sa confiance, et ne vit et n'agit que par lui: mais cette homme étoit vain, ambitieux, insupportable par ses hauteurs, et surtout avoit une envie si démesurée d'amasser de grands biens, que son proverbe ordinaire étoit de dire: "qu'il en prendroit jusque sur les autels ; on ne doit point s'étonner qu'avec de pareils sentimens il n'ait souvent abusé de la confiance de son maître, et ne lui ait fait faire bien des fautes.
Cadet étoit fils d'un boucher ; il fut occupé dans sa jeunesse à garder les animaux d'un habitant de Charlesbourg ; ensuite, il fit lui-même le métier de boucher, où il eut assez de bonheur ; quand il eut amassé quelques chose, il le commerça ; —son esprit intrigant le fit connoître à M. Hocquart, qui le chargea de quelques levées, et lui accorda la fourniture des viandes pour les troupes. Deschenaux sentit que cet homme pouroit lui être nécessaire ;—il le ménagea,—se lia même avec lui, et le préconisa à l'Intendant dans toutes occasions ; en sorte qu'on l'employoit à faire des levées pour la subsistance des troupes ; en effet, on ne vit guère d'homme plus industrieux,—plus actif, et plus entendu dans les marchés : le triumvirat en eut besoin, et chercha à l'élever,—ce qu'il fit en lui faisant donner le titre de munitionnaire général ;— du reste, on ne connut rien de mal de lui que la rudesse de ses manières,—ce qui provenoit de son peu d'éducation ; car il fut généreux, bienfaisant, et prodigue même jusqu'à l'excès.
Péan avoit trop bien débuté pour ne pas s'apercevoir qu'avec un Intendant tel que M. Bigot on pouvoit tout oser ; il avoit gagné, sans s'en apercevoir cinquante mille écus : l'Intendant, qui avoit besoin d'une levée considérable de bled, l'en avoit chargé pour le favoriser ; il lui avoit fait compter de l'argent du trésor avec lequel il avoit payé comptant: ensuite cet Intendant rendit une ordonnance qui fixoit le prix du bled beaucoup plus haut que Péan ne l'avoit acheté; celui-ci le livra au Roy sur le prix de l'ordonnance, de sorte qu'il se trouva tout de suite avec une somme considérable de profit.; ensuite il fit construire des goélettes, qui furent continuellement employées, et rapportoient des grands profits, parce que les voyages les plus lucratifs leur étoient réservés.
Cet avantage n'étant pas suffisant,'il s'établit une société dans laquelle Cadet, d'un côté, parut seul, et de l'autre, un particulier nommé Clavery, qui peu après fut fait garde-magasin à Québec. Cadet alloit dans les côtes,— achetoit du bled qu'il faisoit convertir en farine ;—il avoit loué un moulin plus bas que Québec, et c'est là ordinairement où on les chargeoit pour les Isles.
Péan avoit aussi fait bâtir, sur une Seigneurie qu'il avoit, des grands hangards; et les vaisseaux en s'en retournant y prenoient leurs charges ;—en sorte qu'on déroboit ses enlèvemens aux yeux des habitans de Québec, et on éludoit ainsi l'ordonnance de l'Intendant : le contrôleur Bréard entroit de part dans tous ces commerces, et de très pauvre qu'il étoit lorsqu'il vint en Canada, il s'en retourna extrêmement riche.
A l'égard du commerce, on joua un autre rôle ; on fit bâtir, près de l'Intendance, une grande et vaste maison, avec des magasins; et pour y sauver les apparences du mystère, on y vendit en détail : Clavery, dont j'ai parlé plus haut, eut la garde de ce magasin ; il étoit commis du S. Estebe, Garde-magasin du Roy à Québec ; mais le but étoit de s'attirer tout le commerce, et surtout de fournir tous les magasins du Roy : en effet l'Intendant envoyoit tous les ans à la Cour l'état de tout ce qui étoit nécessaire pour l'année suivante : il pouvoit diminuer à son gré la quantité à demander, qui d'ailleurs par les circonstances n'étoit jamais suffisante, et que souvent on diminuoit ; et ce magasin se trouvoit justement fourni de ce qui manquoit à celui du Roy ; alors on n'avoit pas recours, comme auparavant, aux négocians ; et par là on les réduisit à un simple détail ; on trouva encore le moyen de fournir plusieurs fois la même marchandise au Roy, et toujours de la lui faire acheter plus cher : c'étoit là de ces coups concertés entre ceux qui les avoient en maniement et à qui rien n'échappoit.[105] Le peuple cependant s'aperçut bien de l'objet de ce nouvel établissement, et nomma par dérision cette maison " la Friponne."
1755.—Enfin les bleds ayant manqué, ceux des années précédentes ayant été enlevés, ou étant dans les magasins du triumvirat, le peuple de Québec fut réduit à la mendicité ; dans cette fâcheuse circonstance, au lieu d'avoir recours au bled caché, on fit accroire à l'Intendant, qu'il n'étoit pas si rare qu'on le lui faisoit, mais que l'habitant se faisoit tenir pour le vendre plus cher ; qu'ainsi il devoit donner des ordres pour en faire faire la recherche dans les campagnes, et taxer chaque habitant, tant pour subvenir à la nourriture de la ville, que pour la subsistance des troupes : il fit donc dresser un état des vivres qu'il falloit uniquement pour empêcher de mourir de faim, et on remit à Cadet à faire cette levée ; il parcourut les campagnes avec ses commis, et il en fut levé une plus grande quantité qu'il ne falloit : les habitans à qui on arrachoit la vie et la semence, voulurent se plaindre ; quelques-uns vinrent effectivement à l'Intendance: l'impitoyable Deschenaux, toujours alerte, écartoit tout ce qui pouvoit nuire ; on s'inquiétoit[106] avant que de faire parler à l'Intendant de ce que l'on vouloit lui dire : ces bonnes gens avouoient le sujet pour lequel ils venoient ; alors on les faisoit parler à Deschenaux, qui commençoit par les maltraiter, et les menaçoit de les faire mettre en prison s'ils persistoient de vouloir parler à l'Intendant; il alloit le prévenir, et les dépeignoit comme des rébelles ; on les faisoit approcher,—on n'écoutoit point leurs raisons,— on les maltraitoit, et ils se trouvoient encore heureux de n'être point emprisonnés, en sorte que personne n'osoit se plaindre.
Le pain n'endevenoit pas cependant moins rare ; l'Intendant avoit commis des personnes qui faisoient distribuer le pain chez les boulangers, à qui on fournissoit de la farine des magasins ; le peuple, au jour indiqué, se trouvoit à la porte des boulangers chez qui il étoit inscrit ; là on s'arrachoit le pain ;—on voyoit souvent les mères déplorer de n'en avoir point du tout, ou pas assez pour donner à leurs enfans,—et courir à l'Intendant Bigot, implorer son secours et son autorité ; tout étoit inutile ; il étoit assiégé d'un nombre d'adulateurs, qui ne pouvoient comprendre, au sortir des abondans et délicats repas qu'ils venoient de prendre chez lui, comment on pouvoit mourir de faim.
Si le peuple de Québec étoit vexé, celui de Montréal ne l'étoit pas moins ; il est vrai que le comestible n'y étoit pas tout à fait aussi rare ; mais en récompense le commerce y étoit beaucoup plus tombé qu'à Québec. Varin, Commissaire de la Marine,—et Martel, Garde-magasin du Roy, s'étoient emparés de tout.
François Victor Varin, étoit François d'une très-basse naissance ; les uns le font fils d'un cordonnier,—d'autres d'un maître d'école ; pour lui, il se donnoit pour être parent de ce Varin qui s'est rendu si célèbre par la finesse et la beauté de sa gravure ; il étoit vain, menteur, arrogant, et le plus capricieux et entêté des hommes ; on ignore comment il a pu s'élever ; il étoit d'une très-petite stature ; il n'avoit rien d'imposant dans sa physionomie ; au reste, d'une vie licencieuse et libertine, qui lui a souvent attiré des mauvaises affaires ; mais il avoit beaucoup d'esprit, quoique peu orné ; il entendoit parfaitement la finance, et étoit laborieux ; il chercha, comme les autres, les moyens de s'enrichir, et ne donna point ce qu'il pouvoit conserver pour lui ; la majeure partie des postes de la Colonie, se trouvant au-delà de Montréal, ou dans ce gouvernement, les fournitures se trouvoient à sa disposition ; mais comme il ne pouvoit les faire sans commettre son emploi, il s'associa avec Martel, Garde-magasin, et celui-ci fit entrer dans la société les personnes qui étoient au fait de ces sortes de choses, ou qui en ayant fait jusqu'alors le commerce, étoient moins suspectes.
Martel étoit fils d'un marchand, autrefois établi au Port-Royal, qui vint à Québec lorsqu'on remit cette place aux Anglois ; comme il étoit pauvre, il sollicita des emplois ; un de ses frères, Jésuite, lui procura, et à trois de ses frères, des protections, qui les firent avancer au-delà de leurs espérances : celui dont je parle ne manquoit pas de génie, et surtout de celui qui est propre au commerce ;—aussi en peu de temps gagna-t-il des sommes immenses.
Ces deux personnes mirent en combustion tout le commerce de Montréal ; ils s'emparèrent de tout—équipèrent des canots, et ne laissèrent que ce que le Général et l'Intendant s'étoient réservé, et où néanmoins ils avoient quelques parts, par les égards et les ménagemens qu'ils dévoient avoir pour le Commissaire.
Pour achever de ruiner le commerce, on établit, comme à Québec, une maison, qu'on nomma aussi "la Friponne,"—et dont on donna la direction à un nommé Pénissault, qui a tant fait parler de lui sous le munitionnaire Cadet.
1756.—Le peu de bâtimens qui s'étoient rendus à Miramichi pour porter des vivres aux Acadiens, en revinrent chargés de ceux de ces pauvres gens qui purent s'embarquer; bien loin de trouver des secours à Québec, ils n'y virent, de loua côtés, que calamité et misères : l'Intendant les avoit fait loger, en payant, chez des particuliers. Cadet, qui, sans être munitionnaire,[107] en faisoit le3 fonctions, leur retrancha totalement le pain, et craignant encore que le bœuf ne fut trop bon pour eux, il y substitua du cheval ; ainsi ces pauvres gens moururent bientôt, ou languirent. Il n'en échappa que très-peu ; il est vrai que ceux qui voulurent prendre des terres, furent un peu mieux traités ; mais la condition fut assez singulière. La Dame Péan avoit une Seigneurie à portée de Québec ; les Acadiens qui voulurent y prendre des terres furent favorisés ; on leur procura toutes les aisances qu'on pût ; on alla même jusqu'à leur entretenir un Chirurgien ; quelques Seigneurs, chez qui les Acadiens voulurent prendre des terres, soit que le terrein leur plaisoit plus, ou le climat, ne purent obtenir pour eux la même grâce; cette préférence fit gloser, et dire "que cette Dame avoit obtenu, dans son contrat de concession, hypothèque sur le fonds du Roy pour son établissement. M. de Vaudreuil en fit de même pour sa Seigneurie ;[108] dans les temps les plus durs, et où on avoit le plus de besoin pour la subsistance des armées, on voyoit des habitans, à Montréal chercher des vivres, et encore leur donnoit-on des ordres pour qu'on les leur chariât gratis. Ces préférences firent penser que les ordres du Roy étoient de favoriser les nouveaux établissemens, mais que des intérêts particuliers en avoient empêché l'exécution : cependant si l'Intendant eût suivi cet ordre, le Canada se trouveroit aujourd'hui beaucoup plus établi qu'il n'est : on a vu au contraire refuser à des particuliers d'aller s'établir au Détroit, et faire payer, contre toute raison, ceux qui y alloient, comme ceux qui y montoient en commerce.
1756.—Au milieu de toutes ces agitations intrinsèques, le Marquis de Vaudreuil, qui, en suivant le système de M. Duquesne, ne vouloit qu'éloigner les ennemis de la Colonie, chercha à détruire les grands préparatifs qu'ils faisoient : il apprit par des Sauvages Onnontagués, qu'ils avoient construit des Forts sur la rivière de Corlaer et celle des Cinq Nations, afin de protéger les munitions de guerre et de bouche qu'ils vouloient faire passer à Chouaguen ou Oswego ; et que leur dessein étoit de gagner la supériorité sur le Lac Ontario, afin de faire tomber les postes d'en haut par le défaut des vivres : comme il demeurait à Montréal, où il étoit plus à portée d'observer et de savoir leurs mouvements qu'à Québec, il manda le S. Chaussegros De Léry, Lieutenant des troupes de la Marine, fils de l'Ingénieur ; il communiqua à cet Officier le projet qu'il avoit concerté de détruire ces deux forts avec ce qui s'y trouveroit ; il lui recommanda le secret, et lui donna un détachement des troupes de terre et de la Marine, de 93 hommes, de 166 Canadiens, et de 82 Sauvages, de différentes nations ; et il partit le 17 Mars, 1756, sur les glaces, passa par la Présentation et se rendit, à travers les terres et le long des montagnes, par des chemins connus des seuls Sauvages, à peu de distance d'un de ces forts nommé Burl;[109] arrivé au chemin du Portage il mit sa troupe sur trois colonnes, et comme il entendit le bruit de quelques voitures qui venoient du Fort William à Burl, il chargea les Sauvages de s'en emparer ; il envoya aussi des découvreurs en avant, qui lui amenèrent des prisonniers, desquels il apprit que les deux forts n'étoient éloignés, l'un de l'autre, que de deux lieues,—que le Fort William étoit beaucoup plus grand que celui de Burl,—qu'il étoit situé sur la rivière de Corlaer, bien flanqué, et défendu par quatre pièces de canon, et une garnison de 150 hommes ;—que le Fort Burl, dont il étoit à portée, n'étoit pas si grand,—qu'il étoit construit de gros pieux debout, de 15 à 18 pieds hors de terre, redoublé en dedans jusqu'à la hauteur d'homme, avant presque la forme d'une étoile, défendu par 60 hommes, et situé auprès d'une petite rivière qui tombe dans celle de Chouaguen, et au reste plein de munitions de toute sorte d'espèces, qu'on faisoit descendre à ce dernier fort ; et qu'il y avoit apparence que le Colonel Johnson avoit été averti de la marche des François, parce qu'il faisoit descendre beaucoup de monde qui devoit arriver sous peu de temps.
Sur ce rapport, le S. de Léry se détermina à attaquer, sans perdre de temps, le Fort Burl, qui, quoique le moins grand, devenoit le plus considérable, par les munitions dont il étoit alors rempli.
Comme plusieurs Sauvages ne voulurent pas tenter l'action, qu'ils trou voient trop périlleuse, il leur donna à garder le chemin qui communiquoit aux deux forts, de peur d'être surpris, parce qu'un nègre s'étoit échappé lorsqu'on s'étoit emparé des voitures; et marcha avec les troupes et les Canadiens, la baîonnette au bout du fusil, vers le fort ;—les Sauvages qui l'avoient suivi, firent le cri trop tôt, étant encore éloignés de cinq arpens, ce qui obligea toute sa troupe à courir à toutes jambes vers le fort, pour y être arrivée avant que l'ennemi eût le temps d'en fermer la porte,—-ce qu'il ne put exécuter ; lorsqu'il fut près de la porte il fit sommer le Commandant de se rendre, en lui promettant et à sa garnison la vie sauve ;—et on lui répondit par des coups de fusil et des grenades; alors il fit brécher la porte, qui fut baissée en moins d'une heure, pendant laquelle on se battit de part et d'autre ; les troupes entrèrent dans le fort, et firent main-basse sur tout ceux qu'ils rencontrèrent ; il n'en échappa que très peu,—entre autres une femme.
Cet Officier, maître du fort, commença à faire jeter à l'eau les barils de poudre, en les faisant défoncer ; mais le feu ayant pris à une maison, il fut obligé de se retirer précipitamment avec sa troupe,—crainte d'être enveloppé dans cet incendie : à peine étoit-il à quatre arpens, que le feu prenant au restant des poudres fit sauter le fort ; les bâtimens furent enlevés, et ce qui resta fut en feu dans l'inslant: le coup fut si violent, et la commotion si forte, que sa troupe, saisie d'effroi, tomba sur les genoux ; cette action ne coûta aux François que trois hommes de tués et autant de blessés : les Anglois y perdirent, et dans l'action qui l'a précédée, 60 hommes, et eurent 30 prisonniers, qui furent menés à Montréal.
M. Dumas étoit resté Commandant au fort Duquesne ; c'étoit comme une récompense de la victoire qu'il avoit gagnée. Pierre de Pecaudy, Ecuyer, Seigneur de Contrecœur et de St. Denis, sorti d'une maison anoblie en Canada par Lettres Patentes du Mois de Janvier, 1661,—y commandoit ; il ne manquoit ni de bravoure ni d'exactitude à remplir ses devoirs; mais il n'avoit pas les qualités nécessaires pour commander dans un poste où l'on craignoit à tous momens d'être aux prises avec l'ennemi, et où il falloit, par conséquent, réunir beaucoup de qualités pour s'y maintenir.
M. Dumas entretenoit les Sauvages dans les favorables dispositions où ils étoient, et leur faisoit des présents considérables, et les envoyoit faire des courses le long de l'Ohio, ou dans la Pensylvanie, où ils dêvastoient tout.
Le Commandant du Détroit en faisoit de même ; il avoit gagné les Sauvages de son poste qui lui avoient promis de ne point faire la paix avec les Anglois.
Ce n'étoit plus le S. de Céloron qui y commandoit ; il avoit enfin obligé le Gouverneur à le relever; et il étoit revenu à Montréal, où il ne servoit point, et jouissoit seulement de ses appointemens ; c'étoit une perte pour le corps des Officiers Canadiens ; car il étoit brave, intelligent, et capable de commander ; il eut des ennemis qui le perdirent, et sa hauteur ne lui permit pas de prendre les biais qu'il falloit pour les détruire ; on lui avoit donné pour successeur, mais sans commission de la Cour, le S. Demuy, Capitaine de la Colonie, qui s'attira, de la part des commerçans et des habitans de ce poste, des affaires qui le conduisirent au tombeau : cet Officier étoit un des mieux nés et des plus spécieux de la Colonie, et capable de répondre aux vues qu'on s'étoit proposées en lui confiant ce commandement.
Malgré la misère qui régnoit, on n'en fit pas moins les préparatifs nécessaires pour soutenir la guerre ; on fit faire des farines et on renvoya l'abondance et l'aisance dans les forts et les armées ; Québec seul fut réduit à la mendicité ; on ne trouvoit point de pain chez les boulangers ; celui qu'ils faisoient étoit exécrable ; on avoit, outre cela, à supporter leur insolence ; enfin on réduisit tout le monde à une livre de pain par jour ; et comme on trouva que la dépense étoit encore trop forte, on fixa la portion à une demi-livre: le seul espoir fut que les secours de France qu'on faisoit espérer amélioreraient les choses; mais ce n'étoit pas là le but des intéressés.
Cependant M. de Vandreuil, non content d'avoir détruit les munitions des ennemis, et par là d'avoir déconcerté leurs projets sur le Lac et les postes d'en haut, résolut de faire tomber Chouaguen, afin de tranquilliser la Colonie de ce côté, et de se renfermer plus aisément dans la défensive, en attendant les secours de France : il envoya[110] de ce côté un détachement de 800 hommes, pour tenir l'ennemi en échec, et observer ses mouvemens ; ce détachement fut commandé par le S. de Villiers, Capitaine de la Marine, frère de M. de Jumonville ; cet Officier étoit brave et prudent, capable d'exécuter les plus périlleuses entreprises; de tout temps il avoit donné des marques d'intrépidité ; cet Officier alla se camper près d'une rivière nommée aux Sables ;[111] il y fit construire un petit fort de pieux debout, dans un endroit par où cette rivière se jette dans le Lac Ontario ; l'accès en étoit difficile et dérobé à la vue par les broussailles qui l'entouroient, en sorte qu'on pouvoit le compter éloigné, dans le temps qu'il étoit sur les talons. 11 se présenta souvent à l'ennemi ; il pilla leurs munitions ; et les réduisit à prendre les plus grandes précautions pour faire rendre à Chouaguen leurs vivres et leurs troupes.
Les Cinq Nations s'aperçurent bien que le dessein des François étoit d'attaquer Chouaguen ; ils craignoient que, cette conquête faite, ils ne pénétrassent dans leurs pays, et portassent la guerre vers Corlaer : les Onnontagués, les Goyogouins, les Oneyuths, et les Anniers[112] s'assemblèrent, et résolurent d'empêcher, s'il le pouvoient, que la guerre ne se fit de leur côté ; ils se consultèrent avec Johnson sur leur projet, qui l'approuva d'autant mieux que, s'ils pouvoient réussir, leurs frontières de ce côté-là n'auroient rien à craindre ; ils envoyèrent donc à Montréal trente députés de leur nation qui furent très-bien reçus ; l'Orateur après avoir loué Onontio (c'est le nom que les Sauvages donnent au Gouverneur François) de sa prudence, dit : que si jusqu'alors sa nation ne s'étoit pas rendue aux sollicitations de ses frères François, ce n'étoit pas par un mauvais principe ; qu'ils ne s'étoient jamais opposés à ceux qui avoient voulu les suivre ; mais que l'intérêt de sa nation en général avoit exigé qu'ils se tinssent dans une parfaite neutralité ; que leur situation ne leur permettoit pas de se déclarer pour l'un ou pour l'autre, sans voir périr leurs familles, et exposer leur tranquillité ; mais que si Onontio avoit pour eux la même bonne volonté dont il leur avoit jusqu'à présent donné des marques, ils le prioient de ne pas barrer le chemin de Montréal à Chouaguen, et de ce dernier endroit au Rocher fendu ;[113] ce terme de ne pas barrer veut dire de n'y point faire de guerre, et de n'y avoir point de troupes:—le Général leur répondit, qu'il ne pouvoit leur accorder cette demande ; que l'usage de ses jeunes gens et de ses guerriers étoit d'aller partout chercher leurs ennemis, et de se battre avec eux là où ils les rencontreraient ; qu'il ne pouvoit les en empêcher; mais que, pour eux, pourvu qu'ils ne fussent point avec les Anglois, on ne leur feroit aucun mal ; ensuite il leur fit des présens et les renvoya.
Enfin M. de Rigaud de Vaudreuil, Gouverneur des Trois-Rivières, arriva de France : il annonça de grands secours en troupes, vivres et munitions,—ce qui rétablit, en pen, la tranquillité.
Le Général avoit aussi fait construire à Frontenac, deux bâtimens, de 15 à 20 pièces de canon ; ils étoient commandés, l'un par le nommé Laforce, brave homme,—et l'autre par un gentilhomme Canadien nommé La Broquerie ; lorsque ces bâtimens furent en état, on les fit croiser dans le Lac, où ils coulèrent à fond quelques petits bâtimens et berges Angloises, et contraignirent les autres à rester devant Chouaguen.
Telles étoient les affaires lorsque le Marquis de Montcalm, Maréchal de Camp, arriva[114] pour commander les armées dans ce pays ; il avoit sous lui M. le Chevalier de Lévis Leran, Brigadier, et Bourlamarque, Colonel des troupes de terre.
M. de Montcalm ne se reposa que quelques jours à Québec, et il en partit pour se rendre à Montréal, concerter avec M. de Vaudreuil les opérations de la campagne ; ce dernier avoit déjà envoyé camper partie des troupes de terre de la Colonie et les Canadiens à Frontenac ; il fit part de ses projets sur Chouaguen à M. de Montcalm, qui les approuva : en conséquence, les troupes nouvellement arrivées de France eurent ordre de joindre les autres, et partirent sous le commandement de M. de Bourlamarque ; M. de Montcalm se rendit à Frontenac, où après avoir fait la revue des troupes, il partit le 5 Août, 1756, et arriva le même jour à la Baie de Niaouaré,[115] où étoitle rendez-vous général : ensuite il détacha un camp volant commandé par M. de Rigaut, et lui donna ordre de l'attendre à l'Anse à la Cabane, à trois lieues de Chouaguen, et l'ayant rejoint quelques jours après,[116] il l'envoya camper à demi lieue du fort Ontario ; pour lui, il passa devant Chouaguen, malgré le feu des batteries des deux places, et de deux barques, qui étoient à l'embouchure de la rivière.
Chouaguen, autrement dit Oswego, étoit situé à la droite de l'embouchure d'une rivière qui se jette dans le Lac Ontario ; quoiqu'il fut sur une eminence, il étoit dominé de plusieurs côtés; comme le fort étoit proprement peu susceptible de défense, les Anglois avoient fait des retranchemens qui montoient jusqu'au coteau ; Chouaguen n'étoit qu'une grande maison bâtie en pierre, et entourée, à peu de distance, d'une muraille flanquée de quatre petits bastions quarrés, dans lesquels il y avoit des canons : sous le fort étoit une rue, où habitoient les marchands et quelques artisans utiles ; à gauche de 3a rivière, les Anglois avoient élevé une terrasse de palissade et un petit fort en forme d'étoile, qu'ils nommoient Ontario.[117]
Le terrein répondoit à la beauté du climat, qui y est des plus doux ; aussi les Anglois, qui sont fort industrieux, y trouvoient l'aisance de la vie, et avoient abondamment des fruits et des légumes de toutes espèces, et d'un goût excellent : les déserts ne s'étendoient pas bien loin ; les bois étoient remplis d'arbres nécessaires à la construction, et encore d'autres inconnus en Europe, comme le cotonnier, et une espèce de laurier[118] dont le fruit peut servir à faire de la cire, la racine à mettre dans les sauces, et étant très odoriférante, et la moelle à guérir les maux des yeux, infusée pendant quelque temps dans l'eau: le rocher sur lequel est bâti Chouaguen est d'un beau grain; le lac et la rivière abondent en excellens poissons.
M. de Montcalm, après avoir fait reconnoître les forts et les retranchemens, fit enfin ouvrir la tranchée[119] dans le bois à 80 toises du Fort Ontario,—que les ennemis abandonnèrent le lendemain au soir, et se replièrent sur Chouaguen : dès qu'on en fut maître, il fit élever de ce côté une batterie de neuf canons, qui donnoit sur le Fort Chouaguen ; dès qu'elle fut prête, on fit un feu si vif qu'en peu de temps il y eût une brèche considérable, et que le Commandant [120] fut tué, avec plusieurs autres. M. de Montcalm, qui s'aperçut de l'effet de cette batterie, fit passer M. de Rigaud, à la tête des Canadiens et des Sauvages, la petite rivière, afin de tenter de forcer les retranchemens, qu'il pouvoit avec la même batterie prendre à revers, lorsque l'action seroit commencée; mais les Anglois ne lui donnèrent pas le temps d'exécuter ce projet ; la garrison capitula le 14 sur le midi ; elle fut faite prisonnière de guerre ; elle sortit au nombre de seize cents[121] hommes, y compris quatre-vingts Officiers, et M. Schuyler,[122] Colonel d'un régiment de Milice ; on y prit trois caisses d'argent, cinq drapeaux,—cent vingt-trois bouches à feu,—six barques armées depuis quatre jusqu'à vingt canons,—trois cents berges ou bateaux, et beaucoup de munitions de guerre et de bouche ; on fit descendre la garnison à Montréal, et ensuite à Québec, où elle resta en attendant qu'on pût envoyer des paquebots en l'ancienne Angleterre : les François n'eurent que trente hommes tués ou blessés.
Comme le fort étoit trop à portée des forces d'Angleterre, et qu'il auroit fallu, pour le conserver, une forte garnison, que la situation de la Colonie ne permettoit pas d'entretenir, il fut décidé qu'on le démoliroit : c'est à quoi on fit travailler les troupes qui néanmoins ne le ruinèrent pas autant qu'il leur étoit prescrit.
Les Anglois pour mettre leurs frontières à couvert du côté d'Orange, et pouvoir se porter avec plus de facilité sur les nôtres, s'occupèrent à bâtir sur le bord du Lac St. Sacrement un fort, qu'ils nommèrent Fort George ; M. de Vaudreuil, qui devoit appréhender qu'ils ne profitassent du départ des troupes pour Chouaguen, et qui d'ailleurs savoit que le Fort St. Frédéric n'étoit pas capable d'arrêter l'ennemi, envoya de ce côté trois ou quatre mille hommes de troupes et de Canadiens ; il fit commencer le fort qu'il nomma de son nom, mais connu plus particulièrement sous celui de Carillon.[123] M. de Lévis fut envoyé commander ces troupes, qui restèrent dans l'inaction pendant toute la campagne, si l'on en excepte quelques coups que firent les détachemens envoyés de part et d'autre, dont le plus considérable fut celui du Sieur de la Corne la Colombière, Capitaine de la Colonie, qui, ayant eu ordre d'aller au Fort Lidius observer ce que fasoit l'ennemi, et brûler leur canots, fut découvert à ce que l'on croit, par un cadet qui avoit été fait prisonnier quelques temps auparavant, qui leur avoit dit que ce Capitaine devoit partir sous peu avec un fort détachement; en sorte que les Anglois avoient eu la précaution de retirer leurs berges, et de lés mettre sous la protection du fort. Cet Officier voyant que son projet avoit manqué, résolut d'attirer dans une embuscade le détachement qu'on pouvoit faire sortir sur lui ; ayant pour cela placé une partie de son monde, il se présenta devant le fort, avec très peu ; on fit sortir, pour lui donner lâchasse, environ quatre-vingts soldats; il sembla fuir,—ils le poursuivirent, mais les Canadiens et les Sauvages ne donnèrent point le temps à ce détachement de s'avancer 'assez pour être enveloppé,—ils tirèrent trop tôt,—ce qui le fit replier à son tour sur le fort, avec perte de vingt hommes.
Du côté d'en haut, les Anglois pour se venger du ravage que les Sauvages continuoient de faire dans la Virginie et leurs autres Provinces, vinrent au nombre de quatre cents attaquer un village sur la Belle-Rivière.[124] D'abord les Sauvages s'enfuirent dans les bois avec leurs femmes et leurs enfans, pendant que deux Officiers François, avec quelques coureurs de bois, soutinrent le choc ; lorsqu'ils eurent mis leurs femmes et leurs enfans en sûreté, ils vinrent joindre les François, et firent plier les Anglois, qui perdirent 24 des leurs ; — le reste se sauvèrent dans le bois, et abandonnèrent leurs chevaux et leurs vivres : les Sauvages les y ont poursuivis,— ce qui a fait croire que peu s'étoient échappés.
Les bâtimens qui n'avoient pu se rendre l'automne précèdent à Miramichi, le firent dès le printemps; à leur retour ils chargèrent beaucoup de familles Acadiennes qu'ils menèrent à Québec, où ils reçurent le même traitement que les autres: ceux qui étoient restés avoient chargé quelqu'un 6e faire à M. de Vaudreuil les représentations les plus fortes sur leur triste situation, et surtout de le désabuser de ce que le S. de Vergor alléguoit, qu'ils étoient la cause qu'il avoit rendu le Fort de Beauséjour; ils présentèrent donc, dans le mois de Juillet, ce placet à M. de Vaudreuil :
"Les habitans de toute l'Acadie, représentés par leurs Députés, ont l'honneur de vous exposer, et leur triste état, et celui où ils sont prêts à tomber, si vous ne leur tendez une main secourable : pourriez-vous, Monseigneur, n'être pas attendri sur leur sort ; épars ça et là, persécutés par les Anglois, privés de tout asile,—il semble que la nature ne les regarde que comme l'objet de la vengeance publique. Observez, ils vous supplient, que l'unique objet de leur misère est leur seul attachement pour la France, et leur qualité de sujets de cette couronne, à laquelle les Anglois n'ont pu les contraindre de renoncer : élevés par leurs pères dans des sentimens uniformes d'attachement pour leur Roy, dont ils ont en différents temps éprouvé les bontés, peuvent-ils, sans manquer à leur religion, et à eux-mêmes, adhérer à ce qu'on exige d'eux ?—surtout dans un temps où la France armée prend hautement le parti de les venger : les habitants des Mines, ceux de Beaubassin, ceux des rivières[125] sont ou errants dans les bois ou prisonniers chez les Anglois: il est rare de trouver actuellement une famille rassemblée, et il ne reste à ceux qui le sont que le désir de se venger ; il ne dépend que de vous de leur remettre les armes à la main ; mais de grâce, accordez-leur des vivres, afin que, tous unis ensembles, ils w puissent se ranger sous les lois d'un Roy qui leur devient plus cher par la protection visible dont il les honore. Leur misère actuelle, ce qu'ils ont fait, et leur refus constant d'obéir aux Anglois, ne parlent-ils pas en leur faveur? et ne détruisent-ils pas les mauvaises impressions que quelque-uns se sont efforcés de vous donner contre eux dans l'affaire de Beauséjour? Observez, Monseigneur, leur perplexité dans ce temps critique ; alternativement intimidés et caressés par une armée Angloise[126] supérieure aux forces Françoises, ils n'osoient ni agir ni parler ; d'ailleurs,—que ne les mettoît-on aux prises avec l'ennemi ? ils se seroiont peut-être, dès ce temps, familiarisés avec la guerre :—les suppliants se sont retirés à Miramichi au nombre de 3,500, parce qu'ils pensent que c'est le seul endroit où les familles peuvent plus facilement se rassembler, et où ils vivront avec plus de commodité par rapport à la pêche : c'est pourquoi ils vous supplient d'y faire envoyer les vivres ; mais comme, dans ce temps critique, il ne semble pas possible d'envoyer des vivres suffisamment pour tant de monde,—ils vous prient de leur faire donner beaucoup de pois et de fèvres, et très-peu de farine et de viande, parce qu'ils y suppléeront par la pêche et le secours de quelques animaux : au reste, Monseigneur, les habitants n'insistent à demeurer à Miramichi, que parce qu'ils M prévoient que le transport de tant de monde est presqu'impossible pour cette année, et que leur établissement dans cet endroit sera favorable à la Colonie du Canada ; mais il vous observent que les Micraacks sont de très-mauvais voisins, quoique dirigés par M. de Ménac ; ils détruisent tout; c'est pourquoi ils vous supplient d'envoyer à Miramichi une personne de probité qui puisse leur faire une juste distribution des vivres, ne voulant avoir aucune affaire avec ce missionnaire : M. de Boishébert leur a promis de rester avec eux, mais à condition qu'il ne se mêleroit pas de ces Sauvages, qui sont tels que quand on leur refuserait des vivres, ou qu'on les transporteroit autre part, il n'en résulteroit pas un plus grand mal aux François qu'ils en ont fait aux Anglois,— ne se caractérisant que par les vols et l'oisiveté.
Ils finirent leur requête par la prière de ne pas faire de différence d'eux d'avec les autres sujets du Roy.[127]
L'Abbé Ménac, dont il est question dans cette requête, avoit succédé dans cette mission au Père de la Corne, Récollet, à qui on avoit donné le sobriquet de "Capitaine Jean Barthe :" en effet, ce missionnaire n'avoit de son ordre que l'habit ; il étoit commerçant ; il ne venoit à Québec que pour vendre ses effets et faire des retours : il avoit une Goêlette qu'il commandoit ; quand il eut amassé de grandes sommes il quitta sa mission et demanda à passer en Fiance, sous prétexte de quelques indispositions ; en attendant, l'argent qu'il avoit, lui servit à entretenir un équipage ; il se mêla avec les Dames, et ne se soucia plus de son couvent : il passa en France, où, à force d'argent, il s'est fait séculariser.
L'Abbé Ménac, qui lui a succédé, étoit le très-digne adjoint de l'Abbé de Laloutre, et étoit, avant la prise de Beauséjour, missionnaire à la Baie Verte, où il s'étoit rendu odieux par ses impertinences ; l'on voit, par la requête des Acadiens, qu'il ne s'étoit corrigé de rien ; il étoit taxé, de plus, d'être traître au Gouvernement, c'est ce qu'on verra qu'il a justifié dans la suite.
La récolte ayant presque manqué dans le gouvernement de Québec, et le secours, en vivres, de France, n'étant pas venu aussi abondamment qu'on l'espéroit, la farine se vendit jusqu'à cent trente livres le cent, et l'Intendant se trouva obligé de faire taxer la viande à six sols, au lieu de douze, mais ce ne fut que pour les pauvres qui alloient au magasin chercher des billets.
Sur quelques représentations des Acadiens, M. de Vaudreuil permit à un nommé Bronard dit Beausoleil d'armer sur la Baie Françoise[128] un petit Corsaire, avec lequel il fit quelques prises.
Les Acadiens qui se rendirent à Québec, apportèrent avec eux beaucoup de billets. M. Bigot, qui ne vouloit pas multiplier les lettres d'échange, et déroboit, le plus qu'il pouvoit, à la Cour, les énormes dépenses qui se faisoient,— remettoit l'acquit de ces billets après le tirage des lettres d'échange ; mais cette précaution n'étoit que pour les malheureux; les personnes en place étoient payées: cet argent diminuoit au trésor des deux septièmes, en sorte que douze livres étoient réduites à huit livres onze sols cinq deniers. Deschenaux étoit lié d'intérêt avec le trésorier ; d'ailleurs il étoit receveur de l'imposition qu'on avoit mise sur les Bourgeois de Québec pour l'entretien des Casernes ; en conséquence il ne pouvoit manquer d'argent : ainsi ces pauvres gens et autres s'adressoient à lui, et traitoient souvent à un tiers et moitié perte, suivant leurs besoins ; ce commerce, qu'il a toujours continué, lui a valu beaucoup ; d'ailleurs il trouvoit bien lieu de se les faire acquitter lorsqu'il étoit pressé.
M. Bigot avoit enfin obtenu de la Cour ce que sa société avoit demandé ; elle l'avoit contraint par des voies secrètes à sentir lui-même la nécessité d'un Munitionnaire ; il avoit été obligé de faire acheter le riz qui se trouva dans la Colonie, et il le faisoit distribuer aux pauvres gens à meilleur marché qu'il ne coûtoit au Roy, en sorte que l'état en supportoit la perte, et comme il informoit la Cour de cette dépense, il lui avoit fait sentir qu'elle s'en débarrasseroit au moyen d'un Munitionnaire, qui, étant obligé de faire venir les munitions de France, laisseroit à la Colonie sa subsistance et ses besoins : sur cela, le marché fut conclu, et le prix des rations rendu, dans chaque poste, fixé: ainsi le premier Janvier, 1757, Cadet fut déclaré Munitionnaire général en Canada, et l'on fut étonné de voir cet homme passer, tout d'un coup, du couteau à l'épée.
L'Intendant envoya à tous les Garde-magasins qui étoient dans les postes du Roy, des instructions relatives à la conduite qu'ils dévoient tenir vis-à-vis des Commis du Munitionnaire, et il leur ordonna de remettre aux Commis, par inventaire, les munitions de bouche qui se trouvoient alors dans les postes; il leur prescrivit aussi qu'ils ne dévoient faire aucunes distributions sans leur ordre, ou celui du Commandant; qu'alors ce dernier tireroit, comme à l'ordinaire, sur le Garde-magasin, qui là-dessus donneroit un bon sur le Munitionnaire, et qu'on compteroit tous les trois mois sur les bons qui seroient vérifiés sur ceux du Commandant ; on régla aussi la quotité et la qualité des vivres qu'on devoit délivrer ; et comme le Munitionnaire s'obligeoit de rendre à ses frais les vivres dans les postes, en lui fournissant des, bateaux, on les avertissoit de ne passer aucuns vivres à ses engagés ou commis ; et à l'égard des vivres des Sauvages, ils furent aussi convertis en rations.
Les Garde-magasins qui avoient été jusqu'alors dans les postes, n'avoient pas fait de fortunes : ils perdoient par cet arrangement, parce que sur les vivres qu'on leur envoyoit, on leur passoit, pour le trait des petites pesées et déchet, sur la farine, 5 pr. cent,—le lard, 10 pr. cent,—le bled d'Inde, 5 pr. cent,—le tabac, 10 pr. cent,—la poudre et le plomb, 7 pr. cent, —et l'eau-de-vie, 5 pr. cent, qui, joint à la façon, leur faisoit un petit bénéfice au bout de l'année, mais qui cependant n'étoit rien en comparaison du commerce que leur emploi leur facilitoit : les plus honnêtes gens d'entre eux furent obligés d'abandonner, ou on les releva pour en mettre d'autres qui favorisoient la société.
Le Munitionnaire débuta par demander d'avance un million de livres, qui lui fut compté tout de suite : il prit à son service tout ce qui se présenta ; tout fut bon : et comme il en eut bientôt un plus grand nombre que le Roy n'en avoit eu jusqu'alors pour le même objet, on en fut étonné, et encore bien plus, quand on sut les forts appointemens qu'il leur donnoit.
Il avoit chez lui un nommé Corpron,—homme de néant, que les coquineries avoient fait chasser de chez différents négociants dont il étoit Commis, mais il avoit de l'esprit, et entendoit parfaitement le commerce; Cadet l'avoit depuis deux ou trois ans à son service ; il l'avoit intéressé dans son commerce, en sorte qu'il étoit devenu son homme de confiance ; il fut aussi le premier de tous, et commença à prendre connaissance des affaires ; il examinoit les comptes rendus ; il avoit le détail du gouvernement de Québec ; on ne sait quels arrangemens il fit avec le Munitionnaire, mais personne n'ignore qu'il gagna de grandes sommes, et qu'en très-peu de temps il devint puissamment riche.
Les gouvernements de Montréal et des pays d'en haut furent confiés aux nommés Pennisseault et Maurin. Pennisseault étoit d'un caractère vif et entreprenant ; il étoit excellent pour le dehors, comme à faire des marchés, à faire travailler, et avoir l'œil en même tems sur différentes choses ; mais il étoit de mauvaise foi, et double dans toutes ses démarches: on prétend qu'il avoit été obligé de sortir de France pour des affaires de commerce ; il avoit épousé une fort jolie femme, fille d'un marchand de Montréal, qui devint la maîtresse de Péan, à qui M. le Chevalier de Lévis l'enleva, et l'a emmenée en France ; outre que cette femme étoit belle, elle avoit encore des qualités d'esprit qui la faisoit regarder avec admiration ; sa conversation étoit libre et enjouée ; elle avoit de répandu dans toutes ses manières quelque chose de grand ; comme elle tenoit une grande table, les Commis du Munitionnaire, tous gens de néant, étoient admis ; on blâma souvent M. le Chevalier de Lévis d'y manger presque tous les jours comme il le faisoit, et de se confondre avec eux ; son mari ne la voyoit pas la plupart du temps ; sa vie licentieuse l'aliéna d'elle, sans cependant rompre, et il s'en dédommagea sur les femmes de ceux qui étoient sous ses ordres.
Maurin étoit l'homme le plus difforme de la Colonie ; il étoit bossu, et n'avoit rien que de sinistre dans la physionomie et le maintien ; mais il avoit beaucoup d'esprit et quelque peu orné ; il avoit été commis de quelques marchands, où il fit voir de la capacité; il étoit ambitieux, et souvent généreux par vanité; il poussa le luxe jusqu'où il pouvoit aller en Canada ; et, à l'égard du désir d'amasser du bien, Cadet ne pouvoit choisir deux personnes qui se concilieroient mieux et qui emploieroient plus de moyens de vexation et de détours qu'eux ; aussi on ne vit voler et en donner l'exemple plus impunément, et jouir, ou plutôt triompher de la misère publique, avec plus de faste et d'arrogance qu'ils le firent.
Cadet ayant obtenu ce qu'ils demandoit, ou plutôt la société, il s'agissoit de ne pas laisser échapper un morceau considérable,—je veux dire le détail de l'équipement des troupes et des milices,—ou en charger Péan sous le nom de Major ; M. de Vaudreuil acquiesça, à son égard, à tout ce qu'on voulut, en sorte que l'Intendant lui donna[129] tout pouvoir et dans les magasins et sur les vivres ; alors tous les emplois du Roy et du Munitionnaire devinrent à la nomination de la société, à laquelle M. Bigot donnoit tout et accordoit tout.
1757.—Cependant la misère n'en régnoit pas moins dans la Colonie ; le peuple de Québec continuoit à n'avoir plus de pain ; le bled étoit rare à la campagne ; l'Intendant en avoit fixé le prix à six lives le minot ; mais l'habitant ne trouvoit pas que ce fut assez ; il le cachoit. Cadet proposa à M. Bigot d'envoyer du monde avec des ordres précis dans les campagnes pour l'enlever. L'Intendant goûta ce projet et celui d'arrêté? tous les moulins ; il envoya donc quelques conseillers qui les scellèrent en mettant des cachets aux endroits nécessaires ; en sorte qu'on ne pouvoit les faire aller sans les rompre ; et on ne laissa que ceux des favorisés ou de ceux qui parlèrent un peu haut, et ne parurent pas absolument traitables ; ensuite on fit des levées si considérables, que Cadet, qui avoit acheté plusieurs terres de suites, fit défricher, labourer, et entourer de pieux son bien, en payant en bled ; seulement Deschenaux et quelques-uns de ceux qui avoient été envoyés dans les côtes, vendoient du bled à vingt-quatre livres le minot—somme exorbitante, à laquelle peu de personnes pouvoient atteindre : ainsi comme la misère au lieu de diminuer augmentoit, quelques personnes s'ingérèrent de s'associer pour fournir, pendant, un certain temps fixé, de la viande et du pain au peuple ; après avoir dressé leur projet ils le présentèrent à l'Intendant qui le garda pour l'examiner; s'il eût réussi, il auroit pu faire tort à Cadet; mais les affaires étoient telles que ce projet ne pouvoit subsister ; comme c'étoit des Conseillers qui l'avoient imaginé, Bigot n'avoit garde de le refuser, ni de leur dire ce qu'il en pensoit ; car quoique au fonds ils ne fussent pas moins avides que les autres,—étant certains qu'ils avoient bien combiné le profit qu'ils pouvoient faire pendant trois ans, (terme qu'ils demandoient,)—ils couvroient leur demandes du prétexte du bien public ; ainsi il leur fit expédier la ratification du marché aux conditions qu'ils demandoient, et qu'ils s'étoient imposées ; mais à peine eurent-ils commencé qu'ils sentirent la chimère de leur projet, et leur peu de capacité, et ils demandèrent avec autant d'instance que leur marché fut cassé, qu'ils en avoient fait pour en obtenir l'approbation. Cadet envoya donc des commissaires dans tous les postes; comme les Acadiens étoient plus considérables, on y fit plus d’attention qu'aux autres ; on avoit laissé subsister, sur les états du Roy, les quatre-vingt mille livres de fonds, que le Roy passoit pour principal de leur dépense, cette somme n'étoit pas à mépriser; M. Bigot y envoya pour la forme un Garde-magasin, et la société un Commis, à qui on donna des marchandises de toutes espèces: le Garde-magasin eut ordre de ne faire aucun commerce, et de ne rien acheter pour le compte du Roy, mais de tout
reprendre chez le Commis du Munitionnaire, et d'en signer les états ; et pour mieux agir, on traita dans la suite avec M. de Boishébert, qui y fut envoyé Commandant, en sorte que le Commis du Munitionnaire retira tout l'argent du Roy, et que les dépenses ne s'y firent qu'à son profit.
Pennisseault et Maurin avoient le détail de Montréal, et eurent chacun un différent titre ; Pennisseault fut nommé Inspecteur, et Maurin Trésorier.
Le premier, en sa qualité, alla dans tous les postes faire sa visite, ordonna de nouveaux bâtimens où il étoit nécessaire d'en construire, placer, confirmer ou déplacer les Gardes-magasins,—ce qui dépendoit moins de leur capacité que de leur disposition à la coquinerie,—en sorte que plusieurs perdirent leurs emplois dans le moment où par leur probité ils comptoient mieux de les conserver ; on substitua à leur place des gens plus dociles, ou, comme on disoit communément, des gens qui ne se mêloient point d'examiner ce qu’on leur faisoit faire ; et, comme Pennisseault et Maurin : avoient soustrait quelques parties des fournitures, ils avoient intérêt à ce que leurs Commis fussent tels qu'ils les vouloient ; ce fut dans, ces visites que Pennisseault s'assura des Commandans et des Gardes-magasins par des présens réels, qui consistaient en vin, eau-de-vie et sommes d'argent,—le tout réparti suivant leurs dispositions, et ceux qu'on pouvoit attirer ; car, à l'avancement du Munitionnaire, le vin et l'eau-de-vie que l'on donnoit ordinairement, disparurent, en sorte que les rations des postes se trouvèrent quadruplées, on alloit même jusqu'à faire payer au Roy les vivres qu'il avoit donné au Munitionnaire ; ce fut au savoir de Pennisseault et Maurin que l'on dut le projet.
La Cour avoit surtout recommandé à M. de Vaudreuil d'écarter, autant qu'il pouvoit, les ennemis des frontières, et elle ne lui prescrivit l'offensive que dans cette seule occasion ; il continua pendant l'hiver à envoyer des détachemens de Canadiens et Sauvages, pour être informé de leurs préparatifs et à s'attacher les nations par les présents et les colliers qu'il envoyoit chez elles : la prise et la destruction de Chouaguen, et les prospérités que la Colonie avoit eues jusqu'alors, avoit fixé l'incertitude de beaucoup de Sauvages, et les avoient déterminés en notre laveur.
Les Anglois n'avoient cessé de travailler au Fort George ; ce fort étoit situé sur le bord du Lac St. Sacrement ; il couvrait, de ce côté, les frontières, et servoit de place d'arrhes et d'entrepôt pour les opérations qu'ils méditoient sur nos frontières ; ainsi il paroissoit nécessaire de le détruire ; d'ailleurs, on n'ignoroit point que les grands préparatifs qui s'y faisoient ne lussent pour venir nous attaquer ; le Général crut devoir tenter le surprendre, avant que les ennemis s'y fussent rassemblés et y eussent porté leur forces; il communiqua ses idées à M. de Montcalm ; ils résolurent d'envoyer un fort détachement pour le surprendre, et, en cas qu'on le manquât, de l'assiéger dans les formes, avant que les Anglois eussent réuni leurs forces.
Le détachement pour cette expédition fut composé de 1,500 hommes, savoir, cinq piquets de troupes de terre, 300 soldats de la Colonie, 650 Canadiens, et 400 Sauvages.
Le commandement général fut confié à M. de Rigaud de Vaudreuil, et il eut pour second M. le Chevalier de Longueuil, Lieutenant du Roy à Québec ; les gouverneurs particuliers avoient rang de Colonels, et les Lieutenants du Roy de Lieutenants Colonels, suivant le règlement de la Cour, et marchoient suivant la date de leurs commissions.
Pierre François Rigaud de Vaudreuil étoit frère du Général, et brave soldat, mais peu spirituel; il étoit bon, affable, et d'un caractère bienfaisant, et capable de tout oser pour la gloire de son Prince.
M. le Chevalier de Longueuil n'en cédoit point à l'autre en bravoure ; il avoit de l'esprit, et entendoit assez bien son métier.
M. de Montcalm ajouta à ces deux Officiers, pour commander les troupes de terre, M. de Poularier, lors Capitaine des grenadiers au régiment de Royal Roussillon.
M. Dumas, qui étoit revenu du Fort Duquesne, commandoit la Marine, et le Chevalier le Mercier y étoit en qualité d’Ingénieur.
Les instructions de M. de Rigaud portoient de surprendre le fort par escalade, mais en cas qu'il ne le pût pas, de brûler tous les bâtimens, les bateaux et les hangars qui étoient hors du fort.
M. de Montcalm enjoignit aussi d'obéir en tout aux ordres de MM. de Rigaud et de Longueuil, et d'entretenir l'union entre ses troupes et celles de la Colonie ; d'engager ses groupes à donner l'exemple de la valeur, et qu'en cas d'un Conseil 4e guerre où il serait d'un sentiment différent, de ne le donner que par écrit.
Tout étant prêt, M. de Rigaud partit et. se trouva le 17 Mars à sept heures du soir sous une montagne, où il campa à une lieue et demie du Fort George ; le lendemain il le fit reconnoitre par MM. le Mercier, Dumas, et Poularier, qui au moyen d’un télescope le virent de dessus une hauteur qui le dominoit, et n'étoit qu'à environ une demi lieue ; ils aperçurent beaucoup de monde qui travailloient vivement ; ils firent rapport qu'il leur paroissoit trop difficile à escalader, et qu'on ne pouvoit planter des échelles que sur la moitié d'une face ; sur ce rapport l'armée partit de son camp la nuit du 18 au 19 ; on approcha du Fort le plus doucement qu'on put, et on s'aperçut que les factionnaires veilloient, et, à certains mouvemens, que la garnison étoit sous les armes ; ainsi on envoya des Cannoniers mettre le feu aux bateaux et bâtimens.
Le 20 on investit le Fort de tous côtés ; les troupes-allèrent à la fascine ; et on donna aux Sauvages le chemin de Lidius à garder.
Le 21 on fit sommer, par M. le Mercier, le Commandant du Fort de se rendre,—ce qu'il refusa, en disant qu'il se-battrait autant qu'il le pourroit.
La nuit du 21 au 22 on brûla environ 300 bateaux, trois barques, un hangar plein de vivres et d'effets; et le lendemain on brûla une plus grande barque dont le mât du beaupré touchoit à un des bastions ; on brûla aussi deux autres hangars pleins de vivres,—l'hôpital, deux galères, et les maisons qui étoient sous le Fort, d'où le Commandant faisoit néanmoins faire grand feu, mais ces incendies se faisoient la nuit, et la garnison n'étoit pas suffisante pour envoyer des piquets protéger ces bâtimens.
Ce fut à quoi se réduisit cette expédition : les Sauvages pillèrent beaucoup, et M. de Rigaud rapporta à son frère et à M. de Montcalm les connoissances qu'il avoit acquises de la situation et de la force de celte place, qui servirent à en former le siège plus sûrement.
M. de Vaudreuil ayant appris que les Anglois ne pouvoie n’aisément rassembler leur armée,—que même elle leur devenoit inutile en attendant qu'ils eussent ramassé des vivres et construit des barques pour remplacer ce qui avoit été détruit au Fort George, ne se pressa pas de faire faire le siège de celte place; d'ailleurs il attendent que le Munitionnaire eût reçu des vivres de France, comme il l'avoit promis, et s'y étoit engagé par son marché : il envoya seulement M. de Bourlamarque, avec deux bataillons, pour continuer les fortifications du Fort Carillon, et faire occuper les postes de la Chute et du Portage entre les Lacs Champlain et St. Sacrement.
M. de Pouchot, Capitaine des troupes de terre, fut aussi envoyé pour fortifier le Fort de Niagara : cet Officier étoit le plus capable de tous de fortifier une place et de la défendre ; aussi en a-t-il fait la plus régulière qu'il y ait en Canada, eu égard à sa situation.
On invita les nations à descendre à Montréal, et lorsqu'elles y furent, on assembla un grand conseil, où M. de Vaudreuil leur parla ainsi : "Je vous ai invité pour être témoins des opérations que nous allons faire, afin que, lorsque vous serez retournés sur vos nattes, vous racontiez ce que vous aurez vu. L'Anglois a depuis peu bâti un Fort sur les terres de votre père le grand Onontio ; il m'a commandé de le détruire ; je vous invite de vous y trouver." Ensuite il leur donna un collier.
Les Sauvages lui répondirent qu'ils ne s'étoient rendus à sa parole que pour faire sa volonté, et le conseil se termina par des présents que le Gouverneur Général leur fit.
Les troupes et les milices ayant eu leur rendez-vous à St. Jean, Péan s'y trouva, où il fit ses fonctions et son profit : le transport de la rivière Richelieu, communément appelée Chambly, à cause du Fort de ce nom, étoit lucratif ; un certain gentilhomme qui l'avoit entrepris dans un temps où il n'étoit pas considérable, y avoit fait une fortune honnête; Péan et le Chevalier se le firent donner ; voici la substance du traité :
On fournissoit aux entrepreneurs les bateaux et leurs agrès, dont ils dévoient rendre compte après la campagne.
Ils étoient obligés de fournir les hommes et le harnois, et de les nourrir et payer à leurs frais, et ils s'obligeoient de remettre les effets bien conditionnés et de payer même ce qu'il en manqueroit s'il y avoit de leur négligence.
Le Garde-magasin à St. Jean devoit leur remettre un état signé de lui, des effets, sur lesquels ils étoient payés, le quintal pesant : de St. Ours à St. Jean, quatre livres, et de St. Ours à Chambly, seulement vingt sols; chaque grand bateau étoit payé quinze livres, et chaque petit douze.
A observer les marchés, il semble qu'on prend toutes les précautions possibles pour l'intérêt du Roy. Cependant, rien de moins ; les marchés n'étoient pas faits au nom des Officiers, mais de quelques particuliers qui en avoient l'inspection, ou quelque petit intérêt ; on faisoit partir de Montréal les marchandises en bateaux ; on commandoit du monde pour les mener à Sorel ; de cet endroit les Officiers en faisoient commander, qui ne leur coûtoient rien pour les mener ou à Chambly ou à St. Jean ; les habitans de la rivière aimoient encore mieux faire cette corvée gratis que d'être toute une campagne éloignés de chez eux ; en sorte que ces transports ne coûtoient rien aux entrepreneurs. On n'oublioit pas non plus, lorsqu'il y avoit des détachemens, de charger leurs bateaux, et ils passoient au compte des entrepreneurs. On ne sauroit imaginer les vols qui se faisoient dans ces transports ; outre qu'on chargeoit souvent, dans les magasins du Roy, les factures beaucoup plus qu'on ne délivroit, on ne rendoit pas même tout ce qui en étoit sorti; chacun s'en approprioit un morceau,—commis,—habitans,—jusqu'aux Officiers, qui, après avoir bien pillé dans les ballots, gardoient les agrès des bateaux, et venoient encore solliciter leur payement ; car il faut observer que les Officiers de la Colonie ne faisoient rien gratis. Lorsqu'ils étoient commandés pour aller en partis, ils se faisoient donner, sur leurs routes, tout ce qui étoit nécessaire pour leur subsistance, et même au-delà, qu'ils payoient en certificats, qui étoient acquittés. Ceux qui alloient pour les services dans les côtes, ou qui étoient détachés pour conduire des détachemens ou des effets dans les postes étoient payés, et n'en faisoient pas moins des certificats qui, souvent, étoient pour leur propre compte, moyennant d'autres personnes à leur place pour les présenter; ainsi Péan, qui recevoit tout à St. Jean, le distribuoit à sa fantaisie ; un détachement de cent hommes qui passoit en valoit six cents au Munitionnaire.
Le Fort St. Jean n'étoit par lui-même susceptible d'aucune défense ; il étoit situé sur la rivière Richelieu, à portée de Montréal par la communication de la Prairie,—et servoit d'entrepôt pour le Lac Champlain ; et comme la guerre se portoit principalement de ce côté-là il étoit devenu considérable, parce qu'il falloit nécessairement que tout se transportât pour la subsistance de l'armée, et celle des Forts de Carillon et St. Frédéric, et leur équipement. Cadet y fit faire des grands bâtimens,—le logement qu'il occupoit et ses commis étoit magnifique,—tandis que le Grarde-magasin étoit relégué dans une tour.
Une partie des vaisseaux de France étant arrivés, et tout étant prêt pour former le siège du Fort George, M. le Chevalier de Lévis joignit, le trois de Juillet, les troupes et les milices à St. Jean, d'où il partit avec elles pour se rendre à Carillon, où M. le Marquis de Montcalm le rejoignit, et après avoir fait reposer ses troupes, il se présenta, le cinq Août, devant la place qu'il investit: avant d'ouvrir la tranchée, il somma le Commandant de la lui rendre, qui lui répondit qu'il se défendroit jusqu'à l'extrémité: enfin il fit ouvrir la tranchée, et battre la place, et lorsqu'il aperçu que les batteries faisoient effet, il le fit sommer de nouveau de se rendre,—lui représentant que s'il attendoit à l'extrémité, il ne seroit peut-être pas maître de lui accorder une capitulation honorable par rapport aux Sauvages qu'il avoit avec lui : le Commandant qui espéroit à tout moment d'être secouru par M. Abercromby, qui de jour à autre attendoit les milices des Provinces, ne voulut pas encore se rendre; il écrivit à M. Abercromby une lettre dans laquelle il lui marquoit sa situation,—le prioit de le secourir au plutôt sans quoi il seroit obligé de rendre la place; il remit cette lettre à un Sauvages, qui lut pris par d'autres, et comme ils le tuèrent pour en faire festin, suivant leur usage, ils la lui trouvèrent dans le fondement enveloppée dans une feuille de plomb, et la portèrent à M, de Montcalm, qui, l'ayant lue, pressa la place plus vivement, et contraignit enfin le Commandant à se rendre, au moment où M. Abercromby alloit marcher à son secours.
La capitulation fut, que la garnison sortiroit avec les honneurs de la guerre, armes et bagages, et seroit conduite au plus prochain Fort Anglois ; la garnison, au lieu de sortir tout de suite, et de se mettre en chemin, attendit jusqu'au lendemain ; comme on avoit promis le pillage du fort à 1,500 Sauvages, qui s'étoient trouvés à cette expédition, ce retard leur fil penser qu'on vouloit les tromper; quelques uns s'enivrèrent sur cette idée pendant la nuit ; comme ils n'étoient point accoutumés à des capitulations, en voyant sortir le lendemain la garnison avec ses effets, ils se crurent tout de bon trompés,—ils se jetèrent dessus,—en massacrèrent quelques-uns, et en firent des prisonniers, et pillèrent tout; en vain les Généraux voulurent-ils s'y opposer ; il fallut cacher ces infortunes au milieu des troupes Françaises et dans les tentes; encore en vinrent-ils tuer inhumainement au milieu de ceux qui s'étoient rendus leurs protecteurs ; ce qui en réchappa fui conduit à Montréal, et de là à Québec, où on les fit embarquer pour la Nouvelle Angleterre.
Celte action passa pour détestable, et elle l'est en effet; -mais il ne faut attribuer ni à M. de Montcalm, ni aux autres Généraux, mais au peu de discipline que M. de Vaudreuil mettoit parmi les Sauvages ;[130] il leur permettoit tout,—qualité qu'il avoit héritée de son père, comme de les croire absolument nécessaires; on les voyoit courir dans Montréal, le couteau à la main, menacer un chacun, et souvent faire des insultes ; lorsqu'on s'en plaignoit, il n'en disoit rien ; bien loin, après ce coup, au lieu de leur avoir fait des reproches et de leur en avoir fait sentir les inconvéniens, il les accabla de présens, dans la persuasion qu'il étoit que leur cruauté seroit ralentie ; les desseins des ennemis,--[131] Comme M. de Montcalm savoit que M. de Vaudreuil allendoit la nouvelle de la prise du Fort George pour faire partir des vaisseaux pour France, et qu'il devoit écrire au Ministre au sujet des nouveaux arrangemens à prendre pour la défense de la Colonie, il lui écrivit que les demandes qu'il a à faire à la Cour doivent consister en vivres, marchandises, munitions, artillerie, et troupes ;—que cependant c'est à M. l'Intendant à déterminer le premier article, parce qu'il doit mieux connoître que qui que soit les ressources de la Colonie et ses besoins ; qu’il doit demander beaucoup d'artillerie et de matières comubustibles —une seconde compagnie de cannoniers, tirée du corps Royal d'Artillerie, avec quelques Officiers,—de réduire les compagnies de la Marine à cinquante hommes,— et augmenter le nombre d'Officiers, par rapport aux détachemens des forts, et les Canadiens et les Sauvages,— à la tête desquels il en faut toujours mettre ; qu'à l'égard des troupes de terre, il faut former les huit compagnies ce qui ont été prises aux bataillons de la Reine et de Languedoc,—mettre à leur tête les huit premiers Lieutenants avec titre de Capitaine, exploitant, si on ne pouvoit renvoyer, les anciens, comme on a fait en Italie après la bataille de Plaisance ; mettre les 72 compagnies des bataillons François à quarante-cinq hommes ; ce qui feroit trois cent cinquante hommes de enfin de demander trois cents hommes de plus ;— Montagnards du Roussillon ; et il lui dit, que, par la lettre qu'il écrit, il appuie ses demandes, et en fait sentir la solidité : on verra, la campagne prochaine, l’effet de ces demandes.
Il ne se fit plus rien de considérable après cette affaire M. de Lignerie, Capitaine de la Colonie, avoit été relever M. Dumas au Fort Duquesne, d'où il continuoit de faire faire des courses par les Sauvages dans les provinces Angloises : M. de Bellestre, qui commandoit aussi au Détroit, en faisoit de même.
Les Acadiens qui étoient à Miramichi et à la rivière St. Jean, étoient toujours misérables ; les jeunes gens, vigoureux d'entre les âgés, alloient faire des courses aux environs de Beauséjour et du Fort Royal ; ils tutoient animaux domestiques qui avoient resté dans les bois, ou les faisoient passer sur les bords de la mer, d'où ils les amenoient à leur retraite ; mais c'étoit une très-petite ressource pour eux.
M. de Boishébert qui y avoit été envoyé Commandant, s'étoit intéressé dans les vivres ; ceux qu'on leur envoyoit consistaient uniquement en morue salée ou sèche ; on prit à Québec tout ce qui s'y trouva, bonne ou mauvaise ; cela fut indifférent, et ils furent obligés de s'en contenter ; cependant, on n'en paya pas moins au Munitionnaire les rations complètes, et quoiqu'il en mourut beaucoup, le même nombre subsista toujours vis-à-vis de la Cour : l'Intendant Bigot n'ignora point du tout cette manœuvre ; on prétend qu'il y donna les mains, car en 1760 il retira du Garde-magasin certaines lettres, et ordres qu'il lui avoit envoyés.
La Cour n'avoit pas été contente du peu de défense qu'on, avoit fait au Fort de Beauséjour; les dépenses qu'elle avoit faites à son occasion lui avoit fait penser qu'il ne pouvoit y avoir que de la faute du Commandant : dès l'année suivante elle avoit donné ordre à M. de Vaudreuil d'instruire le procès du S. de Vergor et celui du S. de Villeray, qui commandoit à Gasparaux, parce que dans les comptes qu'on lui rendoit la moindre enceinte de pieux étoit un fort,—ce qu'elle présumoit aussi par les dépenses qu'on y faisoit ; mais ce Général, gagné par l'Intendant, avoit évité d'obéir ; enfin la Cour le lui enjoignit si fortement, que cette année il y fut obligé; il avoit envoyé ordre au S. de Villeray, qui étoit de la garnison de Louisbourg, de se rendre à Québec,—ce que cet Officier fit. Le vingt Septembre, 1757, les Sieurs de Vergor et de Villeray reçurent ordre de rester aux arrêts, chacun dans leurs logis; comme tout étoit concerté avec l'Intendant, le Général choisit, pour instruire ce procès, un Officier affidé, et dont les connoissances étoient bornées.
On commença par M. de Vergor, qu'on interrogea, mais qui n'ayant pas l'ombre de bon sens, disoit souvent ce qui pouvoit lui être contraire ; ensuite on admit des témoins y on rejeta ceux qui parlèrent un peu trop juste, et dans ce grand nombre qu'on ouït, on n'admit que les réponses de ceux qui furent favorables à cet Officier ; on gagna quelques Acadiens et d'autres, qui, craignant la puissance de l'Intendant, de qui ils dépendoient, firent des mémoires, et déposèrent comme on leur prescrivoit ; ensuite on en vint jusqu'à donner à Vergor une personne qui ajustoit ses réponses.
Ensuite on interrogea le S. de Villeray ; e'étoit un Officier d'une très-bonne famille, et de la valeur duquel on ne devoit point douter : il présenta des mémoires vifs, et sur sa situation lors du siège du Beauséjour, et sur ce que le S. de Vergor auroit dû faire pour la défense de son fort ; que, pour lui, étant sous ses-ordres,[132]--Ces mémoires qui attaquoient la réputation de Vergor ne furent point goûtés ; on fit représenter à de Villeray que sa justification dépendoit de celle de l'autre, et qu'on pouvoit le chicaner ; il n'avoir point de protection; on lui présenta un autre mémoire, en lui disant que e'étoit celui-là qu'il falloit communiquer à ses Juges ; il fut obligé d'obéir, et de regarder comme une grâce ce qu'il devoit avoir de droit.
Enfin le conseil de guerre s'assembla au Château à Québec ; il étoit composé de MM. de Vaudreuil et Bigot, Présidents, M. de Triver, Commandant du bataillon de la Reine, de Montreuil, faisant fondions de Major Général des troupes de terre,—de M. le Chevalier de Longueuil, Lieutenant du Roy, Commandant de la place,—de Nojelle, Major des Trois-Rivières, d'Aiguebelle, St. Vineul, et Dumas, Capitaines.
Ces Officiers furent renvoyés absous: le premier rejeta le peu de défense qu'il fit sur ce que les Acadiens ne le secondèrent pas, et firent une espèce de rébellion : il y avoit bien des choses à lui objecter,—entre autres, qu'il n'en avoit fait aucun usage, et par conséquent il devoit ignorer ce qu'ils auraient fait, et que, puisqu'ils ne lui servoient de rien, il ne devoit pas les conserver, et rejeter sur ce qu'ils vouloient sortir, la reddition de son fort.
Au fond on pouvoit appeler le siège, le siège de Velours ; on dormoit tranquillement la nuit; les ennemis ne veilloient pas même matin ; ils tiroient quelques bombes,—une petite prévenoit toujours la grosse,—et on auroit dit que M. Monckton badinoit ; on ne tira pas un seul coup de canon, et de notre part, sans M. Jacan Fidmont, on auroit tout réservé la poudre pour l'ennemi, ainsi que les vivres, qu'on économisoit plus qu'on avoit fait avant le siège ; ce^qui fit dire à quelques-uns qu'il falloit que Vergor les eut vendus à l'ennemi : le Commandant resta toujours très-tranquille dans son fort,—on ne faisoit aucune sortie,:—on ne faisoit pas même coucher des détachemens en dehors des pallissades ; en un mot, jamais place ne fut si mal défendue ; il en emporta beaucoup d'argent ; ses domestiques mêmes s'enrichirent du pillage ; comme, à son retour à Québec, chacun le blâmoit, il vantoit la défense qu'il avoit faite, au prix du S. de Villeray, qu'il dépeignit comme un homme sans cœur, et qui s'étoit rendu à la première sommation ; cet Officier appris à son arrivée ces discours injurieux ; il composa un mémoire de tout ce qui s'étoit passé à Beauséjour, de la qualité de ce fort,—de ce qu'il étoit capable,-—et enfin un parallèle avec le Fort de Gasparaux, dont il fait ainsi la description :
"Le Fort de Gasparaux n'est proprement qu'un entrepôt destiné à recevoir les effets qui arrivent par la Baie-Verte, et les faire transporter à Beauséjour, dont il est éloigné de cinq lieues et demie ; il est situé sur la Baie-Verte, et au bord d'un petit ruisseau nommé Gasparaux,—nom d'un poisson qu'on y prend, qui ressemble assez au hareng ; il est de pieux debout, fort mauvais, flanqué de quatre blagouses[133] de bois moitié pourri,—sans glacis ni fossés, éloigné de quatre toises seulement d'un grand bois, et des deux côtés enfermé par de grosses souches et des fredoches qui pouvoient aisément favoriser l'approche de l'ennemi ; il avoit seulement vingt hommes de garnison pour défendre vingt-cinq toises de terrein par chaque face. Il finit par dire, qu'on ne peut pas présumer que dans sa situation il eût pu espérer une capitulation plus honorable que celle de Beauséjour, et qu'il est surpris de la conduite " du S. de Vergor à son égard, d'autant plus que si, avec vingt hommes, et dans un mauvais réduit, il eût prescrit des conditions à l'ennemi, il en auroit tiré une gloire dont le S. de Vergor seroit la victime,"—et ajouta, en parlant de Beauséjour, "la peur fit plus d'ouvrage que la bombe, et ne fit place qu'à la discorde et à la confusion ; quel moyen que dans ce chaos on se souvint de moi en m'envoyant du secours, et qu'on me mît dans le cas de faire décider si, faute de bravoure, j'ai rendu le fort."
M. l'Intendant qui étoit parvenu à son but, se chargea de faire passer en France ce procès, avec les sentences et les lettres que M. de Vaudreuil écrivit à la Cour en conséquence.
Le S. Estebe qui avoit été longtemps Garde des magasins du Roy à Québec, et qui de plus étoit Conseiller du Roy au Conseil Supérieur, s'étant démis de son emploi dès l'année précédente, passa en France extrêmement riche ; sa place avoit été donné au S. Clavery, pour récompense d'avoir bien géré "la Friponne ;" il ne la garda pas longtemps, étant mort environ huit mois après.
M. Varin sollicitoit depuis quelque temps de passer en France ; comme il avoit de grands biens, et essuyoit, de temps à autre, quelques modifications, il fit tant qu'il obtint ce qu'il demandoit.
La Cour n'avoit pas jugé convenable de remplacer le S. Bréard, Contrôleur de la Marine ; le S. Martel, frère du Garde-magasin de Montréal, en faisoit les fonctions ; mais un certain De Villiers, qui avoit été commis dans les Bureaux dé la Marine, avoit tant sollicité, qu'enfin il avoit été nommé pour simplement en faire les fonctions, avec espérance qu'on pouvoit le nommer Contrôleur ; étant arrivé à Québec, M. l'Intendant envoya M. Martel à Montréal y faire les fonctions de Commissaire à la place de M. Varin.
Le choix que fit la Cour de De Villiers ne pouvoit lui être plus préjudiciable ; elle étoit justement tombée dans le cas qu'elle vouloit éviter ; personne ne fut plus insatiable, plus double, et de mauvaise foi, que lui ; il trompoit sous les apparences les plus spécieuses ; ses mœurs et sa conduite répondirent à la perversité de son génie ; il trompa l'Intendant et le public, et se rendit, pour ainsi dire, maître des affaires de la finance, où il pilla et vola tout ce qu'il put : il devint le soutien de la grande société, qui l'intéressa, et elle ne dut pas avoir regret de lui confier ses affaires.
Cependant l'Intendant vivoit tranquille au milieu de sa Cour ; tout lui applaudissoit ; Me. Péan dominoit,—ses agrémens ne diminuoient point, mais l'on sentoit que cette vie ne devoit pas toujours durer ;—d'ailleurs M. Bigot vouloit absolument passer en France, afin qu'un autre que lui supportât l'orage de la Cour.
Les biens immenses qu'il avoit gagnés, il falloit les réaliser ; on chercha à le faire, et il vouloit qu'en passant en France les principaux de sa Société le suivissent; s'étoit pour exécuter ce dessein que Péan y passa sous prétexte de maladie, et y acheta de grands biens; comme il n'abandonna point pour cela la Société, il fut chargé de sa part de faire partir les vaisseaux-de bon primeras, et surtout de les charger du plus de marchandises qu'on pourrait.
La Société ne se contentoit pas de la seule fourniture des vivres ; comme les marchandises que le Roy envoyoit n'étoient pas suffisantes, et que les demandes de l'Intendant se fixoient au dessous de ce qu'il en falloit, le Munitionnaire s'étoit chargé de cette fourniture pour toute la Colonie ; il avoit de grands magasins à Québec et à Montréal ; on fouinissoit aussi, en société, aux .Officiers qui alloient commander dans les postes de traite, ce qui leur étoit nécessaire, bien entendu qu'on étoit de part dans le profit; ensuite on envoya des canots chargés courir les posies, où on prenoit des marchandises sous prétexte de présens à faire aux Sauvages, et ces mêmes marchandises on les revendoit, autrement dit, on les traitoit ;—souvent même l'Intendant donnoit ordre aux Gardes-magasins de les prendre, et sur leurs certificats elles étoient payées à Montréal. Lorsqu'il partoit un détachement considérable, il y avoit toujours, à la suite, un canots de la Société ; M. de Vaudreuil appuyoit ou favorisoit ces choses, au point qu'il faisoit commander des habitans pour mener les canots, comme s'il eût été question des affaires du Roy.
Par cela, les Commandans des Postes s'aperçurent qu'ils pouvoient voler impunément ; ils demandoient sans cesse des marchandises, et faisoient naître le prétexte du besoin par rapport aux Sauvages, qu'il falloit ou contenir ou envoyer en parti; ils ne se contenaient pas de ces seuls vols, ils faisoient encore un grand nombre de certificats, des différentes sommes, qu'ils avoient soin d'envoyer à Montréal pour être acquittées; leurs femmes les venoient présenter; on les leur signoit pour être payés au Trésor, en leur faisant encore beaucoup de politesse ; de là cette inondation d'argent répanda dans la Colonie, dont il reste encore plus de soixante millions à acquitter, sans les billets déchargés : ceux d'entre les Commandans qui se distinguoient le plus, étoient le S. de Bellestre, au Détroit,—de Vergor et St. Blin, au Fort Machault, et le Verrier, à Missilimaquinac ; ce dernier étoit fils de la femme de M. de Vaudreuil ; il n'étoit ni brave ni spirituel ; son beau père l'envoya commandant de ce poste, pour y faire sa fortune; il la voulut faire fi vite, qu'il fit un jour un certificat de dix mille livres pour dix livres, et ayant su qu'il avoit été acquitté, il continua sur le même pied, de sorte qu'en peu de temps il se trouva aussi avancé que ceux qui travailloient depuis plusieurs années.
1758.—Comme il n'étoit point arrivé de France autant de Vivres que le peuple l'espéroit, le pain et la viande devinrent extrêmement rares, en sorte que le peuple à Québec fut taxé à deux onces de pain par personne,[134]—ce qui faisoit redoubler les cris et les clameurs d'un chacun ; cependant les postes étoient bien fournis ; et c'étoit là qu'il falloit aller pour trouver l'abondance, ainsi qu'à la table de Cadet, qui s'étoit mis sur le haut ton ; il avoit laquais, valets de chambre, fenaître d'hôtel, devant qui tous les autres plioient ; car pour peu qu'on fut à son service, on s'en retiroit riche ; mais ce qui causoit le plus de chagrin au peuple étoit le divertissement et la perte des vivres qu'on leur arrachoit ; effectivement, malgré la grande quantité qu'on envoyoit au Fort Duquesne, il ne s'en rendoit pas la moitié, et les forts étoient toujours dans là disette ; d'ailleurs le nombre extraordinaire de Sauvages que M. de Vaudreuil attiroit, consommoient ce qui auroit pu servir au-delà de la subsistance de Québec ; aussi M. de Montcalm n'approuva-t-il pas que l'on s'obstinât à soutenir le Fort Duquesne, qui étoit trop éloigné pour être promptement secouru ; au fond, la possession de ces endroits ne dépendoit pas des forts que les François y avoient bâtis.
Comme la difficulté de ramasser des vivres suffisamment pour l'entretien des différentes armées pendant la campagne subsistoit toujours, on entroit en campagne le plus tard qu'on pouvoit, et on se réduisoit à observer les mouveroens des Anglois, et à s'en instruire ; enfin on apprit que malgré le grand armement que les ennemis avoient fait pour assiéger Louisbourg dans l'Isle Royale, ils assembloient encore une armée considérable[135] pour pénétrer dans la Colonie par Carillon.[136]
M. de Vaudreuil, afin de leur faire diviser leurs forces, avoit résolu d'envoyer M. le Chevalier de Lévis chez les Cinq Nations, sous prétexte de leur parler ; mais s'étoit pour pénétrer jusqu'à Corlaer,[137] et les obliger de ramener leurs forces de ce côté, afin de les éloigner de nos frontières ; il avoit aussi détaché le S. Wolfe, Officier partisan, pour aller porter à M. Abercromby des lettres de sa part, mais, en effet, pour qu'il prît connoissance de ses forces ; cependant toutes les découvertes qu'on envoyoit rapportoient unanimement que l'armée étoit prêle à partir; ce qui fit déterminer les Généraux à faire monter les troupes à Carillon, où elles arrivèrent du vingt au trente de Juin ; M. le Marquis de Montcalm s'y rendit le même jour avec le régiment de Bearn, et ayant appris que les ennemis y venoient en grandes forces, il jugea avoir besoin de toutes les troupes, et que le projet confié à M. de Lévis n'avoit pas lieu ; en conséquence il en écrivit à M. de Vaudreuil, qui fit passer promptement des Officiers avec son détachement et des Canadiens, sous la conduite de son frère, à Carillon, où ils arrivèrent à temps.
Le premier de Juillet, le Marquis de Montcalm fit partir, à la pointe du jour, M. de Bourlamarque avec les regimens de la Reine, Guyenne et Bearn, pour aller occuper la tête du Portage, et lui se porta avec ceux de la Sarre, Royal Roussillon, Languedoc, et le second bataillon de Berry, à la Chute, sur les deux rives de laquelle il se campa, et laissa le troisième bataillon de Berry à Carillon pour sa garde ; et envoya trente hommes dans deux berges croiser sur le Lac St. Sacrement.[138]
Le lendemain M. de Bourlamarque alla reconnoitre les montagnes qui bordoient le flanc gauche du camp ; on charroya des munitions, et on forma deux compagnies de volontaires, dont le commandement fut donné à MM. de Bernard et Duprat, Capitaines de Bearn et de la Sarre ; il n'arriva rien de considérable qu'une aventure d'un Lieutenant de garde, détaché en avant, qui ayant trouvé une plume de Sauvage, se retira promptement derrière un arbre, évitant par là un coup de fusil tiré par un Sauvage qui étoit prêt de foncer sur lui, le casse-tête à la main, dans le moment qu'il lui en lâchoit un autre qu'il évita aussi, en se couchant par terre, et prit ensuite la fuite.
Le cinq, on entendit un coup de fusil tiré de dessus une montagne, et on vit baisser et lever un pavillon blanc, qui étoit le signal donné à l'Officier qui étoit de garde sur cette montagne, pour avertir quand il verroit sur le Lac des berges et des bateaux; sur ce signal, et le rapport que fit faire M. de Langy, Officier distingué de la Colonie, qu'il avoit vu des berges, et même qu'il avoit été poursuivi,—M. de Bourlamarque détacha M. de Trépézée, Capt. de Bearn, avec
permettra d'entrer en campagne ; nous ne saurions par conséquent pourvoir assez tôt à des objets aussi importants, de la célérité desquels le salut de cette Colonie dépend essentiellement."
Ensuite, il déclaré qu'il veut faire procéder â un recensement général ; par le second article il ordonne que les hommes depuis seize jusqu'à soixante ans se tiendront prêts à marcher au premier ordre, et donne différents règlements pour la discipline et l'exécution de ses ordres.
Il n'étoit pas extraordinaire que la récolte n'eût pas été abondante, les habitants ne pouvant travailler à leurs terres ; les levées qu'on faisoit les rendoient rares, et le défaut d'économie achevoit de ruiner le peuple : l'Intendant fut donc obligé de le taxer ; il rendit une ordonnance fixant le prix du bled à douze livres le minot, mais ce hé fut que pour le compte du Roy ; les particuliers se trouvèrent dans la nécessité de le payer trente-six et quarante livres le minot: comme les commis du Munitionnaire étoient déjà en horreur, on pria le S. de Montrepos, juge de Montréal, de faire la levée des bleds et de taxer les habitants proportionnellement à leurs familles ; on lui associa un nommé Péran.
Le nom du S. de Montrepos étoit Guiton ; il se disoit dé la même famille du Maire de ce nom qui défendit Larochelle contre Louis Treize ; il étoit marié en France, et n'entretenoit pas moins des femmes; il étoit aussi amateur de biens que qui que ce fût ; comme, en sa qualité de Juge, il avoit la police des cabarets, et qu'il en donnoit les permissions, il falloit s'adresser à lui, et aucun n'en obtenoit sans avoir pris des arrangements avec la femme avec laquelle il vivoit, pour la fourniture du vin, ou une somme comptant; on peut penser par ce trait qu'il n'étoit pas scrupuleux sur la justice, et c'est aussi ce qui a donné occasion plusieurs
300 hommes, pour aller à la montagne Pelée, observer les mouvemens des ennemis, et s'opposer à leur débarquement ; le S. de Langy, qui étoit arrivé dans l'instant, ayant assuré que les Anglois étoient en mouvement on envoya les, volontaires de Bearn occuper un poste intermédiaire, entre la montagne Pelée et le camp du Portage.
Le six, on aperçut, en vue du Portage, 1'avan.t garde de l'armée ennemie ; alors M. de Montcalm donna ordre au S. Depont le R,oy, Ingénieur en Chef du Canadia, de tracer, en, avant de Carillon, sur le terrein, qu'il avoit déjà déterminé, des retranchemens en abatis ; le second bataillon de Berry y travailla avec ses drapeaux.
Vers les neuf heures, les ennemis commencèrent à débarquer ; alors M. de Bourlamarque fit à leur vue sa retraite en bon ordre ; il se joignit à M. de Montcalm qui l'attendoit en bataille sur les hauteurs : M. de Trépézée en voulut faire autant ; mais abandonné par ses Sauvages, qui savoient les routes, il s'égara, et se perdit dans les montagnes qui sont couvertes de bois, et après douze heures de marche, il tomba dans une colonne Angloise, qui marchoit vers la Chute ; il se défendit quelque temps, et enfin il se rendit avec environ 90 hommes,[139] le reste ayant été tué, pris ou noyé ; pour lui, il étoit dangereusement blessé ; enfin M. de Montcalm se replia tout à fait sur Carillon, où toute l'armée fut employée à travailler aux retranchemens, qui étoient ainsi disposés :[140] la droite appuyoit à une hauteur dont la pente n'étoit pas si solide que celle de la gauche ; la plaine entre cette hauteur et la rivière St. Frédéric, étoit flanquée par une batterie de 4 pièces de canon, qui n'a pas été finie, et étoit protégée par le feu du fort; la gauche appuyoit à un escarpement dont le sommet fut couronné par un abatis ; le centre suivoit les sinuosités du terrein ; les retranchemens étoient de troncs d'arbres dont les branches pointées en dehors produisoient l'effet de chevaux de frise.
Le sept, vers le soir, M. de Lévis arriva avec son détachement,[141] et le huit, au matin, on battit la générale ; la Reine,—Guyenne, et Béarn, étoient à la droite ; la gauche étoit gardée par la Sarre, Languedoc, et deux piquets ; te centre par un bataillon de Berry, Royal Roussillon, et un piquet de M de Lévis ; les volontaires Bernard et Duprat, gardoient une trouée percée sur la rivière de la Chute ; les troupes de la Colonie et les Canadiens[142] étoient retranchés dans la plaine vers St. Frédéric ; dans tout le front, chaque bataillon avoit une compagnie de grenadiers en réserve avec un piquet; la droite étoit commandée par M. de Lévis, la gauche par M. de Bourlamarque, et le centre par M. de Montcalm : le 8, vers le midi, les ennemis attaquèrent sur quatre colonnes, et firent un très-grand feu, et bien nourri ; la principale colonne qui étoit composée des grenadiers Anglois et des Montagnards d'Ecosse[143] chargea pendant trois heures sans se rebuter ni se rompre ; plusieurs d'entre eux furent tués à quinze pas du retranchement ; enfin vers les sept heures et demie du soir, après plusieurs attaques réitérées, ï'ennemi se replia sous la protection du feu des troupes légères.
Comme on pensoit que les Anglois recommenceroient le lendemain, les troupes Françaises couchèrent dans les retranchemens, où M. de Montcalm leur fit donner quelques coups d'eau-de-vie et de la bière, et fit travailler toute la nuit à perfectionner les abatis, et à finir ses batteries; mais le 9 les volontaires étant sortis, et avant averti que les postes de la Chute et du Portage paroissoient abandonnés, le Chevalier de Lévis s'avança jusqu'au-delà du Portage, et il trouva des blessés, des vivres, et des équipages abandonnés, et des débris des berges et de pontons brûlés,—marques d'une fuite précipitée.
Les ennemis eurent, tant tués que blessés, quatre mille hommes[144] ; d'autres l'ont fait monter à six ; les Sauvages des cinq nations, qui a voient été invités à s'y trouver, et auxquels on avoit fait croire qu'on alloit s'emparer de toute la Colonie, ne furent que spectateurs.
La perte des François se monta à quatre cent cinquante hommes,[145] dont trente-huit Officiers : M. de Bourlamarque fut blessé dangereusement; l'armée ennemie après cette défaite étoit encore de beaucoup supérieure à la Françoise, qui n'étoit que de trois mille six cents hommes.
M. de Montcalm fut loué ; sa disposition étoit bonne, et il avoit donné des preuves non équivoques de son intrépidité ; il falloit être sûr de la victoire pour avoir osé attendre une armée si supérieure dans de pareils retranchemens ; il risquoit la Colonie ; en Europe sa victoire lui eût été fatale; et s'il ne l'eût remportée, on l'aurait blâmé de n'avoir pas plus tôt laissé amuser l'ennemi au siège de Carillon, et ne s'être pas retranché dans des endroits plus difficiles, et moins à portée d'être attaqué : si M. Abercromby eût fait porter de l'artillerie à la tête de ses colonnes, le seul effet des éclats» des arbres lui eut fait remporter la victoire.
M. de Vaudreuil avoit fait prévenir les Cinq Nations qu'il alloit envoyer parmi eux un grand Chef, qui leur parleroit d'affaires sur leurs nattes ; c'est-à-dire, chez eux ; et il avoit destiné, comme je l'ai dit, M. le Chevalier de Lévis ; les circonstances ne lui permettant pas, au moment de son départ, de l'exécuter, il fut obligé de se rendre à Carillon, comme on l'a vu : M. le Baron de Longueuil, père, étant mort, M. de Rigaud de Vaudreuil fut nommé à sa place ; M. de Vaudreuil ne pouvoit choisir, pour envoyer chez les Iroquois, une personne qui leur fût plus agréable ; sa famille étoit adoptée parmi eux ; et ils le considéroient comme un des chefs François pour lequel ils dévoient avoir le plus d'égard et de considération. Ce Gouverneur fut chargé de cette mission : il en sentoit parfaitement l'inutilité et les risques qu'il y avoit à courir, eu égard au très-petit détachement qu'on lui donnoit, en comparaison de ce qu'on avoit promis ; cependant iL accepta, et reçut ses instructions le onze de Juillet.
Il partit donc avec neuf canots chargés de présens, qui consistoient en marchandises et étoffes, de soieries et de couvertes, poudre, plomb, fusils, &c. : le Général lui dépêcha, le douze, un courier pour lui apprendre la victoire de Carillon ; ce qui le flatta d'autant mieux qu'il ne tint plus son voyage si périlleux qu'auparavant.
Comme il avoit à parler aux Iroquois du Sault, qui font partie des Cinq Nations, il s'y rendit ; l'affaire de Carillon faisant changer de face aux affaires, on lui envoya de nouvelles instructions; il rencontra en chemin plusieurs Députés des Iroquois qui venoient s'informer du sujet pour lequel on ne venoit pas comme on l'avoit promis ; il les reçut très-bien, et leur apprit la nouvelle de la victoire de Carillon dont ils furent très-surpris : lorsqu'il fut près de Chouaguen, il rencontra des Députés des Oneyuths des Cinq Nations, qui, après l'avoir salué, lui dirent qu'ils étoient venus au devant de lui,—que les Anglois leur avoient dit qu'ils avoient été Surpris par les François à la Pointe,[146] qu'après avoir pris trois forts, croyant que les François vouloient se rendre, ils les avoient attaqués à l'improviste, et avoient perdu 400 hommes, mais qu'ils comptoient y retourner vers la moisson.
Le lendemain au matin on arriva à Chouaguen, où les Sauvages des Nontagués, au nombre de vingt-trois, ayant, à leur tête le grand chef nommé Schinoniata, c'est«à-dire le chef, arrivèrent aussi ; ils firent trois décharges, auxquelles on répondit par trois autres ; ils débarquèrent et allèrent à la tente du Gouverneur, où le chef parla ainsi:—" Mon père, nous regardons ce jour-ci comme heureux, puisque nous te voyons ; nous avons appris ton arrivée par ceux que tu nous as envoyés, qui nous ont dit de ta part que tu demandois que nous fussions au devant de toi ; c'est pourquoi nous sommes venus avec tous les guerriers du village."
(Par des branches[147] ou un Collier de rassade.)
"Mon père, tes envoyés nous ont dit que tu nous demandois dans quel endroit nous voulions que tu nous parlasses ; nous ne voyons point de lieu plus propre que notre village ; tu nous parleras sur nos nattes, car les fredoches n'y sont pas propres ; s'il y a des mal intentionnés, et qu'ils entreprennent, tu disposeras de tous tes enfans, et n ils mourront avec toi."
M. de Longueuil leur répondit :
"Mes frères, je vous remercie de ce que vous êtes venus au devant de moi ; mon intention a toujours été d'aller à votre village pour vous y porter la parole de votre père, et vous voir ; vous êtes les maîtres du départ, et d'en fixer l'heure et le jour."
Après ce conseil ils s'en allèrent. M. de Longueuil s'informa de suite par-dessous main de l'intention des Sauvages, et s'il y avoit des Anglois à la Chute, comme on le lui avoit dit; ensuite il pratiqua secrètement pour rompre le voyage à Nontagué, et comme la mère du chef étoit morte, il couvrit par un présent sa mort,—coutume ordinaire parmi tous les Sauvages ;—ces pratiques secrètes se firent pendant la nuit; enfui ils vinrent lui dire: "Mon père, nous souhaiterions te voir dans nos villages, mais nous sommes trop près de l'Anglois; il est fort, et il nous a dit qu'il vouloit sacrifier Burll ;[148] tu pourroit être insulté ; nous te défendrons jusqu'à la mort, car tous tes enfans sont à toi; c'est pourquoi nous allons envoyer de nos gens avertir à notre village que tu es ici, et qu'ils viennent écouter la parole d'Onontio et la tienne."
Enfin, le six Août, on tint le grand Conseil dans la tente du Gouverneur ; les présents étoient arrangés sur le bord du rivage; M. de Longueuil eut la parole d'Onontio; tous les Sauvages lui donnèrent de grandes marques d'amitié, et promirent de rapporter exactement ses paroles dans leurs villages, et d'en faire savoir la réponse à M. de Vaudreuil ; ils acceptèrent les présents, qui étoient considérables, et firent roule pour leurs villages, et M. de Longueuil pour Frontenac, où il arriva le lendemain, et de là partit pour aller rendre compte île sa mission au Gouverneur Général.
M. Payan de Noyan, Gentilhomme de Normandie, Lieutenant du Roy des Trois-Rivières, étoit alors Commandant à Frontenac ; on lui avoit donné ce commandement, qui étoît au-dessous de son grade, pour améliorer ses affaires qui étoient extrêmement dérangées ; cet Officier étoit savant, poète, et se mêloit de la médecine ; sa verve avoit été un peu piquante,—ce qui lui avoit attiré quelques ennemis ; et M. de Vaudreuil, qui n'étoit pas savant, le haïssoit, quoiqu'il lui eût quelques obligations ; il avoit 68 ans, et étoit infirme ; mais dans cet âge avancé il conservoit toute la liberté de son esprit, et étoit en état de faire honneur à un poste qu'on lui donnerait à défendre, avec des forces suffisantes.
Comme M. de Longueuil avoit eu quelques indices que les Anglois assembloient un corps considérable au Fort Burll, il pensa qu'ils en veuloient à Frontenac ; il en prévint M. de Noyan, et lui promit d'en avertir M. de Vaudreuil, afin qu'il lui fil passer des secours ; il lui laissa même un Officier de plume qui l'accompagnoit, homme d'esprit et intelligent, afin qu'ensembles ils pussent régler les affaires des Cinq Nations, qui dévoient revenir dans peu dans son poste, et les engager à y rester. Quelques Sauvages vinrent effectivement au Fort Frontenac, mais ce fut pour avertir que les Anglois viendroient incessamment l'assiéger. M. de Noyan dépêcha à M. de Vaudreuil pour l'avertir et lui demander du secours. Ce Général ne s'en pressa pas plus, et il y envoya seulement un Officier nommé d'Irnon La Plante, brave à l'excès, mais estropié d'un bras, sans aucun talent; et au lieu de faire arrêter les convois il sembla s'empresser davantage de faire perdre au Roy et à la Colonie les marchandises et les vivres : le S. de Noyan voyant que ses avertissements n'opéroient rien, demanda à descendre, aimant mieux qu'un autre que lui fût la victime du Général ; il lui écrivit en conséquence en lui réitérant que le secours pour la place pressoit. M. de Vaudreuil ayant reçu sa lettre, dit, en haussant les épaules, " qu'il falloit que cette Officier eût peur."
Cependant M. Bradstreet vint à la tête de cinq à six mille nommes,[149] et prit pied sur la terre ferme à Frontenac.
Le Fort Frontenac fut bâti[150] par le Comte du même nom, lors Gouverneur Général du Canada, pour contenir les Cinq Nations ; il étoit situé au fond d'une Baie, qui forme une petite rivière qui se jette dans le Lac Ontario, presqu'à l'embouchure où ce Lac forme le fleuve St. Laurent ; il consistait [151] en quatre courtines de pierre, de 120 pieds chacune, défendues par quatre bastions quarrés ; les murs n'en étoient pas bons, et n'étoient défendus ni par des fossés ni par des pallissades ; aucune terrasse ne le soutenoit en dedans; une gallerie de bois régnoit à l'entour pour la communication d'un bastion à l'autre ; les plattes-formes de ces bastions étoient montées sur des pieux de bois, et les courtines ouvertes de meutrières ;—la garnison, d'environ trente hommes de troupes de la Marine, et de quelques Canadiens. Lorsque M. de Montcalm fut assiéger Chouaguen, les troupes de terres qui y avoient campé avoient fait des retranchemens vers la pointe du Lac, qu'on laissa périr.
Cet endroit étoit l'entrepôt général de toutes les fournitures des postes des pays d'en haut ; cela seul le rendoit de conséquence, et auroit dû mériter l'attention du Marquis de Vaudreuil, si les intérêts du Roy lui eussent été chers : au moment que M. Bradstreet arriva,[152] les magasins étoient pleins de vivres, articles importants de munitions de guerre, et de marchandises desitnées pour la fourniture des postes de Niagara, du Détroit, du Fort Duquesne et autres; M. de Noyan ayant su l'arrivée de l'armée Angloise dépêcha avertir le Général, et garda les Canadiens des convois en bateaux qui s'y trouvoient lors à Frontenac ; il ordonna aux bâtimens de se préparer à combattre, et de défendre l'entrée du port à l'armée, qui n'avoit que des berges ; mais M. Bradstreet fit sa descente d'un autre côté, et ayant fait filer son armée, campa sur un autre coteau qui commandoit le fort, et fit ouvrir la tranchée sur la courtine du Sud-Ouest, contre laquelle il fit élever deux batteries, à environ cent vingt toises; les murs du Fort, qui n'étoient soutenus de rien, furent bientôt à bas, et M. de Noyan dans le cas de capituler ; il le rendit le troisième jour aux conditions d'être fait prisonnier de guerre ; cependant la garnison descendit à Montréal; les Anglois y trouvèrent un butin considérable; les barques et bâtimens leur furent livrés ; ils embarquèrent tout ce qu'ils purent et brûlèrent le reste, et ensuite démolirent le fort en partie : ainsi M. Bradstreet vengea bien sa nation de la défaite de Carillon, et nuisit plus, par cette expédition, à la Colonie, que n'auroit fait la perte d'une bataille : il falloit être de l'humeur tranquille de M. de Vaudreuil pour avoir regardé cette perte comme il l'a fait ; en vain lui avoit-on représenté l'importance de ce poste, demandé qu'on le fît fortifier et qu'on y prît garde ; il crut, comme le reste des Canadiens, que les Anglois n'oseroient jamais exécuter un projet sur nos frontières.
Cependant, à l'arrivée du Courier qui annonçoit que les ennemis paroissoient devant Frontenac, l'alarme fut à Montréal ; on battit la générale, et M. de Vaudreuil donna différons ordres qui sentoient l'irrésolution de son esprit. Il y eut une brigue pour le commandement de 1,500 hommes de milices, qu'on résolut d'envoyer au secours; enfin le sort tomba sur le S. Duplessis Fabert, Major de Montréal, homme d'esprit et d'intelligence, mais décrié, par sa mauvaise conduite et son ignorance ; le quartier d'assemblée fut à la Chine, où les Commandants et les autres se rendirent : en attendant les différents détachements qui dévoient former ce corps, on chargea les bateaux de vivres et munitions ; et les Canadiens et troupes reçurent pour huit jours de vivres ; on prit pour le compte du Roy, de la Chine, les vivres du Munitionnaire, ou plutôt, un nommé Pillet les fournît ; j'aurai dans la suite occasion de parler de cet homme et de ses richesses, ce qui me donnera lieu de donner son portrait.
La lenteur avec laquelle cet armement se fit donna tout le temps à M. Bradstreet d'exécuter ce qu'il avoit entrepris, et l'on apprit, lorsqu'on n'étoit encore qu'à deux lieues de la Chine, que le fort étoit pris.
M. Duplessis vint camper à la Présentation, en attendant les nouveaux ordres du Général, où l'on resta pendant quelques jours afin de consommer des vivres, et avoir un motif de dépense ; le Munitionnaire n'avoit point été oublié ; un nommé Portier avoit un canot chargé de marchandises; les gens qui les menoient avoient été commandés, afin qu'ils ne coûtassent rien ; enfin, tout trouva sa place ; et, enfin qu'on pût tranquillement faire ses affaires telles qu'on le vouloit, on obligea, par des mauvaises manières, l'Ecrivain du Roy, qui étoit à la suite du détachement, de se retirer; en attendant, on l'envoya à Frontenac, avec un détachement commandé par un Officier, pour y observer le fort et la situation dans laquelle les Anglois l'avoient laissé : le S. de Pont le Roy, qui étoit Ingénieur en Chef en Canada, avoit été détaché pour le même sujet par le Général ; mais cet Ingénieur, à qui il falloit continuellement une vache laitière pour, le nourrir, ne trouva point lieu, ni de rétablir le fort ni de le rebâtir ; d'autre part il craignoit un séjour où sa vache auroit pu lui manquer ; cet écrivain dressa un plan de la situation, où étoit le fort, et fit comprendre qu'on pourrait le rétablir à. peu de frais, n'y ayant que les bastions du Nord-Ouest qui étoient les plus endommagés, et les murs ayant encore quatre ou cinq pieds d'élévation ; le reste étant presque en son entier, ainsi que la tour. Les ennemis y avoient encore laissé six gros canons avec beaucoup de boulets, de bêches pioches, haches, outils, fer, clous, serrures, affûts, enclumes fer, et acier.
M. Duplessis reçut enfin ordre de détacher de ses troupes pour aller secourir Niagara ; le S. de Montigni, Capitaine, eut le Commandement de ce secours ; ses instructions portoient d'entrer dans ce fort en cas que l'ennemi fit mine de l'assiéger, et dans le cas contraire de s'en revenir, ou d'aller joindre, s'il le pouvoit, le Sieur de Lignerie, qui commandoit au Fort Duquesne ; il composa lui-même son détachement, et se chargea de tout ce qu'on voulut lui donner, ou ce qu'on lui permit de prendre : M. de Montigni étoit laid de visage, mais recommandable par sa valeur; il étoit brutal et emporte, et d'un intérêt qui lui auroit tout fait sacrifier pour sa fortune ; il conduisit donc son détachement et ses marchandises à Niagara ; mais il eut soin de lui, et pilla dans les ballots ce qu'il trouva de meilleur et à sa bienséance, et fit promptement un voyage avantageux : pour le S. Duplessis, il se rendit suivant ses ordres à Frontenac, et prit les présents pour les Sauvages, dont il ne donna rien : M. de Vaudreuil, plus indécis que jamais, donnoit des ordres qu'il révoquoit ensuite ; il sembloit que ce fût un jeu ; cependant, il falloit annoncer à la Cour la prise de Frontenac. Ce Général ne voulut pas convenir que c'étoit sa faute, et aima mieux la rejeter sur M. de Noyan : afin que celui-ci ne le prévint point, il lui fit insinuer qu'il lui seroit plus avantageux de laisser le compte à rendre au Général, qui ne manqueroit pas d'écrire en sa faveur et de lui procurer des grâces dont il avoit besoin. M. de Noyan se laissa aisément prévenir ; il n'avoit aucun sujet de se défier du Général ; il avoit fait son devoir ; et s'il y avoit de la réprimande à avoir, M. de Vaudreuil se trouvoit plus coupable que lui ; dans celte idée il le laissa faire ; cependant le Général se claira, et rejeta tout sur M. de Noyan, en faisant cependant comprendre que son grand âge avoit affaibli son esprit ; il demanda sa retraite qu'on lui accorda ; ainsi cet Officier se trouva la dupe de sa bonne foi. Lorsqu'il sut sa retraite il écrivit à la Cour, mais ce fut inutilement.
Enfin M. de Vaudreuil se décida à construire deux barques à la place de celles qui étoient brûlées, et par conséquent de rappeler le S. Duplessis de Frontenac, et d'y mettre un Officier Commandant avec une garnison ; mais avant, il avoit donné ordre au S. Duplessis de se replier entièrement avec son détachement,—ce qu'il exécuta le 26 Octobre. Il trouva à la Présentation les ordres qui lui ordonnoient de descendre, et d'envoyer le Sieur Chevalier Benoit commander au Fort Frontenac avec un détachement de troupes et de Canadiens ; il étoit envoyé, tant pour protéger les effets et munitions de guerre et de bouche qui dévoient passer dans le pays d'en haut, que pour rétablir ce poste : le S. Duplessis avoit ordre aussi de faire remonter ceux du parti de M. de Montigni à Niagara qui étoient descendus, et qui étoient en état de faire le voyage, avec ceux qu'on envoyoit dans les canots chargés d'effets et de marchandises ; Montigni, à qui cette affaire fut confiée, en agit en homme qui ne s'oublioit pas ; il fit descendre, ou donna congé, a qui lui offrit le plus, en sorte que ses injustices, connues de ceux qui avoient le malheur de ne lui pas plaire, ou de ne pouvoir lui rien donner,[153] débarquèrent sur les grèves les ballots de marchandises dont ils étoient chargés, attachèrent dessus leur état de charge, et se servirent de leurs bateaux ou canots pour descendre : alors ce fut une confusion et un vol général ; chacun s'appropria quelque chose, et cela ne cessa que par le départ des SS. Duplessis et Montigni pour Montréal, et du S. Benoit pour la Présentation.
Le S. Chevalier Benoit étoit d'une famille Parisienne ; il n'avoit absolument aucun bien ; c'étoit un de ces hommes de rien, qui, parce qu'ils savent qu'ils le sont, croient charitablement tous les autres voleurs ; c'étoit un homme à chimères, dévot, avec assez d'esprit—quelque peu orné,— surtout philosophe, mais du reste brave et capable de faire honneur à qui lui confierait un poste ; il partit donc de la Présentation avec un détachement peu considérable, et se rendit à Frontenac avec un Garde-magasin du Roy. Comme les postes du pays d'en haut dévoient naturellement manquer du plus nécessaire, leurs instructions relatives portoient d'y faire passer le plus que l'on pourroit ; des Officiers furent détachés pour la conduite de ces convois ; les vols et les pertes anéantirent presque tout ; les Canadiens, lors fatigués, mourant de faim, ne vouloient plus marcher, et menaçoient même de se révolter; pour comble de malheur on voloit leur payement ; enfin l'on réussit de fournir, tant bien que mal, Niagara ; le S. Douville, Commandant à Toronto, avoit évacué ce poste, et s'étoit retiré à Niagara ; le Sieur de Cressé, Aide-constructeur en Canada, avoit été envoyé à Frontenac avec le S. Laforce, Capitaine de bâtiment, pour construire deux nouvelles goélettes, tant pour rattrapper la supériorité du lac, que pour fournir plus aisément Niagara, et rendre de ce côté les frontières plus respectables; mais ne pouvant pas trouver les bois nécessaires à portée, il se transporta, en descendant vers la Présentation, à un endroit nommé la Pointe au Baril, où la construction se trouvoit plus facile à tous égards ; il en écrivit au Général, en attendant le S. Benoit, qui avoit ordre de se fortifier, ou dans les décombres de Frontenac, ou aux environs ; après avoir bien cherché, il décida de se fortifier auprès de ce fort; il fit en conséquence abattre du bois, pour former quatre bastions sur une prolongation de cinquante à soixante pieds, le-long de la rivière, et du côté du fort, deux desquels dévoient battre entre le fort et les logements, et les deux autres sur la rivière ; des quarts vides de farine dévoient faire les retranchements sur le bord de l'eau ; mais le Général qui avoit reçu de grandes plaintes contre le S. de Lorimier, Capitaine Commandant à la Présentation, résolut de le relever et de mettre à sa place le S. Benoit, qui en même temps protégeroit la construction de la Pointe au Baril ; en conséquence, il donna les ordres nécessaires au S. Benoit qui se replia avec toute sa garnison, et tout ce qu'on put emporter de Frontenac, en fer, pour les bâtimens, et ne laissa quoi que ce fût à Frontenac.
La Pointe au Baril est éloignée de trois lieues de la Présentation, en montant vers Frontenac, sur la rive droite du fleuve St. Laurent; sa construction étoit moins à portée d'être insultée que du côté de la Présentation, qui par elle-même étoit un poste trop faible et trop mal situé pour pouvoir soutenir un coup de main ; on y transféra donc tout ce qui étoit destiné pour Frontenac, et on fit des retranchemens à l'entour de l'endroit choisi pour construire ; on y envoya un Garde-magasin, qui fut un jeune homme attaché à M. de Montcalm, qui trouva ce poste, quoiqu'il eût quitté celui qu'il avoit auparavant ; ce qui, dans un temps bien réglé, ne lui auroit pas été pardonné ; mais la Société ayant intérêt de prévenir ce Général sur tout ce qui lui faisoit plaisir, on le récompensa, pour sa faute, de ce poste, qu'on ôta à un honnête homme, parce que son procédé ne convenoit pas au commis ou agent du Munitionnaire : on y envoya aussi un Commissaire nommé Mollis, honnête homme, qui eût bientôt pastille avec M. Benoit, qui vouloit tout faire et être totalement le maître.
Il ne se passa rien de trop considérable dans le pays d'en haut ; le S. de Bellestre, qui commandoit au Détroit, ayant appris que les ennemis marchoient, se mit à la tête des Hurons et autres Sauvages, et alla, attaquer leur avant-garde qu'il défit ; les Hurons donnèrent assez de marques de bravoure, et firent une vingtaine de prisonniers ; mais, les Outaouais se distinguèrent par leurs chevelures qu'ils j levèrent à ceux que les François avoient tués ; ensuite, cent Chaouanons et Loups s'étant joints à ce Commandant, il alla pour harceler l'ennemi, qui alloit, disoit-on, au Fort Duquesne ; mais le Commandant de ce poste l'abandonna, n'étant pas en état de le soutenir, faute de vivres, et se retira au Fort Machault, après avoir envoyé aux Illinois la majeure partie de l'artillerie.
M. de Vaudreuil sentit alors la perte de Frontenac ;-ne s'attendant plus qu'à voir tous les jours les Anglois faire des progrès, il envoya, le 24 Décembre, 1758, une instruction à, tous les, Capitaines des Postes du Gouvernement, relative à la défense qu'il projetoit de faire l'année d'ensuite ; elle étoit rédigée en quatorze articles ; le Préambule, que je donne ici, annonce qu'il prévoyoit ce qui lui alloit arriver ; il, s'énonçoit ainsi ; mais le S. St. Sauveur, son Secrétaire, n'en savoit pas davantage ; ce qui peut faire, juges du génie du maître.
"Les circonstances où la Colonie se trouve réduite, malgré les grands avantages que nous avons eus sur nos ennemis,—la connoissance que nous avons eue de l'étendue de leurs projets, tant par mer que par terre,—tout exige qua nous prenions les plus justes mesures pour nous mettre sa état d'opposer la même' résistance aux forces considérables qu'ils employeront de tous côtés, sitôt que la saison leur fois au Conseil Supérieur de le faire venir pour lui faire la mercuriale : ce Juge alla donc dans les côtes où il fit des levées en taxant chaque habitant ; mais il eut soin de faire sa provision ; les habitants eurent ordre de le mener en traîne jusqu'à la Pointe aux Trembles, ou Neuville, dans le Gouvernement de Québec, et on leur payoit le charroyage à raison de deux sols le minot ; ils trompèrent tant qu'ils purent, tant sur la qualité que sur la mesure ; toutes les levées jointes à la dissipation, augmentoient considérablement le prix des bleds, et de tout le reste du commestible ; mais on commençoit à s'en dédommager par la grande quantité de billets d'ordonnance qui se multiplioient ; les marchands faisoient de même à l'égard de leurs marchandises, que le peu de vaisseaux qui venoient, rendoient encore plus rares ; cette disette générale et la cherté des vivres obligea l'Intendant à faire hyverner les troupes dans les campagnes, et on les mit chez les habitants à quinze livres par mois ; les Officiers des régimens représentèrent aussi, qu'ils ne pouvoient pas vivre avec leur paye, ni trouver de pension, et l'Intendant leur assigna, par supplément, quarante livres par Capitaine, et trente livres par Lieutenant et Enseigne, qui leur furent payés suivant la revue faite par le Commissaire de guerre qui étoit à leur suite : enfin, on résolut d'envoyer en France un Officier intelligent, pour rendre compte au Roy de la vraie situation de la Colonie, afin qu'il pourvût à ses besoins : MM. de Vandreuil et de Montcalm lui donnèrent chacun leur mémoire par écrit ; mais ils lui apprirent chacun leurs intentions, afin que dans le cas qu'il fût pris, il jetât avant, à la mer, ces mémoires, et se souvint de ce qu'on demandoit ; il partit très-tard de Québec, et arriva heureusement en France.
1759.—Dès le mois de Janvier, 1759, on fit le recensement général des trois gouvernements du pays : le nombre des hommes de celui de Québec, en état de porter les armes, se monta à 7,511 hommes; celui de Montréal à 6,405, et celui des Trois-Rivières à 1,313 hommes ;—faisant en total 15,229 hommes ;—ce recensement ne fut pas exact.
Ensuite on donna les ordres pour presser les fortifications de Carillon ou Fort Vaudreuil ; l'on fit aussi construire trois schebeeks,[154] armés en guerre, pour naviguer sur le Lac Champlain ; et comme on appréhenda que dès le printemps les Anglois n'allassent former le siège de Niagara, on résolut d'en confier le Commandement au S. de Pouchot, Capitaine au régiment de____ , homme de main et d'exécution, et qui, ayant fait fortifier ce poste, étoit très-capable de le défendre ; on augmenta la garnison, et enfin on le mit le plus que l'on pût en état de faire une vigoureuse défense ; ce n'est pas que le S. de Vassan, qui y étoit, manquât de cœur, mais c'est que M. Pouchot étoit Ingénieur, et par conséquent en état de connoître le fort et le faible de cette place, et d'ajouter à ses fortifications ce qu'il croiroit convenable ; et comme, dans le mois de Décembre, il étoit arrivé une goëlette de France, la Cotir avoit prévenu le Général que les ennemis attaqueroient, la campagne suivante, la Colonie, par terre et par mer ; assuré par cette lettre du projet des Anglois, il écrivit le vingt Mai une lettre circulaire à tous les Capitaines de Milice, par laquelle il leur donnoit de nouveaux ordres pour faire marcher au premier ordre tous les habitants de leur compagnie, avec leurs armes, les prévenant de se munir d'ustensiles, et de se précautionner de six jours de vivres, et d'en fournir la même quantité, qui partiroit en même temps qu'eux, leur promettant de les leur faire payer après la campagne,—leur ordonnant de ne laisser qu'un seul Officier par compagnie avec les vieillards, les infirmes et les malades : à l'égard des Anglois, il s'exprimoit ainsi : " Cette campagne leur donnera (aux Canadiens) grandement matière de se signaler ; la confiance que j'ai en eux n'est point ignorée de S. M. que j'ai constamment informée de leurs services; ainsi, elle s'attend à ce qu'ils feront tous les efforts qu'elle peut espérer de ses plus fidèles sujels ; d'autant mieux, qu'ils défendront leur religion, conserveront leurs femmes leurs enfans, leurs biens, et éviteront le cruel traitement que les Anglois leur préparent."
Ensuite, il dit que le Roy a ordonné à ses troupes de se battre jusqu'à extinction, et, à son égard, s'exprime ainsi: "De mon côté, je suis déterminé à ne consentir à aucune capitulation, convaincu des suites dangereuses qu'elle auroit pour tous les Canadiens ; la chose est si certaine qu'il seroit incomparablement plus doux pour eux, leurs femmes, et leur enfans, d'être ensevelis sous les ruines de la Colonie." Cette lettre fut trouvée outrée, et on dit que M. de Vaudreuil faisant tant valoir les Canadiens, la Cour de France pourrait bien ne leur rien envoyer ; qu'ils se passeroient bien de tant d'honneur, mais non de secours ; et à l'égard du second article, cette même campagne lui donna un ridicule qui n'y étoit pas alors, et que les honnêtes gens prévoyoient, et qui servit à le faire mépriser.[155]
Enfin, le six de Mai, M. de Bougainville arriva de France, et apporta les paquets de la Cour, qui n'apportèrent rien de flatteur pour la Colonie ; on fit d'abord courir le bruit que les bâtiments étoient chargés de vingt-cinq mille quarts de farine, et d'autant de lard,—ce qui auroit mis la Colonie à son aise ; mais tout se réduisit à six mille quarts,—le reste étoit pour le compte de la Société, et on annonça des vaisseaux du Roy, et un nommé Cannon, qui devoit faire à lui seul tout trembler. Il est vrai qu'il étoit Officier bleu, mais on ne parloit pas de M. de Vauclain, qui, cependant, avoit le principal commandement de tous les vaisseaux, et étoit un homme distingué par son mérite particulier et sa bravoure.
Le S. de Bougainville vint chargé de commissions, grades, dignités, et croix de St. Louis: M. de Vaudreuil, qui étoit Commandeur, fut fait Grand' Croix ; M. de Montcalm eut le grade de Lieutenant Général et Commandeur ; M. de Lévis, Maréchal de camp; MM. de Bourlamarque et de Sennezergues furent faits Brigadiers ; on ne sait qui mérita au S. de Bougainville le grade de Colonel, car il ne fit aucune action de remarque ; on attribua son avancement à la faveur de Madame de Pompadour, maîtresse du Roy,—ce qui tint lieu de mérite militaire ; M. Dumas, qui s'étoit distingué à la bataille du Fort Duquesne, fut fait Major Général et Inspecteur des troupes de la Marine,—emploi qu'avoit demandé pour lui M. de Vaudreuil.
Enfin, M. de Vaudreuil, certain que les ennemis tenteroient de venir à Québec, et ayant eu quelque vent que quelques vaisseaux Anglois paroissoient dans le Golfe St. Laurent, prit des précautions pour mettre à l'abri les familles d'en bas de la rivière ; en conséquence, il fit un règlement pour leur conservation, et celle de leurs bestiaux et meubles ; il s'exprimoit ainsi : "Etant de la prudence de prendre des précautions d'avance, pour éviter toute surprise, supposé que les ennemis entrassent en rivière, nous avons fait établir des feux de signaux, de côte, en côte, jusqu'à la. Pointe de Lévis ; ces feux doivent être allumés dans le cas; de l'approche d'une flotte ennemie ; nous nous occupons essentiellement de la conservation des habitants de cette Colonie, de leurs femmes, enfans, bestiaux, même de leurs meubles,—pour leur éviter de tomber entre les. mains des Anglois, qui feraient subir aux colons un sort au moins aussi rigoureux que celui des Acadiens ; et nous en avons une nouvelle preuve par les traitemens qu'ils ont exercés malgré la capitulation de l'Isle Royale, envers les habitants de l'Isle St. Jean et tous ceux du bas du fleuve: enfin leur haine est si connue pour tout ce qui est Canadien qu'ils portent l'injustice au point de vouloir les rendre responsables des cruautés de quelques Sauvages, oubliant le soin que nous prenons de les en garantir, et le bon traitement que la nation à toujours fait aux prisonniers : mais à quoi ne doit-on pas s'attendre d'une nation qui n'a d'autre vue que son intérêt particulier, qui, au mépris des traités les plus sacrés, projeta et entreprit l'envahissement total de la Colonie en temps de paix." Ensuite, il les entretenoit des heureux succès qu'on avoit eus jusqu'alors, des efforts que le Roy feroit en leur faveur, et disoit : "Nous trouvons un vrai plaisir à leur faire apercevoir que sans inquiétude sur le sort de la Colonie, nous ne sommes occupés que de leur intérêt particulier, et de la sûreté u de leurs familles et de leurs biens." Ensuite, il ordonna aux habitants do préparer dans les bois un lieu à pouvoir cacher leurs meubles et ustensiles.
Il n'avoit pas besoin d'annoncer sa tranquillité sur le sort de la Colonie ; personne n'ignoroit qu'il se flattoit de l'espoir que les Anglois n'oseroient l'attaquer, et quelle étoit son indolence à tous égards. La peinture qu'il faisoit des Anglois étoit injuste, et il leur prêtoit les sentiments de cruauté qu'il avoit lui même, car il étoit cruel à l'excès, et ce qu'il disoit, au sujet de l'intérêt de la nation, que les Anglois envisagoient dans la conquête de la Colonie, étoit sûrement déplacé. Il est permis sans crime à toute nation de rechercher et même de se procurer ses intérêts, sa gloire et sa tranquillité. Les habitans de l'Isle St. Jean n'étoient que des Acadiens, réellement sujets d'Angleterre, qui s'étoient révoltés ;[156] jamais les Anglois ne les ont compris dans les capitulations, qu'à Beauséjour, où ils leur pardonnèrent, et ils les exceptèrent dans celle de Montréal. Cependant, on ne sait point qu'ils leur firent d'autre mal que celui de les proscrire de leur pays ; et enfin, les Anglois pouvoient être fondés à se plaindre du procédé de quelques Canadiens et des Sauvages. Marin et quelques autres avoient fait des cruautés inouies malgré la paix ; on les avoit entretenus dans la guerre avec les Anglois,—on leur avoit donné des armes et des munitions,—et on avoit traité assez indignement quelques-uns de leurs prisonniers.
Les habitants depuis Kamouraska dévoient se replier, avec leurs bestiaux et leurs familles, à la Pointe de Lévi ; ceux de l'Isle d Orléans dévoient passer à la Côte du Nord ; on devoit faire des parcs pour mettre les vieillards, femmes, filles, et garçons au-dessous de quinze ans, dans un endroit le plus éloigné qu'on pourrait des habitations.
Les habitants au-dessus de Québec dévoient y descendre ; et tous, en général, dévoient se rendre par compagnies à l'endroit indiqué avec un mois de vivres : on devoit faire des feux à certaines distances pour avertir de l'approche de l'ennemi, et deux coups de canon tirés de Québec dévoient être le signal de l'assemblée ; on détacha aussi plusieurs Officiers, pour les opérations : le S. de Léry fut mis à l'islet du Portage, qui étoit sa tête, et le S. de Montenon, à la côte du Sud, et le S. De Lanaudière à l'Isle d'Orléans.
L'Officier détaché au Cap des Rosiers, proche de Gaspé, ayant aperçu des vaisseaux Anglois, en fit des signaux ; mais comme on ne pouvoit se persuader que les Anglois tentassent le siège de Québec, on s'imagina que ce n'étoit que des corsaires : l'on trouvera surprenant, qu'après avoir détaillé tant de précautions, que l'on doutoit que les ennemis vinssent attaquer Québec; le Canadien se croyoit indomptable, et pensoit qu'à lui seul appartenoit d'aller attaquer l'ennemi chez lui. M. de Vaudreuil l'entretenoit de ses conquêtes, et étoit lui-même dans ces idées ;—il le paroît par la sécurité avec laquelle il vivoit.
Cependant on avoit nouvelles, par les prisonniers que l'on faisoit, que les Anglois faisoient de grands préparatifs, et assembloient même plusieurs corps d'armée pour attaquer la Colonie par différents endroits en même temps; le S. de Lignerie, qui avoit abandonné le Fort Duquesne, et s'étoit retiré au Fort Machault, réunit les garnisons de la rivière aux Bœufs, et de la Presqu'Isle, pour faire tête à un corps de cinq cents hommes qui étoit venu reconnoitre son poste, mais qui s'en retourna au Fort Duquesne joindre un autre corps qui étoit campé sous ce fort. On apprit bientôt après qu'il s'étoit retiré, et avoit seulement laissé une garnison dans le fort.
Avant de parler de Québec et de ce qu'on fit pour le fortifier, il faut que j'en fasse la description telle que cette ville se trouvoit alors.
Québec est situé sur une pointe de rocher nommé le Cap aux Diamants, qui donne sur le fleuve St. Laurent, et à l'embouchure d'une petite rivière nommée St. Charles, que le flux fait grossir. Cette ville étoit alors séparée en deux ; on pouvoit même y ajouter une troisième division ; la basse ville située au pied d'un roc, dans l'espace du roc à la rivière, étoit remplie de maisons, toutes pour la plupart occupées par des marchands, avec une petite église sur la place où se tenoit le marché ; d'un côté étoit le chantier de construction ;—et de l'autre, la petite rivière St. Charles qui ne laissoit que l'espace d'une rue assez étroite.
La haute ville contenoit, avec quelques maisons de marchands et de gens aisés, ce qu'on nommoit le Château, logement du Gouverneur général, qui étoit entouré de murailles et flanqué de bastions,—ce qui formoit une espèce de forteresse ; mais les murailles ne valoient rien : au devant de ce Château étoit la place d'Armes, terminée par devant à une église et couvent des Récollets ; à droite par quelques maisons, et à gauche par une rue qui menoit à une batterie nommée Royale, assise sur le rocher, et qui battoit dans la rade,—et à la poudrière qui étoit une ancienne fortification démolie en partie, et bâtie sur le point le plus élevé de ce roc ; l'Evêché, le Séminaire, la Cathédrale, les Jésuites, les Ursulines, les Hospitalières, occupoient chacun un grand terrein : la haute et la basse ville avoient communication par un chemin taillé dans le roc, entre l'Evêché et le Château ; le long du roc, derrière, étoit une batterie, que l'on avoit prolongée le long de la rivière St. Charles, qui donnoit en plein sur la rade du fleuve et l'embouchure de cette rivière. Comme le roc formoit une espèce de rideau des deux côtés de la ville, qui s'allongeoit vers le fleuve et Ste. Foy, il ne restoit qu'un front de fortifications à faire entre ces deux rideaux. Ces fortifications consistoient dans un mur flanqué de bastions et ouvert de deux portes,—dont l'une nommée St. Louis, donnoit du côté du fleuve, et les fortifications de ce côté embrassoient un grand terrein non encore habité. Depuis cette porte jusqu'au Château régnoit une me du même nom. La seconde porte se nommoit St. Jean, et se perdoit dans une petite place au devant de la Cathédrale à laquelle le Collège des Jésuites faisoit face, il y avoit encore une troisième porte qui avoit été ménagée dans le roc flanquée d'un bastion à ce côté, et défendue de l'autre par des batteries établies dans un grand bâtiment qui formoit un corps de caserne ; cette place communiqnoit à l'Intendance et à ce que je nomme la troisième ville. L'Intendance étoit un vaste bâtiment dans lequel le Conseil Supérieur, la Prévôté, et l'Amirauté tenoient leurs audiences ; les bureaux les magasins du Roy étoient dans son enceinte ; au dehors étoit un chantier, un grand bâtiment pour la construction des bateaux,—beaucoup de maisons, avec un beau fauxbourg nommé St. Roch ; un autre nommé St. Vallier, dont une rue assez longue menoit a l'Hôpital Général,—maison religieuse bien bâtie et bien entretenue, à un quart de lieue de distance sur la petite rivière St. Charles, dont la perspective faisoit un coup d’œil gracieux. Il y avoit près de quinze ans que le front des fortifications avoit été commencé, sous le dessein du S. Chaussegros de Léry, Provençal, et qui n'entendoit point son métier ; cependant il étoit venu à Québec, Ingénieur, avec la qualité d'Inspecteur des fortifications ; mais sa présence n'avoit rien opéré, et son départ pour Louisbourg, qu'il eut ordre d'aller fortifier, acheva de le faire rentrer dans l'indolence,[157] en sorte que les fossés n'étoient pas même achevés, et que les bastions ne battoient que dans les courtines, sans aucune batterie au dehors ; du reste il n'y avoit aucun ouvrage avancé; ce n'est pas que la Cour n'eût affecté un fonds pour les fortifications, mais on l'employoit à autres choses, et on fortifioit au loin, parce qu'on pou voit faire accroire ce qu'on vouloit, et que peu de personnes étoient en état d'en rendre compte.
Le climat de Québec est très froid ; les lacs, les montagnes, la rivière, et les vents de nord et de nord-est, qui y sont fréquens, rendent même la belle saison méconnoissable du soir au matin ; l'hiver y est long et rude, ce qui est cause qu'on n'y peut faire aucun bled d'automne, et .que souvent on y sème très-tard dans le mois de Mai, les bleds ne se trouvant pas murs dans le mois d'Août, les brumes ou brouillards, qui surviennent à l'arrière-saison, enlèvent ordinairement les espérances des laboureurs : les légumes y viennent fort bien ; la montagne de Québec a une mine de cuivre[158] assez abondante ; on trouve sur les bords de l'eau des pierres garnies de ce métal : ce roc, du côté du fleuve, a encore du plomb, qu'on aperçoit dans les fentes du roc ou dans les morceaux qui s'en détachent ; il y a encore une petite pierre luisante qui est dure comme le diamant, et coupe assez passablement le verre, mais n'a pas ni le brillant ni la vivacité du vrai diamant ; on la trouve ordinairement longue ou ovale, et taillée en pointe par les extrémités, très-unie, et détachée du roc : il y a encore des eaux minérales qu'on peut boire avant le lever du soleil,—et qui donnent beaucoup de soulagement à ceux qui sont attaqués de l'estomac, et d'eaux sanguineuses.
FIN DU DEUXIÈME TOME.
TOME TROISIÈME.
1759.
Les Anglois ayant résolu de jeter toutes leurs forces sur Québec, et d'intriguer le centre de la Colonie, formèrent deux armées : celle pour assiéger Québec fat mise sous le commandement de M. James Wolfe, et celle qui devoit agir au centre de la Colonie étoit commandée par M. Amherst ; ces deux armées étoient abondamment pourvues de tout ce qui étoit nécessaire ; celle du Général Amherst entra très-tard en campagne, mais l'escadre Angloise étoit rendue le sept Juin à l'Isle aux Coudres.
Sur les nouvelles réitérées que l'on reçut de Québec que l'ennemi approchoit, on résolut enfin de descendre à cette ville pour la mettre en état de défense. On tint à Montréal un grand conseil de guerre, dans lequel on agita ce qu'il convenoit de faire pour la défense totale du pays, supposé que les Anglois portassent en même temps la guerre dans différentes parties. Le recensement général qui avoit été fait des hommes de la Colonie en état de porter les armes, n'étant que de 15,229 hommes, non compris les troupes, ne pouvoit pas naturellement donner de grandes espérances ; on faisoit monter l'armée de M. Wolfe à 20,000 hommes,—celle de M. Amherst à 30,000,[159]—et un corps de cinq à six mille hommes qui devoit déboucher par la rivière Chouaguen. Sur ce pied le conseil de guerre décida qu'il falloit rendre l'armée, pour défendre Québec, la plus forte qu'on pourroit, dont M. de Montcalm auroit le commandement, ayant sous lui MM. de Lévis et Sennezergues ; que M. de Bourlamarque se porterait avec un corps considérable à Carillon, pour couvrir cette place, mais que cependant si l'ennemi en approchoit, ce Général se retirerait dans un endroit qu'on irait reconnoitre, propre à l'arrêter, et qu'on évacuerait la place, en la faisant sauter; on donna ordre à M. de Lévis d'aller avec les Ingénieurs, chercher, vers le Fort St. Jean, le plus près du Lac qu'on pourrait, un endroit.
Quant à la partie du pays d'en haut, on résolut d'abandonner les retranchemens qu'on avoit faits à la Pointe au Baril, qui devenoient d'autant plus inutiles qu'il falloit abandonner la construction qui s'y faisoit pour envoyer les ouvriers à Québec ;—qu'on évacuerait le Fort de la Présentation, peu susceptible, par sa situation, d'aucune défense, et que, pour arrêter l'ennemi de ce côté, on enverroit un fort détachement qui se retrancherait à la tête des Rapides pour en défendre l'entrée, et qu'en supposant que les Anglois allassent attaquer Niagara, M. de Lignerie, ci-devant Commandant au Fort Duquesne, qui en l'évacuant s'étoit retiré au Fort Machault,—viendrait avec ses troupes au secours de cette place.
Ces résolutions prises, M. de Montcalm partit pour Québec avec un corps de troupes et de milices, afin de faire commencer à travailler les retranchemens, dans lesquels on vouloit attendre l'ennemi ; M. le Chevalier de Lévis partit en même temps pour se rendre à St. Jean ; l'Isle aux Noix, à l'entrée du Lac Champlain, à cinq lieues au-dessus de ce fort, parut l'endroit le plus propre à arrêter les Anglois.
M. le Marquis de Vaudreuil choisit M. le Chevalier de la Corne pour aller à la tête des Rapides ; il lui donna un détachement de huit cents hommes, troupes et milices ; et il se posta à l’Isle aux Galops, à trois lieues en deçà de la Présentation ; ce Général donna aussi des ordres à M. de Lignerie, qu'il lui envoya par un canot qui lui fut dépêché et ensuite partit le vingt-trois Mai, pour se rendre à Québec où les ordres de la Cour l'appeloient, afin d'engager par sa présence les Canadiens à faire leur devoir; car il faut observer que jusqu'alors M. de Montcalm et son prédécesseur dévoient suivre, pour les opérations militaires, les ordres du Gouverneur Général ; mais M. de Montcalm ayant été fait Lieutenant Général, il paroissoit déplacé de le faire obéir à un Officier qui n'avoit aucun des grands grades ; le Lieutenant Général devoit commander en chef l'armée, et en diriger seul les opérations,—néanmoins se concerter avec le Gouverneur Général, auquel il devoit rendre les mêmes honneurs dont il jouissoit auparavant, en sorte que M. de Vaudreuil avoit à l'armée tous les honneurs du Généralat.
M. de Montcalm, arrivé à Québec, commanda tout le monde pour travailler à des retranchements qui furent tracés vers une paroisse nommée Beauport. Comme il pensa que ces ouvrages ne seroient pas en état avant l'arrivée des vaisseaux Anglois, ce qui pouvoit être d'un jour à l'autre, il envoya un ordre à M. de Lévis qui étoit à Montréal, de commander, généralement, tous les hommes de ce gouvernement de descendre à Québec, et qu'on avoit besoin d'un coup de main. Il envoya à cet égard des ordres précis et conformes dans toutes les paroisses, qui mirent tout le monde en mouvement ; mais, ayant su que l'armée Angloise étoit encore éloignée, on représenta à M. Rigaud, qui étoit resté, (M. de Lévis étant parti tout de suite dans l'espérance qu'on le suivroit,) qu'il n'étoit pas juste qu'on dépouillât le gouvernement[160] de toutes ses forces, qui étoient la ressource de l'armée et de Québec ; qu'au reste, cet ordre n'étoit émané que de M. de Montcalm, qui n'avoit que le pouvoir de commander les armées, sans le faire à la Colonie, qui ne devoit recevoir des ordres que du Gouverneur Général.
M. de Vaudreuil, lorsque cet ordre partit, n'étoit point encore arrivé à Québec ; les deux Généraux se concertèrent ensembles; l'ordre de M. de Montcalm fut révoqué, et M. de Vaudreuil demanda seulement 1,500 hommes, ce qui arrêta tout.
Par la description de Québec que j'ai donnée précédemment, ou a vu que ses fortifications avoient été entièrement négligées, tandis qu'on faisoit, à 5 et 600 lieues, des postes inutiles qui coûtoient des sommes immenses ; et il est surprenant qu'on ne pensa à mettre cette ville hors d'état d'insulte, qu'au moment critique où les ennemis dévoient se présenter. On fit un retranchement pour fermer la communication de la haute à la basse-ville, par un ouvrage en palissades, qui prenoit du coin de l'Evêché au roc ; on éleva sur le terrein au-dessus un cavalier qui battoit dans le chemin,—-le seul de ce côté pour monter à la haute-ville ; la batterie le long du roc derrière l'Evêché fut prolongée jusqu'à l'Intendance, en garnissant de palissades les endroits où les murs n'étoient point encore élevés ; on ajouta à la basse-ville des nouvelles batteries aux anciennes, et on ferma toutes les ouvertures des maisons et des rues qui communiquoient au fleuve ; le fauxbourg de St. Roch et l'Intendance furent entourés d'un ouvrage en palissades, fortifié de bastions, sur lesquels étoient des batteries; et vis-à-vis de l'Intendance, sur la petite rivière St. Charles, on éleva, sur deux navires qu'on fit caler, deux batteries considérables ; on fit aussi une redoute au moulin au-dessus de St. Roch, et on construisit un pont de communication de la basse-ville à Beauport, dont la tête fut défendue par un ouvrage couronné ; et de cet ouvrage on éleva des retranchemens qui suivoient les sinuosités «In terrein, jusqu'au Sault de Montmorency, avec quelques redoutes de distance en distance.
M. de Ramzay étoit Lieutenant de Roy de la ville; il devoit naturellement commander en l'absence de M. de Vaudreuil, à moins que ce Gouverneur n'y mît un Officier Général ; cependant, comme il n'étoit point aimé de M. de Vaudreuil, il eut la disgrâce que l'on confia le commandement de la basse-ville à M. de Bernetz, Chevalier Commandeur de Malthe; c'étoit l'endroit pour lequel on craignoit le plus ; on marquoit la défiance que l'on avoit de la capacité de M. de Ramzay, qui n'avoit cependant rien, fait pour se défier de lui, et avoit servi avec distinction ; on partagea la bourgeoisie en différentes compagnies, et on assigna à chacun l'endroit où il devoit se rendre, et ce qu'il devoit faire.
On disposa aussi de la Marine ; M. de Vauclain, Lieutenant de vaisseau, commandoit les forces de mer ; on auroit bien voulu que ce fut le S. Cannon, qui commandoit pour le Munitionnaire ou la Société; on le préconisoit,—on le vouloit même soustraire aux ordres de M. de Vauclain ; ce n'est pas que le S. Cannon ne fût très-brave, et capable de démentir ceux qui lui feroient confier quelque action d'éclat ; mais M. de Vauclain l'emportoit de beaucoup sur lui ; il descendoit d'un certain Vauclain des Yvetaux, qui avoit été précepteur de Louis Treize ; sa famille étoit riche et opulenie ; il n'avoit cependant commandé que des vaisseaux marchands; mais il s'étoit distingué à ce point, que le ministre avoit jeté les yeux sur lui préférablement à tout autre, pour lui confier certain commandement, et comme il s'étoit retiré chez lui, le Ministre l'avoit engagé à se rendre en Canada ; les lettres qu'il avoit étoient des plus pressantes, et ses ordres marquoient une distinction et une confiance peu communes ;—on lui avoit donné pour second un brave homme qu'an avoit fait Officier; cependant, cet homme, outré du peu de mérite de ce particulier, fut dans le cas d'agir avec vigueur vis-à-vis de Cannon, à qui la Société vouloit faire honneur de tout.
On construisit une batterie flottante de dix-huit canons, dont on donna le commandement à un Officier de Marine ; ce fut le S. Guillon qui en avoit donné le plan ; on construisit aussi plusieurs Brûlots: le S. Jacan de Fidmont donna l'idée de bateaux égueulés, qui portoient chacun une pièce de canon; un habitant avoit aussi donné le dessein de cajeux de bois, capables de mettre le feu aux vaisseaux; on en fit quelques-uns, et ensuite on les abandonna; on proposa à M. de Vaudreuil de raser la basse-ville, mais il s'y opposa.
On forma aussi un corps de Cavalerie, et le S. de la Roche Beaucourt, aide-de-camp de M. de Montcalm, et Capitaine de Cavalerie, en fut fait Commandant ; et on travailla sans relâche en attendant l'ennemi ; et comme pour monter de l'Isle-aux-Coudrès à Québec il faut suivre le chenal qui biaise, on avoit, pour la commodité des vaisseaux, fait des marques dans les Isles en abatis, qui guidoient jusqu'à l'Isle d'Orléans, au bout de laquelle il y en avoit une autre en pierre ; pour que l'ennemi pût se tromper, on abattit tout le bois de l'Isle, et la marque de l'Isle d'Orléans.
Cependant M. de Bourlamarque s'étoit porté avec sa petite armée à Carillon; on lui promit de lui envoyer des Sauvages des postes d'en haut qu'on attendoit incessamment.
Effectivement, M. de Vaudreuil toujours persuadé que les Anglois craignoient les Sauvages, avoit donné ordre aux Officiers qui commandoient dans les postes d'en haut de les inviter à descendre, en leur promettant de grands présents ; M. de Bourlamarque avoit avec lui un Officier Canadien, distingué par sa bravoure : c'étoit le S. de Langy Montegron ; il étoit actif, vigilant, toujours prêt à marcher et à se signaler. Il commandoit un parti de Sauvages, et alloit en découverte ; il fut envoyé pour observer l'armée Angloise ; il pénétra jusqu'à environ une lieue d'Orange, où il vit l'armée encore campée, qu'il crut forte de quatorze à quinze mille hommes ; il fit prisonnier un caporal du régiment de Forburn, nommé John Anderson, de qui il apprit que le Fort Stillwater, à huit lieues de Lidius[161] étoit rempli de vivres,
que l'armée Angloise étoit composée des régiments de Royal Ecossois, Forburn, Blakeney, Royal Montagnards,[162] Montgomery Montagnais, [163] un Bataillon Royal Américain Lord Howe, Abercromby et Young Maurice ;[164] mille hommes de coureurs de bois, commandés par le Major Rogers, et sept à huit mille hommes de troupes des Provinces ; qu'en outre, M. Johnson devoit pénétrer à travers les bois avec un corps considérable de Sauvages, pour dévaster la Colonie ; cette dernière circonstance fit qu'on ne command a point les habitants des paroisses qui y étoient exposés ; on fit bâtir un petit fort dans les profondeurs de Laprairie, et un autre à Chateauguay ; les habitants eurent ordre d'y faire une garde exacte, et de se porter même dans les bois, et à la moindre trace ou. connoissance qu'ils auroient de quelque parti, de faire promptement avertir à Montréal ; on invita les Sauvages domiciliés à en faire de même; le P. Gordan, Jésuite, qui demeuroit à St. Régis, eut ordre d'engager ceux de sa mission à aller dans les profondeurs, observer sur le chemin de German Flats : ces Sauvages dévoient se donner rendez-vous avec ceux de la Présentation.
M. le Chevalier de la Corne s'étant porté avec son détachement à la tête des rapides, se porta à l'Isle aux Galops, qui en est l'entrée ; c'est un endroit où l'eau, par une pente forte se précipite, et forme en bas de sa chute un clapotage qui pou voit faire périr des canots qui ne seroient pas bien gouvernés ; il fit faire des retranchemens sur l'Isle, entre laquelle et la grande terre est cette chute ; il est surprenant que l'on ne se fût pas jusqu'alors aperçu qu'on pouvoit passer autre part, et que l'on ne le reconnût que par force.
Le 28 Mai, on reçut avis que les vaisseaux Anglois au nombre de 50 paroissoient au Bic ; M. de Vaudreuil avoit prévenu les Canadiens de la marche des Anglois ; il ne pouvoit plus dissimuler, ou du moins les flatter de l'espurance qu'ils n'oseroient venir attaquer. Dès le 20 Mai il avoit écrit à tous les capitaines de Milice une lettre, qu'il leur recommanda de lire aux habitants de leurs compagnies.
Cette lettre est d'un style singulier et commence ainsi :
"Le zèle des Canadiens pour le service du Roy, et leur ardeur à combattre les ennemis de Sa Majesté se sont manifestés dans toutes les occasions ; cette campagne leur donnera grandement matière à se signaler ; la confiance que j'ai en eux n'est point ignoré de Sa Majesté, que j'ai constamment informée de leurs services ; aussi elle s'attend qu'ils feront tous les efforts qu'elle peut espérer de ses plus fidèles sujets ;—d'autant mieux qu'ils défendront leur religion et leurs femmes et leurs enfans et leurs biens, et éviteront le cruel traitement que les Anglois leur préparent," ensuite il ajouta qu'il est déterminé à ne consentir à aucune capitulation,—ordonne à tout le monde de marcher, et de ne laisser dans les campagnes que les vieillards, les femmes, les infirmes, et les enfans : quel contraste entre cette lettre et la fin de cette campagne !
Les vaisseaux Anglois, arrivés à l'Isle-aux-Coudres, y débarquèrent leurs troupes et envoyèrent sonder la Baie St. Paul : le S. Desrivières, Canadien, à la tête de quelques milices et Sauvages Abénakis, se glissa, sans être aperçu, dans l'Isle, où il se mit en embuscade ; trois Officiers Anglois étant venus à cheval, sans se défier de rien, furent faits prisonniers.
L'escadre Angloise étant enfin toute réunie, l'Amiral Saunders qui la commandoit fit sonder la traverse, et vint jusqu'à l'Isle d'Orléans. D'abord MM. de Vaudreuil et de Montcalm avoient résolu de défendre cette Isle ; mais ayant examiné qu'elle étoit d'une trop grande étendue, et que l'ennemi pouvoit profiter de la difficulté qu'ils auroient de se rendre à la grande terre plus tôt qu'eux, on résolut de l'abandonner ; mais le S. le Mercier y fit élever une batterie dans le dessein d'incommoder les vaisseaux mouillés devant ; on la retira bientôt après, en en voyant l'inutilité ; on y laissa seulement un détachement commandé par M. le Gardeur de Montesson.
Le peuple de Québec s'étoit jusqu'alors flatté que l'escadre Angloise échoueroit avant d'arriver seulement à l'Isle aux Coudres, et il pensoit que le Ciel devoit totalement se déclarer en sa faveur ; les prêtres avoient soin de les entretenir dans cette idée ; on donnoit de grosses sommes pour prier Dieu,—on faisoit des processions, prières publiques et particulières, vœux et indulgences ; malgré tout, l'escadre Angloise arriva, et se rangea en bataille dans le bassin ; deux vaisseaux s'avancèrent trop vers la pointe de Lévis, dont un de 70 canons périt.
Alors, on mit les brûlots en usage ; M. de la Multière, commandant un parti, et voulant faire le tour de l'Isle d'Orléans, pour ensuite se laisser dériver sur l'escadre,—fut aperçu par les Anglois, qui détachèrent quelques berges après ; mais les Sauvages et les Canadiens, commandés par M. le Mercier, protégèrent si bien ce brûlot par leur feu, que les berges furent obligées de se replier avec perte d'une et de huit prisonniers ; le brûlot dériva, mais on y mit trop tôt le feu, et les Anglois l'évitèrent ; on essaya de même quelques cageux d'artifice, commandés par le S. de Courval, Canadien, Capitaine de vaisseau marchand, qui ne firent rien non plus ; enfin on écouta la proposition de trois matelots, qui se vantèrent d'aller eux-mêmes mettre le feu aux vaisseaux Anglois.
La construction de leur machine étoit une espèce de canot de 8 à 9 pieds de long, pointu par un bout, et séparé en trois parties ;—les deux bouts étoient pour mettre l'artifice et se cacher et loger, et le milieu devoit se remplir d'eau afin de pouvoir se caler et raser le dessus ; on leur donna tout ce qu'ils demandèrent ; et la nuit du 19 au 20 de Juin ils partirent, s'attachèrent même, sans être aperçu, à l'arrière du vaisseau commandant, mais leurs mèches s'étant trouvées éteintes, ils ne purent rien exécuter.
On apprit, des Rapides, que les Anglois étoient campés en haut de la rivière de Chouaguen au nombre de dix mille hommes, et que leur dessein étoit incertain ; qu'ils avoient envoyé un fort détachement déboucher par la rivière Chouaguen ; le S. de Montigni qui avoit été détaché avec M. de la Corne, alla avec son détachement joindre M. de Lignerie à la Belle-Rivière ; cette action ne pouvoit être plus déplacée ; en affoiblissant. M. de la Corne, on portoit des forces où elles étoient inutiles ; mais c'est que l'intérêt faisoit jouer ces ressorts.
Deux cents Sauvages des nations à l'entour du Missilimaquinac, commandés par le S. de Langlade Officier réformé, établi parmi eux, arrivèrent à Montréal le 23 Juin, et descendirent tout de suite à Québec.
La lenteur avec laquelle la flotte Angloise faisoit ses opérations déconcertoit l'impatient Montcalm ; les vivres, dont on étoit court, se consommoient,—et on se voyoit à la veille de mourir de faim ; quoiqu'il périt bien du monde, et qu'il en désertât quelques-uns, le nombre dos rations se fournissoit également ; quelques Officiers chargés du détail en profitoient et faisoient vendre publiquement le pain à six livres, argent de France, (pièce,) et partageoient entre eux le profit; le luxe et l'abondance étoit à la table de l'Intendant et de Cadet ; ses commis se jouoient de la misère du public, qu'on retrancha à deux onces de pain par jour, encore fut-ce comme par grâce ; on engagea les habitants de Montréal à vendre le surplus du grain ou farine qu'ils avoient, ou à se retrancher sous le prétexte de la subsistance de l'armée, et les commis du Munitionnaire, à qui ces bleds étoient confiés, en donnoient avec profusion à quelques milliers de volailles, destinées pour la table de leur maître ; enfin l'Intendant, pressé de fournir des vivres, crut que des espèces flatteroient davantage l'habitant que des ordonnances ; il emprunta sur ses propres fonds à ceux de l'armée qui en avoient, et écrivit au Commissaire à Montréal, d'en faire autant de son côté, et de l'employer en bled à tel que ce fit ; le S. Deschambault, Agent de la Compagnie des Indes, fut un de ceux qui se distinguèrent par leur empressement à donner leur argent ; il se chargea même d'aller dans quelques paroisses en acheter ; quelques habitants eurent l'indiscrétion de le faire 24 livres le minot; l'Intendant n'y avoit pas voulu mettre de prix, et avoit ordonné de le payer ce qu'on demanderoit ; on en rencontra, mais bien peu, de raisonnables, qui ne le firent payer que 9 à 12 livres. On écrivit aux Curés des paroisses pour engager, par leur exemple, le peuple confié à leurs soins à donner ce qui restoit de leurs dixmes. Ils se rejetèrent sur leurs privilèges, et se crurent même insultés; quelques-uns d'entre eux s'énoncèrent en termes peu mesurés : le S. Desgeay, Curé de l'Assomption, esprit brouillon, fier, hautain,—avoit quelque or appartenant à M. de Sennezergues, que ce brigadier avoit prêté à M. l'Intendant, qui avoit ordonné au Commissaire de Montréal de retirer cet argent pour payer du bled ; et comme on en livra dans sa paroisse, on lui confia cet argent ; mais les habitants se plaignirent qu'il ne les payoit qu'en ordonnances, et gardoit pour lui l'argent ; et il en reçut de vifs reproches.
Enfin, le premier Juillet, les Anglois, au nombre de neuf à dix mille hommes, débarquèrent à l'Isle d'Orléans et y campèrent: le S. de Courtemanche qui y étoit resté, avec son détachement, fit sa retraite ; alors le Général et l'Intendant se rendirent à l'armée campée dans ses lignes.
M. de Bourlamarque ayant eu avis, par ses découvreurs, que l'armée de M. Amherst s'étoit mise en marche de Lidius vers l'ancien Fort George, pensa à presser les retranchements de l'Isle aux Noix, que la mésintelligence de deux Officiers, qui en avoit le détail, retardoit.
M. le Chevalier la Corne, après avoir assuré son poste partit avec mille hommes et 60 Sauvages, pour aller à Chouaguen, déconcerter, par quelque coup hardi et imprévu les projets des ennemis ; ce Commandant s'avança jusqu'à Chouaguen, mais au moment où il alloit sauter dans les retranchements, il fut aperçu, ayant été obligé de retourner vers une partie de sa troupe, pour la faire avancer, et qui même l'abandonna ; il en fut quitte pour quelques blessés et se rendit à son poste.
Les Généraux Anglois avoient parfaitement compris que le moyen le plus court de retenir les Sauvages chez eux surtout de déterminer les Cinq Nations, étoit de prendre le fort le plus considérable que les François avoient dans le pays d'en haut, et ils en avoient prémédité le siège : le S. Johnson pratiqua les Cinq Nations, et chercha à démêler leurs sentiments sur le projet d'assiéger Niagara ; ceux d'entre eux qu'il avoit pratiqués, persuadèrent aux Stonnontouans de laisser démêler l'affaire entre les François et les Anglois. Le S. de Joncaire en eut quelque avis, et le communiqua au S. de Ponchot, qui commandoit alors à Niagara ; cet Officier voulut tirer la vérité de quelques-uns qu'il croyoit tous dévoués à la France ; mais il se laissa tromper par les assurances artificieuses qu'ils lui donnèrent de le venir défendre si cela étoit.
Le S. de St. Blin, Commandant du Fort de la Rivière aux Bœufs, étoit parti de son fort dans le cours du mois de Mai, et s'étoit porté, avec un détachement de Sauvages, vers Royal Annon,[165] où ils avoient pris quinze chariots charges de vivres, tué beaucoup de monde, et fait quelques prisonniers : il détailla son action en homme qui ne comptoit pas qu'on avoit de plus grandes choses à faire pour tirer la Colonie du danger où elle étoit ; à dire le vrai, elle étoit belle pour des Sauvages, mais aussi ce fut le dernier coup qui se fit dans le pays d'en haut.
Les Sauvages de la Présentation avoient été au Fort Bull, où ils avoient fait quelques prisonniers qu'ils furent obligés de relâcher, étant poursuivis de trop près ;—leur grand Chef Onnontaguette y avoit même été blessé, et ils avoient eu bien de la peine à le sauver.
Cependant le Général Wolfe, qui avoit fait reposer ses troupes, en forma trois corps, dont deux dans l'Isle d'Orléans, et envoya le troisième à la Pointe de Lévis, et tenoit, par des feintes de débarquement,—l'armée Françoise sous les armes, qui se mettoit eu bataille dès le matin, à un coup de canon tiré du centre de l'armée ennemie,—ce qui fit dire à un plaisant, que M. Wolfe donnoit tous les matins l'ordre à l'armée Françoise.
Chacun de ces camps se retrancha, et il y avoit, de temps en temps, quelques escarmouches, qui ne faisoient rien, et dans lesquels les Sauvages se distinguoient à lever la chevelure des morts, ou de ceux qui étoient blessés, ce qui donna occasion à l'Amiral Saunders d'envoyer un Officier à M. de Vaudreuil, pour le prier d'arrêter ces cruautés ; il lui renvoya, en même temps, quelques prisonniers qu'il avoit faits, en lui demandant les trois qu'on avoit faits à l'Isle aux Coudres ; M. le Gouverneur Général lui répondit, par M. le Mercier qu'il lui dépêcha,—le remerciant des prisonniers qu'il avoit renvoyés, mais qu'à l'égard des cruautés des Sauvages, on ne pouvoit les en empêcher, étant descendus pour défendre leur pays, et qu'il auroit attention de faire racheter, autant qu'il pourroit, ceux qui tomberoient entre leurs mains.
M. Wolfe ayant assis un camp à la Pointe de Lévis, y fit débarquer des canons et des mortiers, et surprit le S. de Léry, qui étoit à Beaumont ; et comme il fut pressé de se sauver, il abandonna ses papiers ; ce Général fut outré des termes de M. de Vaudreuil vis-à-vis de la nation Anglaise et lui écrivit à ce sujet une lettre pleine de reproches ; ensuite il fit lever le camp de l'Isle d'Orléans, et alla camper sur les hauteurs du Sault de Montmorency, où il se retrancha ; alors on changea la disposition du camp des François.
Enfin, on fut surprit d'apprendre que l'armée Angloise qu'on attendoit aux Rapides, étoit devant Niagara ; effectivement cela devoit surprendre ;—il paroissoit plus naturel d'entrer tout de suite dans la Colonie ; on s'y attendoit même, et lorsqu'on vit M. Amherst se borner à fortifier le Fort St. Frédéric, on pensa que le dessein de la Cour de Londres n'étoit pas de s'emparer totalement de la Colonie ; ces deux armées n'avoient qu'à marcher pour faire rendre tout le pays dans une seule campagne. Les Cinq Nations se déterminèrent en faveur des Anglois; Par un reste de considération pour M. de Joncaire, ils l'obligèrent à se retirer à Niagara ; ils brûlèrent sa maison, pillèrent ses marchandises,—et firent le S. de la Milletière, son gendre, prisonnier. M. Pouchot qui avoit été trompé par les Cinq Nations ne s'y attendoit point du tout; l'avant-garde ennemie arriva et ne se présenta dans la plaine que par pelotons, afin d'attirer le détachements que le Commandant feroit sortir du fort pour les cerner; cet Officier ne fut point la dupe de ce stratagème ; il contint sa troupe dans son fort, et ne perdit que sept hommes: il envoya un courier à la Belle-Rivière, afin que M. de Lignerie vint à son secours avec ses forces, suivant les ordres de M. de Vaudreuil.
L'Armée Angloise campa au petit marais, à l'Est de Niagara, et à une lieue ; le Général envoya des berges pour reconnoitre la place, et le lendemain, ayant fait lever camp se retrancha au bord du désert, pour commencer le siège et il ouvrit la tranchée le 8 à l'entrée de ce désert.
M. Pouchot avoit fortifier lui-même Niagara; il en connoissoit le fort et le foible; c'étoit un Officier brave, plein d'esprit et de capacité; il avoit avec lui plusieurs Officiers en état de le seconder ; mais sa garnison se trouvoit trop foible, et ne pouvoit résister long-temps à la fatigue d'un siège ; le S. Laforce commandoit une corvette ; il se trouva justement dans la rivière lorsque les ennemis parurent; M. de Pouchot lui ordonna de partir pour Frontenac, et d'avertir que sa place étoit assiégée, en cas que le canot qu'il avoit dépêché ne fût pas rendu ; mais cependant, s'il pouvoit encore tenir quelques jours, de ne pas s'éloigner ou de revenir.
Le Général ayant ouvert la tranchée à environ deux cent cinquante toises du fort, envoya M. Blaine, Officier, sommer M. Pouchot de rendre sa place ; ce Commandant fît réponse, que son fort n'étoit point encore réduit à l'extrémité, qu'il avoit une garnison pleine de bonne volonté,—et que plus il feroit une longue résistance, plus il mériteroit l'estime du Général Anglois, et que du moins il vouloit travailler sur ce pied.
Niagara est situé sur la rive méridionale du Lac Ontario, à quatre lieues ou environ du Sault, que le Père Hennepin, Jésuite, décrit comme le plus haut et le plus considérable du monde ; le clima est doux et serein ; on n'y a ni ce grand froid ni cette grande chaleur, également insupportables ; les fruits et les légumes de l'Europe y viennent parfaitement bien ; on y a plante des cerisiers et des pêchers qui y ont réussi ; c'est là où il faut faire portage à cause du Sault ; il y avoit un autre petit fort à deux lieues qui servoit d'entrepôt, dans lequel étoit le S. de Joncaire de Clausonne, frère de celui qui étoit chez les Cinq Nations ; ce poste étoit
lucratif par rapport aux transports, et par là même très recherché ;—mais il y falloit un Officier qui connût les Sauvages pour mettre les effets à l'abri des plus grands vols ; le fort étoit bâti sur la pointe entre le Lac et la rivière, et n'avoit, par conséquent, qu'un front d'attaque que M. Pouchot avoit eu soin de fortifier suivant les règles de l'art et autant bien qu'il avoit pu, eu égard aux matériaux : la garnison du petit fort s'étoit repliée dans le grand ; le Général Anglois, sur la réponse du Commandant fit faire un grand feu sur la place, auquel elle répondit ; M. Pouchot, qui n'avoit que peu de monde, ne faisoit point de sorties,—content de tenir l'ennemi le plus éloigné qu'il pouvoit,—de détruire ses tranchées par son canon et enfin de faire prolonger le siège jusqu'à ce que le secours de la Belle-Rivière arrivât.
Les Sauvages des Cinq Nations s'étoient attendus qu'aussitôt que le Général Anglois seroit arrivé, le fort se rendroit ; la lenteur du siège joint au secours qu'ils savoient que M. Pouchot attendoit, leur fit regretter d'avoir écouté M. Johnson; ces Sauvages, après avoir tenu entre eux conseil, députèrent un vieillard, chef, et deux autres ; M. Pouchot les fit entrer dans le fort par une poterne pratiquées dans le roc, du côté de la rivière, et qui étoit l'endroit par où le secours devoit aussi entrer ; le chef parla, et dit qu'ils avoient été abusés par les Anglois, à force de présens de marchandises, et d'eau-de-vie,—qu'il venoit demander la paix à Onontio, que dès cette nuit ils quitteroient l'Anglois, et qu'ils prioient leur père qu'en cas que quelques-uns de leur jeunes gens se trouvassent prix avec eux, de les garder et d'en avoir soin ; ils présentèrent un collier de porcelaine blanche ; M. Pouchot leur promit de l'envoyer à son Général.
Le lendemain, deux autres Députés demandèrent à parler publiquement ; ils parurent venir pour le même sujet ; on interrompit le feu de part et d'autre ; cependant les Anglois saisirent ce temps pour faire un boyau à deux cents toises du fort. M. Pouchot s'en étant plaint, les Sauvages lui présentèrent un collier en l'assurant que c'étoit sans leur participation.
Les Loups Montagnards présentèrent aussi un collier à la nation des Missisagués, qui étoient dans le fort, pour les engager à tester tranquilles sur leur natles, et laisser aux François et aux Anglois d'en agir comme ils voudraient ; cette nation n'accepta pas ce collier ;—ces colliers furent envoyés au S. Laforoe, avec une lettre de M. Pouchot, datée du 11e., qui faisoit voir que l'ennemi n'a voit pas encore fait de grands progrès ; ce trait de Sauvage que j'ai rapporté est pour faire voir quel est leur caractère.
Enfin le secours tant désiré arriva ;[166] mais M. de Lignerie n'eut pas le soin de faire avertir Pouchot ; l'ennemi en fut plus tôt instruit que lui,—il quitta ses tranchées, et marcha vers le secours, qui venoit en bon ordre,—mais qui fut surpris ; on se battit de part et d'autre ; le secours disparut ; les principaux Officiers furent pris ; M. Aubry, Capitaine de la Louisiane, brave et accrédité chez sa nation, Marin, de Montigni, et plusieurs autres furent du nombre des blessés et des prisonniers : M. de Lignerie fut aussi fait prisonnier et ne fut pas traité comme il avoit lieu de l'espérer par M. Johnson, avec lequel il avoit été très ami ; les Sieurs Marin et de Montigni furent maltraités des Sauvages, qui vouloient les avoir pour les manger.
L'on rapporta que l'intérêt fut la cause de ce désastre, que MM. de Montigni et Marin, au lieu de marcher tout-de-suite à leur arrivée vers le Fort, voulurent absolument mettre leur pelleterie en sûreté,—ce qui demanda du temps, et donna lieu aux Anglois d'être avertis, et de les surprendre en les prévenant; si cela est, ces deux Officiers l'ont piyé cher, car au reste c'étoit de braves gens.
M. Johnson qui avoit pris la place du Général Prideaux[167] tué, fit savoir à M. Pouchot la défaite de son secours ; ce Commandant eut de la peine à le croire ; mais enfin persuadé par le S. de Cerrier qu'il avoit envoyé au Camp voir les prisonniers, il rendit la place le 24 Juillet ; la garnison[168] sortit avec les honneurs de la guerre, et fut envoyée à New-York.
L'armée assiégeante étoit de 3,500 hommes,—outre ce nombre, il y en avoit 3,000 de campés à Chouaguen.
La perte de cette place répandit la désolation dans le pays d'en haut ; les postes furent évacués, et l'on craignit pour le Détroit, où l'on ne pouvoit plus rien porter.
M. Wolfe ayant assuré son Camp au Sault Montmorency fit dresser à la Pointe de Lévis des batteries de canon et de bombes, et fit continuellement tirer sur la ville ; M. Dumas qui avoit clé fait Major Général et Inspecteur de troupes de la Marine, fut chargé d'aller avec mille hommes attaquer les ennemis retranchés à la Pointe de Lévis ; cet Officier répugnoit de se mettre à la tête des Bourgeois, dont il sentoit, mieux qu'eux, l'insuffisance pour un tel coup ; les Bourgeois, incommodés des bombes qui ruinoient leurs maisons, crioient qu'il falloit les aller déloger, et pensoient la chose fort aisée ; mille hommes d'entre eux, de bonne volonté s'offrirent,—mais quand il fallut attaquer, ils s'aperçurent qu'ils avoient trop présumé de leur grand cœur ; la peur pensa les faire périr, et ils eurent besoin de la présence d'esprit de leur Commandant pour les faire embarquer et se rendre en ville.
L'Amiral Anglois fit passer devant Québec quelques-uns de ses vaisseaux, et envoya même brûler le seul bâtiment en brûlot qui restoit ; dès lors les Anglois eurent le champ libre au-dessus de Québec; ils firent des descentes partout où ils voulurent,—pillèrent et brûlèrent les maisons où ils ne trouvoient point d'hommes, afin d'engager les Canadiens à abandonner l'armée,—laissant celles où ils en trouvoient sans défense.
Comme on craignit que, l'expédition de Niagara faite, les 6,000 hommes commandés par M. Johnson ne vinssent par les Rapides, on envoya visiter le long Sault ; la personne qui y fut n'avoit pas assurément la capacité nécessaire pour donner des avis sûrs ; aussi n'y fit-elle rien ; ce fut seulement un voyage de plus qu'il en coûta au Roy; dans l'incertitude si M. Amherst ou M. Johnson pénétreroient, ou tenteroient de le faire, on fit ramasser les habitants de la campagne qui s'étoient sauvés, ou disculpés de marcher, avec quelques autres qu'on avoit laissés pour les besoins du service, et on les envoya camper à Laprairie sous les ordres de M. de Vassan, pour se tenir plus prêts à se porter où le besoin le demanderoit.
M. Amherst, après avoir réuni toutes ses forces au Fort George, marcha enfin vers Carillon, où il arriva le 23 Juillet; M. de Bourlamarque avoit été continuellement averti de ses mouvements de par le brave Langi qui les observoit, qui avoit fait même des prisonniers jusque dans le camp, et avoit pris un Loup qu'on disoit fameux par sa bravoure et son esprit, et qui étoit Capitaine au service d'Angleterre, parlant Anglois et Allemand ; il vint à Montréal où on le tint en prison, parce que les Sauvages vouloient qu'il remplaçât un Chef de la cabane d'Arragona qui avoit été tué.
M. de Bourlamarque n'avoit point attendu que M. Amherst fût devant son camp pour se retirer; il avoit fait peu auparavant, et avoit laissé le S. d'Hébecourt dans Carillon avec environ quatre cents hommes, et lui avoit ordonné d'évacuer cette place à la vue de l'ennemi, et d'en faire sauter les fortifications ; c'est ce que fit M. d'Hébecourt ; cependant quelques bastions restèrent dans leur entier ; M. de Bourlamarque campa quelques jours à la rivière à la Barbue, ; fit sauter le Fort Frédéric,—et vint dans les retranchements de l'Isle aux Noix, où l'on avoit continué à travailler avec beaucoup de frais : ce Général fit la revue de tout ce qu'il avoit de monde, qui se trouva monter à 3,265 hommes; comme c'étoit un très brave homme, et que sa situation, vis-à-vis d'une armée beaucoup supérieure à la sienne, commandée par un Général de réputation, lui faisoit peine, il en écrivit à M. de Rigaud, afin qu'il obtint de son frère quelques secours ; il s'aboucha même avec lui quelques temps après, et ils prirent ensembles des mesures pour se concerter dans la défense de l'Isle aux Noix, que cette Officier Général devoit défendre avec sa troupe, tandis que M. de Rigaud devoit se porter, avec la sienne et des Sauvages, de côté et d'autre de l'Isle, pour empêcher de pénétrer; il fit travailler avec vigueur aux retranchements, et, inspirant du courage aux troupes qu'il commandoit, et les animant par son exemple, il mit en peu de temps cette place en état de soutenir un coup de main;[169] son état, qui l'inquiétoit, ne lui permettoit pas de prendre aucun repos ;—afin d'être toujours prêt à la première alerte, il se couchoit de travers sur son lit, pour qu'une blessure dont il se sentoit encore, ne le laissât pas dormir longtemps; il faisoit toutes les nuits quatre ou cinq rondes, et tous les jours il étoit aux travaux ; lui seul ne reposoit point, vant soin de faire relever exactement les travailleurs par ceux qui avoient pris leur repos, et qu'au sortir de leurs travaux ils trouvassent leur ordinaire prêt ; il n'eut pas moins soin des dépenses, il fit punir sévèrement ceux qui manquèrent, et n'eut jamais rien de commun avec les intéressés dans les affaires du Roy ; il les haïssoit même par un principe d'honneur ; sa table et sa dépense étoient modérées et même restreintes eu égard à la cherté des vivres : il se contint dans le silence vis-à-vis du système de la Société,—se contentant de n'y pas tremper, et de remplir ses devoirs,—aussi fut-il cher à tous les honnêtes gens ; sa dignité le sauva de la malignité de ceux à qui sa conduite reprochoit la leur ;—on ne lui fit qu'un seul reproche, c'est que son ardeur dans le combat l'emportoit trop.
M. de Rigaud écrivit à M. de Vaudreuil la situation critique de M. de Bourlamarque ; ce fut en vain ;—M. de Montcalm persuada M. de Vaudreuil que le moindre détachement feroit tort ; il ne fit pas la même réflexion quelque tems après ; M. de Rigaud répondit à ce que M. de Vaudreuil lui avoit écrit ; mais pour augmenter autant qu'il pourroit les forces de ce côté, il écrivit des lettres circulaires aux Officiers des côtes,—par lesquelles il les invitoit à se rendre à l'isle aux Noix avec les vieillards, même avec les infirmes, qui se sentiroient de la disposition à écouter ce que leur courage leur dictoit en faveur de la patrie ; il leur promettoit de les faire mener et bien traiter ; quelques-uns y furent ; il envoya des ordres à certains nobles, ou gens qui se qualifioient tels, qui, à l'abri de leurs vains titres, ne songeoient qu'à leur tranquillité et à s'enrichir ; tous y allèrent avec plaisir ; le seul S. Bailly s'écria qu'il étoit ruiné; il partit mais avec regret, et ne fut pas des derniers à s'en revenir ; le commandement de cette noblesse fut confié à M. de la Corne, ainé, Capitaine réformé.
Comme à la paroisse de Neuville, autrement dit de la Pointe-aux-Trembles, à sept lieues de Québec, plusieurs personnes de considération s'étoient retirées, le S. Stobo Capitaine, qui avoit été donné en otage au Fort Duquesne[170] et resté plusieurs années en Canada, d'où il avoit enfin trouvé moyen de s'échapper, l'ayant plusieurs fois tenté inutilement, avoit donné l'idée qu'en faisant une descente en cette paroisse, on pourroit surprendre quelques lettres qui instruiroient M. Wolfe des opérations de leur armée. Ils le firent et ne trouvèrent que des prisonniers qui ignoroient tout ou ne le voulurent pas dire ; alors M. Wolfe, ennuyé qu'il ne se passât rien entre les deux armées, que de petites actions qui ne décidoient rien, résolut d'essayer à attaquer les retranohemens.
Ce Général avoit fait couler deux bâtiments entre l'Isle d'Orléans et Beauport, sur lesquels il avoit fait établir une batterie qui devoit protéger la descente de ses troupes ou sa retraite ; ces bâtiments se trouvoient à sec à marée basse, afin d'être en ordre de bataille de plus loin, et d'arriver avec moins de confusion : ces troupes partirent en bon ordre de ces deux vaisseaux et marchèrent avec beaucoup d'intrépidité vers une redoute qui étoit en avant des retranchements ; M. le Chevalier qui commandoit de ce côté, fit faire un grand feu, qui ralentit un peu la marche de ces troupes, et qui n'empêcha pas qu'ils ne s'emparassent de la redoute ; un violent orage survint, mêlé de pluie et de tonnerre, qui rendit tout à coup les chemins si glissants, que les Anglois, qui étoient à découvert, et avoient un coteau à monter ainsi exposés, furent dans le cas de se retirer, même avec perte d'environ cinq cents hommes; ils brûlèrent aussi les deux vaisseaux qu'ils avoient fait échouer, et leur retraite se fit avec ordre et sans confusion.
Quelque tems après fut tué l'Abbé de Portneuf, Curé de la paroisse de St. Joachim ; ce prêtre avoit endossé la cuirasse dès l'entrée des Anglois dans la rivière; il étoit constamment à harceler l'armée à la tête des habitants de sa paroisse ; un détachement, qui s'étoit trouvé la veille à portée de cette paroisse, avoit été insulté de paroles par les habitants qui avoient à leur tête ce prêtre; c'est ce qui fit que le lendemain ce détachement revint vers St. Joachim, avec ordre de les attaquer, ce qu'il fit ; L'Abbé Portneuf fut fait prisonnier avec huit habitants ; les Anglois le tuèrent, et reprochèrent au prêtre d'être sorti de son état, et d'avoir excité ces habitants à les insulter.
L'armée commençant à manquer de vivres, il fallut encore en chercher chez les habitants du gouvernement de Montréal ; l'Intendant écrivit au S. Martel, de faire en sorte d'en trouver, et de prendre, avec M. de Rigaud, des arrangements pour faire faire la récolte,—de lui demander du monde,—et de faire promptement battre les bleds d'automne qui se trouveroient actuellement mûris. Il faut observer que dans ce gouvernement ainsi que dans les autres on ne sème le bled que dans le printems après la fonte des neiges ; mais que cependant quelques habitants du gouvernement de Montréal sèment des bleds en automne qui réussisent parfaitement lorsque la neige tombe de bonne heure, et les garantit de fortes gelées,—et que ce bled est plus tôt mûr que l'autre.
M. de Rigaud, eu égard à ce que l'on craignoit également pour l'Isle et les Rapides, n'osoit dégarnir l'Isle aux Noix ou le camp de Laprairie ; cependant il fit un petit détachement pour chaque paroisse, suivant les ordres qu'il en avoit reçu du Général, afin de faire récolter et battre les bleds d'automne ; M. Réaume avoit été détaché par M. Bigot pour aller dans tout le gouvernement taxer ce bled et le faire enlever ; c'étoit un négociant de Montréal, Capitaine de Milice ;—distingué par son zèle pour sa patrie et sa bravoure, il donna de l'un et de l'autre des exemples qui ne furent guères suivies ; M de Rigaud, pour le seconder, adressa dans les paroisses une ordonnance dont voici le Préambule :
"Les combats livrés aux Anglois depuis leur arrivée devant Québec, où ils ont éprouvé la valeur et l'intrépidité des troupes et des Canadiens, leur fait perdre l'espoir de s'emparer par force de cette Colonie. Il ne leur reste plus d'espérance que du côté des vivres;—dont ils s'imaginent que nous manquons totalement, par la consommation que nos armées ont faite de ceux venus de France, et de ceux fournis par celte Colonie ; mais Dieu, qui semble ne vouloir point nous abandonner, a fait éclater sa toute puissance en nous accordant une récolte des plus abondantes,—telle même qu'il y a long-tems que nous n'en avons eue,—et au moment ou nous étions prêts à manquer, nous trouvons par sa bonté une ressource à nous soutenir, ainsi qu'à nous faire anéantir le dessein de nos ennemis,—et à continuer de donner au Roy les marques les plus éclatantes de notre fidélité ; en conséquence, &c."
Ce préambule étoit plus chrétien et plus conforme à l'esprit d'une nation policée que les lettres pleines d'aigreur du Marquis de Vaudreuil son frère.
Ce Gouverneur avoit aussi pris des arrangements pour la récolte entière ; il avoit distribué le Gouvernement en plusieurs districts, à la tête desquels il avoit rais les plus honnêtes bourgeois qui étoient restés à Montréal ; par son arrangement, toutes les personnes indistinctement,—femmes, vieillards, enfans de chaque paroisse, dévoient travailler à la récolte ; les personnes qui étoient à la tête dévoient faire le partage de ce monde ; on leur recommandoit de faire faire également la récolte des pauvres comme des riches, sans de personnes ; tous les habitants dévoient en général travailler gratis, comme étant une corvée publique, en conséquence les riches nourrir les pauvres pendant la récolte ; les hommes étoient destinés à engerber et charroyer, et dévoient le transporter dans les paroisses où il n'y en avoit point du tout.
M. de Bourlamarque à qui on avoit fait part de cet arrangement, envoya quelque monde à la rivière Chambly, qui étoit à portée de se rendre en peu de tems à ses retranchements en cas d'attaque, et il prit pour ce les plus exactes précautions ; malgré tout, la récolte alloit lentement, faute de monde ; de tous ceux à qui on confia ce district, il n'y eut de plainte que contre le S. Hervieux, à qui on reprocha de faire travailler à son bien préférablement aux autres. Le Gouverneur écrivit donc au Général, que s'il ne vouloit pas que les deux tiers de la récolte se perdissent, il étoit nécessaire qu'il envoyât du monde.
M. le Chevalier de la Corne avoit écrit à M. de Vaudreuil que sa troupe diminuoit à vue d'œil, et qu'il ne se trouvoit point en étal de faire face à l'ennemi dans les Rapides ; et comme ce Général s'étoit persuadé par quelques démarches qu'il avoit vu faire à M. Wolfe, qu'il désespérait de prendre Québec, il détacha, de concert avec M. de Montcalm, M. le Chevalier de Lévis, pour, avec Un détachement, défendre cette partie, et y faire élever les forts qu'il jugeroit à propos pour sa défense : le Chevalier Lemercier, qui avoit la confiance du Général, fut envoyé devant afin de prendre les connoissances relatives ; M. le Chevalier de Lévis reçut ordre, en partant, de commander sur la frontière, et même de donner des ordres à Montréal pendant le séjour qu'il y ferait, afin que rien ne retardât Inexécution de ses projets.
Cet Officier Général arriva de nuit à Montréal, et, au lieu1 d'aller descendre au Château, il fut dans une autre maison ; et dans le moment, il voulut se prévaloir de ses ordres et du pouvoir qui lui avoit été donné ; M; de Rigaud voulut s'y opposer, et les deux Officiers eurent ensembles une forte dispute, qui paroissoit ne devoir se terminer que par le sans de l'un ou de l'autre, lorsque des amis les arrêtèrent par de fortes représentations. On fit voir à M. de Rigaud que par l'ordonnance, un Gouverneur Général pouvoit commettre à la défense d'une ville, à la place du Gouverneur une autre personne que lui, pourvu qu'il fut Officier Général avec lettre de service ; et que M. de Vaudreuil, en cela, n'avoit suivi que les ordonnances ; mais M. de Rigaud prétendoit que c'étoit un affront que lui faisoit son frère, dont il menaçoit de tirer vengeance,—et qu'il se laissoit persuader par Cadet, et autres personnes de la Société qui le conseilloient ainsi, parce qu'ils s'apercevoient qu'il ne se prêtoit pas à leurs vues intéressées qu'il détruisoit autant qu'il pouvoit, et qu'ils avoient fait nommer le Chevalier de Lévis, qui leur étoit tout dévoué et qui acceptoit d'autant plus volontiers cet emploi, qu'il favorisoit son affaire de cœur avec la femme de Penisseault qui demeuroit à Montréal. Enfin cependant il céda.
Le Chevalier de Lévis, à, son arrivée, sentit bien que la récolte pressoit ; on lui fit voir que le peu de monde qu'il y avoit n'étoit pas capable de la faire et de la serrer,—que les épis s'égrainoient,—et que par conséquent on en perdoit beaucoup ; le S. Martel même en avoit aussi écrit à M. l'Intendant, qui lui avoit ordonné de demander par écrit du monde à M. de Rigaud pour la faire ; et ce Gouverneur qui avoit senti toute la politique de l'ordre de l'Intendant, et les conséquences, avoit employé dans son refus par écrit les raisons solides qui l'empêchoient de détacher des habitants.
M. le Chevalier de Lévis, qui avoit avec lui deux détachements, composant ensembles environ 400 hommes, en distribua une partie dans les côtes ; il y laissa même des Officiers des troupes, qui, à son premier ordre, dévoient se rassembler et se porter où il serait besoin ; il partit avec le reste et deux Ingénieurs pour se rendre .aux Rapides ; il laissa des instructions à M. de Rigaud que celui-ci méprisa; elles étoient conçues dans des termes qui ne sentoient, ni une haute éducation, ni convenables au rang de ce Gouverneur; aussi, n'en fit-il aucun cas ; et son frère ayant su le démêlé qu'il avoit eu, écrivit que dans l'état où les choses se trouvoient, il avoit préféré le Chevalier de Lévis à lui,—persuadé qu'il ne se tirerait pas ni si facilement ni avec honneur des affaires.
M. de Bourlamarque étoit enfin parvenue à faire faire des retranchements dans l'Isle aux Noix, et il étoit eu état de résister ; des deux côtés de la rivière on avoit fait des estacades afin d'empêcher les bâtiments ennemis de pénétrer ; des Xebecs qu'on avoit fait construire, alloient et venoient sur le Lac, sous le commandement du S. Dolabaras, qui avoit à bord un détachement de troupes commandé par M. de Bassarade, Capitaine, et ce Brigadier n'oublioit rien pour être informé des mouvements de M. Amherst, qui avoit déjà fait tracer un chemin du Fort St. Frédéric, qu'il continuoit de fortifier, à Connecticut, au nombrefort[171] Le brave Langi Montegron étoit toujours en campagne ; et le S. de la Corne St. Luc, qui étoit resté à Montréal, disposoit et engageoit souvent les Sauvages à faire de nouveaux efforts pour ne pas se rebuter, et attendre encore quelque tems.
Les nations de Missilimakinack, de Chouagamigon, une bande des Sauteurs du Saguinai,[172] de St. Joseph, des Nipissingués du Lac Huron, étoient descendues à Québec, où elles n'étoient pour ainsi dire que spectateurs de ce qui s'y faisoit ; les Miamis, Poutévatémis, Têtes de Boules et autres avoient été envoyés à Carillon ; et comme toutes les nations étoient de loin, il étoit temps qu'elles partissent pour leurs villages. Le S. de St. Luc avoit, à leur égard, reçu des ordres tant pour les retarder le plus que l'on pourroit, que pour leur faire des présents, et engager quelques-uns de chaque nation à rester, sous le spécieux prétexte du besoin qu'en avoit leur père Onontio, mais au fonds pour servir d'otages et répondre des François qui restoient encore dispersés parmi eux; les nations qui étoient à Québec étoient déjà montées, et c'étoit à Montréal où elles dévoient prendre leurs présents ; on tenoit donc incessamment conseil sur conseil, et enfin elles laissèrent des otages sur les avis du S. de St. Luc, aux sentiments duquel elles déféroient volontairement ; des présents immenses leur furent donnés, et on leur fit promettre de revenir l'année d'ensuite ; on hâta même le départ des derniers pour leur dérober la funeste nouvelle de Québec ; leur mauvaise volonté en général étoit le sujet que M. de Bourlamarque n'étoit pas aussi instruit qu'il désiroit l'être de la manœuvre de M. Amherst. Ce peuple qui ignorait la façon des Européens de faire la guerre, s'ennuyoit d'être si long-temps à attendre l'ennemi, ou à les attaquer.
Cependant, M. Amherst faisoit continuellement travailler au Fort St. Frédéric, et à des bâtiments et berges pour naviguer sur le Lac ; il tenoit des bateaux en avant, qui observoient ce qui se passoit sur le Lac ; le S. Dolabaras ne pouvoit s'éloigner de l'Isle aux Noix, ni par conséquent être instruit de la force de la marine Anglaise, ni de la qualité des bâtiments ; c'est ce qui inquiétoit M. de Bourlamarque, qui envoya reconnoitre la Baie de Missiskoui, dans laquelle on découvrit des berges Angloises, qu'il paroissoit qu'on y avoit laissées, il n'y avoit pas long-temps. M, de Rigaud, à qui ce rapport fut fait, en donna avis au Général, en lui faisant observer que de cette Baie on pouvoit aisément pénétrer au village St. François, habité par les Abénakis ; mais M. de Vaudreuil le négligea, et crut que la prise que Abénakis venoient de faire de M. Kennedy, Officier Ecossois, qui avoit été envoyé à M. Wolfe déguisé, étoit l'effet de l'avis qu'on lui donnoit, et qui venoit trop tard ; cependant, peu de jours après, il apprit que ce village avoit été pillé et brûlé.
M. Wolfe ne cessa de faire tirer sur la ville, qu'il réduisit presqu'en cendres ; il envoya un détachement d'environ huit cents hommes, qui firent une descente à Deschambault, où ils pillèrent les équipages des troupes qu'elles y avoient laissés, allèrent camper à une paroisse nommée St. Antoine, au sud du fleuve, d'où ils firent des courses, brûlèrent et dévastèrent cette partie ; M. Wolfe fit lever le Camp de l'isle d'Orléans, et celui du Sault Montmorenci, et parut se disposer à partir; ce mouvement fut interprété différemment qu'il ne devoit l'être ; les Généraux et le peuple pensèrent que son dessein étoit de se retirer ; néanmoins, il avoit fait passer devant Québec cinq vaisseaux ; l'on crut seulement que son dessein étoit d'aller brûler notre marine qui s'étoit retirée à Jacques Cartier, et l'on ne donna point du tout dans la vraie idée, qui étoit de séquestrer nos vivres,—ce Général n'ayant pu ignorer la situation de l'armée ; on donna donc ordre aux vaisseaux de s'embosser à l'entrée de cette rivière, et dans l'espérance de voir bientôt la flotte partie, on écrivit de suspendre en peu l'envoi des vivres, et le Général même écrivit sur ce pied à sa femme ; toute la Colonie retentissoit de joie ; il paroissoit même que M. Amherst n'étoit plus dans le dessein de pénétrer cette année, et de faire sa jonction à l'armée de Québec, par la nouvelle que l'on eut qu'il avoit déjà congédié des milices.
M. Wolfe qui avoit renforcé le camp de la Pointe de Lévis sembloit flatter les idées des François : l'Amiral Saunders faisoit faire aussi des manœuvres qui annonçoient une prochaine retraite ; au milieu de toutes ces espérances, on confia au S. de Vergor le poste du Cap Rouge, au-dessus de Québec ; on ne pouvoit mieux seconder les intentions du Général Anglois, dont le but étoit de faire une descente sans être obligé d'attaquer l'armée retranchée ; on avoit consigné à cet Officier de laisser passer des bateaux chargés de vivres qui dévoient entrer dans Québec, en se coulant le long du Cap ; ce Capitaine avoit avec lui beaucoup d'habitans de Lorette, dont le lieu étoit à portée de ce poste ; ils lui demandèrent permission d'aller travailler la nuit chez eux ; il la leur accorda ; (on prétend que ce fut à condition d'aller aussi travailler pour lui sur une terre qu'il avoit dans cette paroisse ;) M. Wolfe, averti à temps de la mauvaise garde de ce Poste, et du Commandant à qui il avoit affaire, disposa ses troupes ; le S. de Vergor étoit dans la plus grande sécurité ; on vint l'avertir qu'on apercevoit des berges remplies de monde qui venoient sans bruit, et filoient le long de la côte, au dessus et au dessous de son poste ; il répondit que c'étoit des bateaux du Munitionnaire, et qu'on les laissât tranquilles ; M. Wolfe, ayant fait aborder quelques berges, instruit que tout étoit paisible, envoya un détachement se saisir de la garde du S. de Vergor, et ordonna à trois ou quatre mille hommes de le suivie. Ce détachement fit prisonnier le S. de Vergor, et partie de sa garde, et s'empara des hauteurs; M. Wolfe s'empressa lui-même de monter, et l'Amiral Saunders le secondant, fit filer le plus vite qu'il put le restant des troupes ; M. Wolfe avoit déjà gagné un grand chemin qui mène à Québec, avant que les Généraux François fussent avertis de sa descente, et il se présenta hors des bois en bataille, ayant deux pièces de campagne au centre, tant pour favoriser la jonction du reste de ses troupes, que pour être en état de recevoir ceux qui viendroient l'attaquer.
M de Montcalm, averti de la descente de M. Wolfe, courut avec ce qu'il avoit de troupes prêtes, pour s'opposer progrès de l'ennemi ; il fut suivi de M. De Sennezergues de beaucoup de Canadiens: M. de Vaudreuil, craignant le camp ne fût en même temps attaqué, fit prendre les armes au reste de l'armée. Le S. de Bougainville qui avoit un camp volant, eut ordre de revenir promptement pour se porter là où il lui serait ordonné; M. de Montcalm, ne pensant point avoir affaire à un corps considérable, mais à quelque détachement, s'empressa d'attaquer, afin qu'en les culbutant vers les hauteurs,[173] il ôtât l'espérance aux autres de pouvoir monter ; loin de le favoriser, il fut surpris de voir un corps si considérable. Il jugea qu'il ne devoit pas néanmoins reculer ; dans la persuasion que son armée alloit venir, il ordonna d'aller attaquer l'armée ennemie ; les Canadiens et les troupes le firent avec beaucoup de valeur, en imitant celle du Marquis de Montcalm, mais les uns et
les autres combattirent sans ordre, et par pelotons ; d'ailleurs, il falloit qu'ils vinssent à grande course à l'armée, qui en étoit bien à demi lieue, et qu'outre cela ils montassent le Rideau[174] qui est partout roide et haute, ce qui les essoufloit et les mettoit hors d'état de combattre. M. de Montcalm donnoit l'exemple et se trouvoit partout ; il envoya ordre sur ordre pour que toute l'armée marchât et gagnât le haut du Rideau avant que l'ennemi l'en eût chassé. M. de Vaudreuil, donna au contraire ordre aux Canadiens de rester, et leur défendit de passer la rivière, ne voulant pas risquer une bataille, par la persuasion de Cadet et de quelques autres qui y avoient un intérêt particulier. Enfin, M. de Montcalm blessé, ne pouvant plus ni agir ni donner d'ordre, fut retiré de combat ; le brave De Sennezergues prit sa place et fut tué la perte des ces deux Généraux ralentit l'ardeur des troupes et des Canadiens, qui, se voyant abandonnés, firent leur retraite vers l'année ; les deux pièces de canon de M. Wolfe furent bien servies, et le feu de sa mousqueterie très bien suivi.
M. de Vaudreuil cependant ne savoit quel parti prendre ; il écoutoit tranquillement tous les avis de quelques peureux qui lui dépeignirent sa situation sans remède, et qu'il ne pouvoit échapper que par la fuite. Dans cette incertitude, il envoya consulter M. de Montcalm, qui lui fit faire réponse ou d'abandonner Québec, ou de livrer bataille, ou de se retirer à Jacques Cartier. Il manda les principaux Officiers de l'armée, et leur communiqua l'avis du Général Montcalm ; la plupart et les plus sensés sentant que M. de Vaudreuil n'étoit point en état de commander une armée, encore moins de donner et de faire les disposition d'une bataille, s'attachèrent à la retraite qui se fit avec précipitation— puisqu'on abandonna les lentes, les équipages et les vivres, même l'artillerie et les munitions de guerre ; ainsi, M. Saunders eut la satisfaction de voir fuir devant lui une armée plus formidable que la sienne, et qui n'avoit pas encore reçue un assez grand échec pour le faire. M. Wolfe ne put jouir du fruit, ni de la gloire de son action, ayant été tué.
M. de Montcalm mourut le lendemain, avec le regret de n'avoir point suivi les avis de quelques personnes qui lui avoient conseillé de quitter son camp pour se camper derrière Québec, dont il se seroit assuré par ce moyen.
Le Marquis de Montcalm étoit d'une famille assez distinguée dans la noblesse. Il étoit petit, et n'avoit rien d'imposant dans la physionomie ; il avoit beaucoup d'éducation: et une mémoire heureuse ; il parloit avec une volubilité qui ne étoit à qui que ce soit de l'interrompre ; ses conversations étaient pleines d'esprit et de saillies judicieuses ; il avoit donné à la tête du régiment de son nom et d"ans plusieurs autres occasions, des marques peu équivoques de valeur : ce qu'il avoit confirmé en Canada ; mais il n'avoit point encore acquis l'expérience qu'il faut pour commander en Chef ; il se faisoit lui-même des maximes nouvelles; c'est ce qu'on voit par sa position pour la défense de Québec ; il paroissoit très naturel nue M. Wolfe cherchât à prendre Québec, et à éviter une bataille, il falloir donc que M. de Montcalm se portât de façon que le Général Anglois ne pût faire l'un sans l'autre. Comme Québec n'a qu'un front d'attaque, M. de Montcalm en le gardant étoit toute espérance à M. Wolfe de réussir, puisqu'il n'auroit pu l'attaquer que de front, étant gardé d'un côté par des rochers escarpés, et de l'autre par un rideau assez haut et roide, pouvant à tout besoin secourir la ville de tel côté qu'on l'attaquât, et l'ennemi ne pouvant l'attaquer qu'avec un grand désavantage.
Le rendez-vous étant donné à Jacques Cartier, l'armée s'y retira par pelotons, et le Marquis de Vaudreuil ne fut pas des derniers à s'y rendre ; il eût même soin de se faire suivre par les cuisiniers, ce qui fit dire à un Conseiller que dans la route il pria à souper, qu'il le suivoit par tout par rapport à sa prévoyance. Il est vrai qu'elle étoit grande, parce que tous les soldats et miliciens n'avoient presque pas de quoi manger. Lorsqu'il fut arrivé à Jacques Cartier, il écrivit à M. le Chevalier de Lévis de descendre pour prendre le commandement de l'armée, et à sa femme, une lettre dont les termes marquoient son insensibilité, puisqu'il lui marquoit, qu'enfin, il comptoit bientôt finir ses campagnes et jouir du plaisir d'être avec elle.
M. le Chevalier de Lévis étoit revenu des rapides, où il avoit ordonné la construction d'un fort, dans une isle nommée Oraconenton, à une lieue en avant des rapides ; il donna ordre qu'on achevât une barque dont on avoit interrompu la construction pour envoyer les ouvriers à Québec ; la disposition pour la défense étoit, que les barques avec les Jacobites devoient former la première ligne ; l'Isle Oraconenton et les autres la seconde ; et la troisième aux Galops, qui sont le commencement des rapides; et ensuite, on devoit se défendre de rapide en rapide ; ce projet eut été bon, si on avoit eu assez de monde et de bateaux pour garnir ce fleuve qui est extrêmement large vers la Présentation, et garder les différents passages des rapides ; après ces dispositions et cet ordre il descendit à Montréal, où apprenant que les Canadiens quittoient l'armée pour courir à leur récolte pour la sauver il fit le projet de faire publier contre eux une ordonnance sous peine de la vie; on lui représenta qu'il ne pouvoit exécuter cette ordonnance, qu'elle ne parut être émanée de M. de Vaudreuil, mais que ce Général n'avoit pas le pouvoir de la Cour ; que les Canadiens ne pouvoient être regardés que comme des volontaires qui servaient sans solde; et qu'en outre, il paroissoit criant que tout le monde en général abandonnant ses biens pour le service, on voulût punir de mort quelques uns que de pressants besoins faisoient revenir chez eux, et marchoient autre part presqu'aussitôt leur arrivée—le tout sans murmurer; ces représentations n'opérèrent autre chose que de faire intituler l'ordonnance au nom du Marquis de Vaudreuil ; on la lui envoya, mais ce Général ne voulut pas la signer, disant qu'il ne le pouvoit sans un ordre précis du Roi. M. de Lévis dit que, si quelqu'un de ceux qu'il avoit dans son armée venoit à déserter, il leur feroit casser la tête ; mais on lui répondit hardiment, qui si on savoit que ce fut là ses sentiments, il ne trouveroit ni à l'Isle aux Noix, ni à Oraconenton aucuns miliciens, et qu'il prît garde qu'on les fit tous revenir. Cette menace l'intimida, et il n'en parla plus ; partit pour visiter l'Isle aux Noix, et se concerter pour sa défense avec M. de Bourlamarque, avec qui il fut très Peu de tems et remonta à Oraconenton, afin d'accélérer par sa présence les ouvrages, et de défendre en personne les rapides contre l'armée de M. Bostwick, qui étoit toujours campé à Chouaguen, et sembloit se préparer à descendre ; on avoit surpris à la Présentation le S. James Zouch, Officier Anglois, qui étoit venu à travers les bois de l'armée de M. Amherst, à la Présentation, pour porter des lettres de ce Général à M. de Bostwick, et qui avoit sorti on peu trop bas ; les cinq nations même avoient envoyé des colliers aux sauvages de la Présentation pour les inviter à se retirer. Ces nouvelles, que se rapportoient les uns les autres, faisoient presser les ouvrages ; ce fut dans ces circonstances que M. le Chevalier de Lévis reçut la nouvelle de la mort de M. de Montcalm et de la bataille, avec l'ordre de descendre ; il partit aussitôt, se rendit à Montréal, d'où il continua sa route pour Jacques Cartier ; M. le Chevalier de Lévis, arrivé à Jacques Cartier, y trouva les troupes de terres et de marine rassemblées, et encore beaucoup de Canadiens. Le Marquis de Vaudreuil avoit donné ordre à M. de Bougainville de s'emparer de son camp, et de tenir le plus qu'il pourroit l'armée ennemie en échec ; il avoit aussi envoyé un ordre à M. de Ramzay pour défendre sa place, et le projet de capitulation qu'il devoit demander ; Le Général Anglois en avoit formé le siège, et avoit assuré son camp, par des lignes de circonvallation et de contrevallation sur la face qu'il attaquoit, et sa communication avec l'Armée navale ne pouvoit être que difficilement coupée. Ces ouvrages étoient faits avec beaucoup de diligence ; M. de Bougainville étoit tranquille dans son camp et faisoit retirer de l'ancien toutes les munitions et les équipages qui y étoient restés—les ennemis ne l'interrompant point, s'attachant à l'essentiel, qui étoit de s'emparer au plutôt de Québec ; les habitants de cette ville et du Gouvernement étoient consternés de la fuite du Marquis de Vaudreuil, surtout si loin. Les bourgeois qui avoient été réduits à deux onces de pain chacun par jour, n'avoient plus le courage de se défendre. Les troupes qu'on y avoit laissées n'étoient pas suffisantes pour la défense d'une ville d'aussi grande étendue ; M. de Ramzay faisoit néanmoins bonne contenance, et faisoit journellement espérer des secours en hommes et vivres ; il les flattoit même que M. de Lévis viendroit attaquer l'armée Anglaise dans ses lignes, mais le peuple ne voyoit en tout cela que de l'incertitude, et doutoit de l'événement : il s'étoit vu passer avec trop de rapidité, d'un, heureux espoir, à la crainte de ne pouvoir rien réchapper de ce qu'il avoit sauvé des flammes, et ne lisoit qu'un triste avenir ; les fortifications n'étoient presque rien, et on pouvoit aisément surprendre la ville. Dans cette triste situation, le peuple s'adressa au S. Daine, Lieutenant Général civil et criminel de la ville, et le pria de faire ses représentations à M. de Ramsay, afin qu'il capitulât avant qu'ils fussent réduits à l'extrémité. Ce Lieutenant du Roi, avant que de répondre, fit le recensement de ce qu'il avoit de monde et de vivres, et ne trouva de ce dernier article que pour très peu de tems, quoiqu'on eut introduit un petit convoi commandé par M. de la Roche, capitaine de cavalerie, et qu'on en fit espérer d'autres. Enfin, il vit bien que sa place n'étoit pas tenable avec un peuple si découragé, et le Général Anglois l'ayant fait sommer de se rendre, il lui proposa les conditions que M. de Vaudreuil lui avoit envoyées et que le Général accepta, à peu de choses près. La Garnison sortit avec les honneurs de la guerre deux pièces de canon à sa tête, et fut conduite en France aux dépens de l'Angleterre, et il fut stipulé que toutes les choses resteroient en leur état jusqu'au traité définitif entre les couronnes. La capitulation fut signée le 18 Septembre, par l'Amiral Saunders, M. de Ramzay, et le Chevalier de Bernetz.[175]
Cependant, M. le Chevalier de Lévis se résolut d'aller attaquer l'armée Anglaise ; il marcha avec ses troupes et les milices ayant donné des ordres que toutes celles du Gouvernement de Québec le vinssent rejoindre.; mais ayant appris en route la reddition de la ville, il retourna à Jacques Cartier.
Le Général Amherst avoit sans doute appris la retraite de l'Armée Française. L'on prétend que le S. Stobo fut dépêché pour lui annoncer cette heureuse nouvelle pour inquiéter le centre de la Colonie. Il fit mine de vouloir aller attaquer l'Isle aux Noix, et se mit en marche avec ses bâtiments et ses berges ; M. de Bourlamarque, averti de ce mouvement, en donna avis ; on commanda les hommes du Gouvernement qu'on rassembla encore à la Prairie, ou fut le rendez-vous ; M. de Rigaud devoit se porter avec ce monde vers l'endroit près l'Isle aux Noix, où l'ennemi feroit sa descente. Le S. Dolabaras avoit été envoyé avec ses xebecs ; il rencontra cette armée qu'il canonna quelque temps, mais ayant aperçu sous le vent à lui une frégate de vingt-six pièces de canons, accompagnée de quelques autres bâtiments qui tous ensembles venoient à lui, il gagna une anse—ne jugeant point pouvoir soutenir un combat contre de pareils bâtiments, et il fit couler bas les xebecs. M. de Basserade et lui, avec leurs soldats et équipages, revinrent par les bois, et comme ils n'avoient que peu ou point de vivres, ils furent contraints de manger jusqu'à leurs souliers.
Au milieu de toutes ces agitations, chacun ne pensoit pas moins à ses intérêts ; la prise de la ville de Québec, annoncée à Montréal, y porta la désolation, mais ce ne fut que pour un tems ; on s'inquiéta beaucoup sur le sort des ordonnances et chacun chercha à piller; dès ce moment, jusqu'à celui où les Anglais s'emparèrent du pays, ce ne fut que brigandage. Les postes ne furent confiés que pour achever des fortunes, ou eu faire faire de rapides. Les ordonnances sortirent du trésor avec l'abondance et la rapidité d'un torrent. Le comestible et le, prix des marchandises devinrent excessifs; on envoya même un officier à St. Joseph sous prétexte de contenir les nations, mais dans le fonds pour lui procurer une fortune.
M. de Vaudreuil annonça à sa femme qu'enfin il alloit revenir ; sa lettre, du même style que les autres, denotoit son indifférence; mais quel contraste entre cet homme publiant par ses lettres qu'il est déterminé à ne consentir à aucune capitulation—et sa fuite ! sa fuite dis-je "qui livre les Canadiens au triste sort que les ennemis leur préparent—qu'il déclare lui même tel, qu'il seroit incomparablement plus doux pour eux, leurs femmes et leurs enfans d'être ensevelis sous les ruines de la Colonie ;" ce sont ses termes. (Lettre du 20 Mai, 1759.) Si le Général, au lieu de se sauver si loin, eût seulement changé son camp, il eût été difficile de prendre cette ville en si peu de temps à la vue d'une armée à portée d'y entrer toute entière : il falloit donc que ce Général portât et appuyât la droite de son armée à Charlesbourg, et la gauche au pont de communication[176] ; par cette disposition, il auroit fait entrer tous les jours une nombreuse garnison dans la ville qui auroit été en état de faire des sorties et des coupures en dedans pour disputer à l'ennemi le terrein pied à pied. La longueur du siège auroit déterminé M. Saunders à se rembarquer, à quoi la saison l'auroit contraint; les forces des Anglais n'étoient point assez considérable pour ne pouvoir pas craindre d'être attaqué des divers côtés de Québec, puisqu'ils n'y avoient que tout au plus dix mille hommes ; d'ailleurs, les fortes sorties dans le commencement du siège n'a voient été qu'avantageuses, l'ennemi ne pouvant travailler qu'avec peine à ses tranchées, et ne pouvant avoir alors aucune parallèle.
Il revint à Montréal, et y arriva avec l'Intendant le premier Novembre ; M. le Chevalier de Lévis resta encore quelque tems à Jacques Cartier pour faire fortifier cet endroit, et mettre au moins le Gouvernement des Trois-Rivières de ce côté à l'abri des courses de la garnison de Québec. Les vaisseaux du Roi eurent ordre d'aller en hivernement dans la Rivière de Richelieu, et l'Intendant fit tirer des lettres d'échange ; d'abord il fit publier son ordonnance, par laquelle il donnoit le tems convenable ; mais, ensuite, craignant que la grande quantité d'argent ne parût trop considérable aux yeux de la Cour, il restreignit le terme à trois jours ; ce fut cependant sur des prétextes spécieux. Le S. Imbert, commis du trésorier général en Canada, s'étoit démis de son emploi, et on lui avoit substitué le S. de la Rochette. Le S. Imbert étoit fils d'un tanneur de Montargis; il avoit reçu quelque éducation ; on lui procura une place de commis chez M. Taschereau, son prédécesseur, et il en eut la confiance. A la mort de son prédécesseur, il fut nommé par l'Intendant pour régir ce trésor, et depuis on lui confirma son emploi. Il entendoit parfaitement la finance du Canada. Lorsqu'il fut élevé à cette place et à celle de Conseiller au Conseil Supérieur, il devint superbe, brusque et arrogant ; il étoit intime ami de Cadet et de Déschenaux, et ayant plus d'esprit qu'eux, il fit une fortune immense sans se commettre, mais aussi il fut modéré dans sa dépense, et ne donna point dans la bagatelle ; il serait utilement la Société. Celui qui lui succéda étoit venu secrétaire d'un Commissaire de Guerre ; c'étoit un jeune homme sage, discret, et modéré; le peu de temps qu'il fut dans son emploi en Canada, n'a pas donné celui de pénétrer son caractère. Le S. Imbert tira le restant des fonds de 1758, et le S. la Rochette celui de 1759 ; on continua les trois termes, et les amis furent les premiers servis. Ensuite le public parut—le peu de tems que l'Intendant donna fut cause qu'il resta une grande quantité d'argent sur la place.
M. de Vaudreuil, revenant toujours à son système vis-à-vis des sauvages, envoya des colliers aux cinq nations pour les inviter à venir écouter sa parole ; la prise de Québec et de Niagara n'étoit guère propre à les faire abandonner le parti des Anglois. On logea les soldats chez les habitants, à quinze livres par mois, et l'Intendant rendit une ordonnance qui taxoit le minot de bled au même prix.
M. de Lévis ayant donné ses ordres pour fortifier Jacques Cartier,[177] laissa le commandement de ce poste à M. Dumas et s'en revint à Montréal. La fortification de l'Isle Oraconenton fut donné à M. Pouchot, qui avoit été échangé avec plusieurs autres prisonniers, et on continua les travaux de l'Isle aux Noix ; on ajouta au milieu de ces retranchements un fort, en étoile, dans lequel on fit des bâtiments pour le logement de la garnison et des officiers.
Depuis le siège de Québec les Acadiens avoient été abandonnés; leur situation étoit triste, mais ils pouvoient l'améliorer, en abandonnant leur retraite et se retirant chez les Anglois, ou en se procurant des aisances par de nouveaux établissements ; le Général y avoit cependant laissé le S. de Boishébert, et ils avoient avec eux leurs missionnaires, les Abbés Menack et Maillard, qui se distinguoient par leur esprit brouillon. Ces Prêtres avoient vu passer la flotte Anglaise, et ne doutant point que Québec ne fut pris ils avoient pratiqué les Acadiens, afin qu'ils leur confiassent l'honneur de leur traité avec les Anglais, et y trouvassent leur compte ; le S. de Boishébert, à qui ces menées secrètes furent rapportées, s'y opposa en vain. L'Abbé Maillard, ayant gagné quelques Acadiens, écrivit par leur moyen au Gouverneur Anglais; il fit faire des propositions qui furent en partie acceptées, et le but de ces missionnaires fut de se conserver chez les Acadiens ; M. Moir, subdélégué du Gouvernement, fut chargé d'aller ratifier à Malagomick[178] et Miramichi les traités faits avec ces missionnaires au nom des habitants. Ces Prêtres écrivirent au père Germain, jésuite, missionnaire des Abenakis de Pannavauské,[179] pour l'engager à faire la même démarche qu'eux, ce qu'il fit aussi ; cependant, la majeure partie de ces Acadiens ne pouvoit se résoudre à se confier aux Anglois par le ministère des prêtres qui les avoient réduits au triste état où ils étoient. L'Abbé Maillard et Menack faisoient les derniers efforts pour les y déterminer, et avec d'autant plus d'empressement qu'ils s'étoient annoncés chargés du pouvoir de tous les Acadiens de leurs missions, en quoi ils commençoient à tromper le Gouvernement Anglois. L'Abbé Maillard écrivit au S. Leblond, habitant dévoué à la France, et dont l'exemple étoit suivi par le plus grand nombre, une lettre dans laquelle il disoit, qu'il ne voyoit pas de meilleur moyen que de s'accommoder avec la nation qui les avoient subjugués, et dans la supposition qu'il fait que les armes de la France seroient victorieuses, il s'exprime ainsi,—"Croyez vous, que parce que je me suis rendu, les affaires en iront moins bien pour moi ? Je me trouverais alors par supposition toujours de niveau avec vous, et je sais que ce que j'aurai à alléguer à cet égard sera encore prépondérant." Enfin, il dit qu'il faut s'accommoder au temps, traite de chimériques, de grands raisonneurs, ceux qui ne veulent pas l'imiter—les engage à le faire, et reproche aux Acadiens leur peu d'égard pour lui, disant que de le mépriser c'est faire injure à Dieu. Cette lettre étant tombée par hasard entre les mains de quelques affidés ils l'envoyèrent à M. de Boishébert, qui écrivit la suivante à l'Abbé Menack: "Monsieur—Je souhaite que celle-ci vous parvienne, elle doit vous intéresser. Je seroit fâché de vous laisser ignorer les discours que l'on tient de vous' il m'a été rapporté, que vous avez fait tout votre possible pour engager les François et les sauvages à faire la paix avec les Anglais, que vous avez même paru avoir peu de confiance dans le Gouvernement François ; je ne puis m'imaginer quelles sont les raisons qui vous y ont engagé seroit-ce la peur de l'ennemi ? je ne puis le croire, puisque vous être toujours dans le cas de fuir les coups; c'est l'indépendance où ceux de votre état veulent toujours être, ou l'envie que vous avez de faire revenir ce despotisme dont jouissoient vos prédécesseurs dans l'Acadie. Qui peut vous autoriser à engager les Acadiens à faire l'aveu aux Anglais qu'ils sont leurs sujets en se soumettant à eux ? vous voudriez présentement qu'ils fissent leur paix particulière—c'est parce que vous y trouvez vos intérêts –ce n'étoit pas autrefois de même ; car, si nous avons la guerre, et si les Acadiens sont misérables, convenez en vous même que ce sont les Prêtres qui en sont la cause. J'ai été envoyé dans cette côte pour les engager à persévérer dans l'attachement qu'ils ont témoigné jusqu'à présent à la France, et j'ai le chagrin de voir que ceux qui devroient le plus les y entretenir, sont les premiers à les éloigner—il semble même que vous vous êtes tous entendus pour cela—au reste, &c.,"
Signé, BOISHÉBERT.
M. de Boishébert ne put réussir ; les Prêtres l'emportèrent sur ses représentations, il firent le traité de paix ; néanmoins, majeure partie n'adhérèrent point, et dans cet intervalle fut rappelé par le Général, qui ne pouvoit plus lui faire en ni vivres ni secours. Enfin, il fallut envoyer en France les nouvelles de ce qui s'étoit passé ; le Général et l'Intendant rendirent chacun compte de leur administration ; le Général rejeta sur M. de Ramsay la prompte reddition de Québec.
Cadet qui commençoit à sentir le poids de ses affaires, fit passer sa femme en France ; il s'agissoit de faire passer devant Québec le vaisseau qui porteroit les dépêches ; le S. Cannon s'offrit et fut accepté ; on lui envoya les paquets à Jacques Cartier, et par un temps de brume et un vent de sud-ouest, il passa heureusement devant Québec ; il n'avoit rien à craindre dans le Golfe, la saison ne permettant pas d'y croiser; il se rendit heureusement en France.
Jacques Cartier étoit un fort irrégulier,[180] bâti sur le bord de la rivière du même nom, à son embouchure dans le Fleuve St. Laurent, à l'endroit où l'on passe cette rivière pour aller de Québec à Montréal. Ce poste fut le dépôt de tous les préparatifs du siège de Québec, et le rendez-vous des partis que l'on envoyoit dans le Gouvernement de Québec. Sa garnison étoit considérable, et commandée par un brave homme ; il y avoit quelques postes en avant—comme à la Pointe aux Trembles et autres paroisses.
L'Amiral Saunders avoit, en partant, laissé dans la ville, une forte garnison, et des munitions de guerre et de bouche, et un Gouverneur vigilant et actif; mais il manquoit de bois ; le Gouverneur fit sortir de la ville la plus grande partie des bourgeois, envoya des détachements à Ste. Foy et à Lorette, et du reste contint sa garnison. Il taxa les paroisses à une certaine quantité de bois, et fit punir sévèrement ceux qui y manquaient ; il leur défendit, sous peine de la vie, de prendre les armes, et de ne rien fournir aux François, et fit faire une exacte garde dans sa place, et la mit dans le meilleur ordre que les circonstance le pouvoient permettre—désarma les habitants, et leur fit prêter serment de fidélité. M. de Vaudreuil donna, de son côté, des ordres dans ce Gouvernement, de fournir à Cadet, ou à ses commis, tout ce qu'ils leur demanderaient en payant; les commis de ce munitionnaire ramassèrent tout ce qu'ils purent de bœufs et de vaches. Il fit protéger ses commis par un détachement commandé par M. de St. Martin, Capitaine de la Marine. M. Murray, qui fut instruit que cet officier étoit à la Pointe de Lévis, fit partir trois détachements qui l'investirent, mais il eut le bonheur de se sauver avec partie de sa troupe : le reste ayant été tué ou fait prisonnier, avec un Officier.
Cependant, les certificats des pays d'en haut abondoient tellement, que l'Intendant avoit peine à suffire à signer les ordonnances pour leur acquit ; il se présentoit même des états de fournitures de marchandises faites dans les postes, qui montoient à des prix et sommes considérables : trois seuls montèrent à cent quatre-vingt mille livres ; il étoit totalement impossible que ces fournitures eussent été réellement faites—ne pouvant y avoir que très peu de marchandises dans les postes, et on présentoit de ces états pour plusieurs millions de livres. M. Bigot sentit bien toute l'étendue de la friponnerie, mais il n'osa rien dire; elle venoit souvent de trop bonne part, et refuser les uns et souvent accepter les autres aurait été une préférence trop grossière ; il ne refusa point cependant de les acquitter, mais il voulut auparavent que le Général les vit et en approuvât la dépense après les avoir examinés.
Le Général ne voulut point se mêler de ces choses, disant ces dépenses regardoient l'Intendant; mais celui-ci ne répondit que c'étoient les Officiers Commandants des postes qui avoient fait ces achats, et qu'il devoit répondre de leurs actions, eu égard aux ordres qu'il leur avoit donnés ; nue les tardes magasins qu'il avoit envoyés n'étoient point les maîtres les Commandants s'attribuant toute l'autorité, qu'ainsi il ne seroit rien acquitté de ces dépenses au trésor qu'il ne l'eût ordonné. M. de Vaudreuil, pour s'en débarrasser, confia cet examen à son secrétaire, St. Sauveur, qui fut taxé de partialité, et d'avoir même fourragé ; et lorsque le Général avoit signé, l'Intendant en ordonnoit l'acquit.
M. le Chevalier de Lévis, devenu, par la mort de M. de Montcalm, commandant des armées, se persuada qu'il n'auroit qu'à se présenter devant Québec pour le prendre, et il fit part de sa résolution au Marquis de Vaudreuil, à qui il ne convenoit pas dans la circonstance de contrequarrer ; c'est en conséquence de cela qu'il fit faire un recensement de tout ce qu'il y avoit d'artillerie et de munitions de guerre dans les postes et à Montréal, et le total se monta à
163 canons de différent calibres,
21 mortiers ou obusiers,
15,950 bombes,
312 boulets,
203,600 lbs. de poudre.
Ce peu de munitions, surtout de boulets, ne put arrêter le dessein du Chevalier de Lévis ; on fit descendre des postes des artilleurs pour travailler à l'artifice dont on perdit une partie par l'incendie de la Maison où ces artilleurs travailloient, et on employa tons les ouvriers de la ville et de la campagne à faire des outils et des affûts. L'on fit passer en traînes, à Jacques Cartier, tout ce que l'on put de vivres et de munitions de guerre, et l'Intendant fit des achats considérables de marchandises de toutes espèces. Les négociants de Montréal furent obligés de livrer ce qu'ils avoient ; et le S. DeVilliers, Contrôleur de la Marine, les taxoit.
On forma deux compagnies de cavalerie à qui on donna un habillement complet, et comme on n'avoit point de bayonnettes à donner à la milice, on prit les couteaux de boucherie qu'on trouva, qu'on fit emmancher de façon à entrer dans le canon du fusil ; enfin, tout fut en mouvement. Le Chevalier de Lévis fit, de son côté, tenir les troupes prêtes à marcher au premier ordre, et M. de Vaudreuil qui ne vouloit pas faire marcher tous les habitants du Gouvernement de Montréal, distribua dans les régiments ce qu'il en destina—ce qui déplut beaucoup.
M. Murray n'ignoroit point tous ces mouvements, et encore moins notre foiblesse ; elle étoit connue de tout le monde ; cependant, c'est ce qui occupoit le moins : on étoit aussi tranquille sur l'avenir comme si l'on n'avoit eu lien à craindre, et que Québec fût déjà repris. Les gens sensés n'osoient parler, et passoient pour être Anglais ; M. de Lévis demandoit des avis, et se fâchoit lorsqu'on ne le flattoit pas.
Au commencement du printemps on reprit les ouvrages de l'Isle aux Noix et d'Oraconenlon, et toutes les milices du Gouvernement eurent ordre de se tenir prêtes à marcher. Les vivres étoient à un prix excessif; le minot de bled se vendoit, le plus communément, 30 livres à 40 livres;—une vache, 900 livres;—une paire de bœufs, 1,500 livres ;—une douzaines d'œufs, 9 livres ;—la livre de beurre, 12 livres à 15 livres ;—et un mouton, 200 livres à 300 livres ;—en sorte, que le prix de toutes les denrées étoient à un point, que malgré la grande quantité d'argent, plusieurs personnes mouraient faim. L'habitant dans les campagnes se faisoit tenir pour vendre son bled ; il y en avoit qui poussaient l'insolence jusqu'à dire, lorsqu'on offrait de l'argent blanc, que leurs chevaux en étoient ferrés !"
Le S. de Vauclain, commandant la frégate du Roi l'Atalante, et les Srs. Sauvage et Villers, qui commandoient la Pomone et la Pie, après avoir chargé à Sorel l'Artillerie que l'on avoit tirée de l'Isle aux Noix, du fort St. Jean, et du fort Chambly, partirent pour se rendre à Sillery, dans le commencement d'Avril. La Marie, autre vaisseau commandé par M. Cornillau, fut chargée à Montréal de tous les ustensiles, et se rendit également à Sillery, à environ une lieue de Québec, et le vingt du même mois, toutes les troupes destinées pour le siège, ainsi que les miliciens, furent embarqués et partirent. M. de Vaudreuil avoit formé deux compagnies de grenadiers des soldats de la Marine, et il avoit mis à leur tête le S. Denis la Ronde et le S. de St. Martin, deux braves officiers. Il avoit aussi partagé en deux bataillons les troupes de la Marine, et ces deux bataillons furent commandés par MM. de la Corne et de Vassan. Tous ces mouvemens avoient été précédés par une lettre circulaire du Marquis de Vaudreuil aux capitaines de milices du Gouvernement de Québec ; elle commençoit ainsi :
"Depuis le dénouement de la campagne dernière, j'ai toujours été extrêmement occupé de la situation où les malheurs de la guerre ont réduit les Canadiens du Gouvernement de Québec, et vivement sensible aux menaces que le Général Murray leur a faites, par tous ses manifestes, ainsi qu'aux vexations qu'il a exercées, sans aucun droit ou raison légitime envers quelques-uns d'entre eux. Le triste état de ces Canadiens, leurs sentimens de zèle pour le service du Roi, et leur attachement à la patrie, que j'ai reconnu de tous temps, n'ont pas peu contribué à augmenter le désir que j'ai toujours de reprendre Québec. C'est donc dans cette vue que pour faire le siège de cette place j'ai destiné un train considérable d'artillerie, et une puissante armée de troupes, Canadiens et Sauvages dont le zèle et l'ardeur promettent le plus heureux succès: j'ai remis le Commandement en Chef à M. le Chevalier de Lévis, tant parce que ma présence est essentiellement nécessaire à Montréal pour veiller à la sûreté de nos frontières, que parce que je connois l'amour de ce Général pour tout ce qui est Canadiens." Ensuite du manifeste de M. de Lévis, il leur enjoignoit sous peine de la vie de le joindre, et il ajoutoit : "Vous touchez au moment de triompher de cet ennemi ; il ne peut que succomber aux efforts de notre armée, et nous avons lieu de croire que nous ne tarderons point à recevoir de puissants secours de France."
Si ce discours eût été bien écrit et bien François, il aurait pu servir dans une académie ; la fin de ce projet acheva d'en faire voir le ridicule et l'illusion que les Généraux y jetoient eux-mêmes.
Celui du Chevalier de Lévis fut encore plus vif; il y suivoit son génie sans égard pour sa réputation. Les troupes étant arrivées aux environs de Québec, le Général envoya des ordres dans les paroisses pour que tous les habitants se rangeassent sous ses drapeaux ; mais ils lui représentèrent que, dans les circonstances critiques où ils se trouvoient, il étoit injuste de leur faire prendre les armes ; qu'ils avoient fait serment de fidélité à l'Angleterre, qui les y avoit contraint par droit de conquête, et qu'ils seraient punis s'ils ne réfléchissoient point de l'avoir fait. Il laissa donc la liberté à chacun de le faire ou de ne le pas faire ; mais on les obligea tous à travailler, et à décharger les bâtiments.
M. Murray, qui avoit su qu'on devoit venir l'assiéger et le départ de l'armée Française, se porta en avant de la ville avec une partie de sa garnison, et fit commencer des retranchements pour y attendre l'armée Française. M. de Lévis le sut, et pressa la marche de ses troupes pour attaquer ces retranchements; les soldats avoient peine à marcher par l'abondance de pluie qui avoit tombé, et qui rendoit les chemins impraticables ; d'ailleurs il falloit que sa troupe marchât en partie dans des bois pleins d'embarras et de marécages, et montât une côte assez difficile.
M. de Bourlamarque, qui commandoit l'avant-garde arriva le vingt-huit d'Avril au matin, et engagea là bataille. M. Murray fit faire un grand feu ;-mais, voyant qu’il ne pouvoit tenir dans ses retranchements, qu'il n'avoit pas eu le temps de mettre en état, et craignant d'être pris a revers, il ordonna la retraite. M. de Bourlamarque se laissant emporter par son ardeur, fut blessé- l'on' perdu dans le choc environ 300 hommes, et on eut 31 officiers tués ou blessés, entre lesquels on regretta le S. Denis de la Ronde, et le S, Réaume, dont il a été ci-devant parlé.
M Murray, ayant fait entrer ses troupes dans la place se disposa a en soutenir le siège, et M. de Lévis fit ouvrir la tranchée du 29 au 30 d'Avril.
La place étoit en meilleur ordre qu'elle n'étoit auparavant les batteries donnoient en dehors, et le Gouverneu-avoit fait mettre le feu aux maisons du Fauxbourg St. Roch et du Palais, d'où l'on pouvait incommoder sa place.
Les ouvrages, néanmoins, alloient très-lentement ; la blessure de M. de Bourlamarque en étoit la cause ; on lui avoit confié la direction du siège ; mais, obligé de rester dans sa tente, il ne pouvait communiquer son ardeur ni être présent aux travaux—la saison étoit encore dure et la terre trop gelée.
Les batteries ne furent en état de servir que le 11 Mai encore n'étoient-elles pas achevées totalement : les batteries et les ouvrages coûtèrent des sommes considérables par le peu d'arrangement que l'on y avoit mis. Il y avoit néanmoins un trésorier à la suite de l'armée qui distribuait, pour ainsi dire, "l'argent à pleines mains;" quoiqu'on soufflât aux travailleurs une partie de ce qu'il leur étoit dû, on ne pouvoit les satisfaire. Les Ingénieurs et quelques autres trouvèrent le moyen de doubler ces dépenses—en laisant des certificats, qui furent acquittes à Montréal. Cadet, avoit suivi l'armée ; il avoit le train d'un Général, étalloit de pair avec le Chevalier de Lévis, qui avoit pour ses avis le plus grande déférence.
Le 14 de Mai, on eut nouvelle que des vaisseaux paraissoient en rivière; le Chevalier de Lévis et Cadet, s'imaginèrent que c'étoit un secours de France ; M. Murray, au contraire, savoit que c'étoit des vaisseaux Anglais ;—il avoit envoyé les reconnoitre et porter l'ordre de ne point s'arrêter, et même de combattre, en arrivant, les vaisseaux François qui étoient devant Québec.
Le 15 on vint dire à M. de Lévis que c'étoient des vaisseaux Anglais, mais il n'en voulut rien croire. Le 18, au matin par un grand vent de nord-est forcé, les vaisseaux arrivèrent, et donnèrent d'abord la chasse à celui commandé M. de Vauclain ; ce ne fut alors que confusion dans l'armée assiégeante ; M. le Chevalier de Lévis ordonna la levée du siège avec une précipitation qui ne pouvoit lui faire honneur ; il fit d'abord défiler ses troupes, et laissa dans les batteries quelques habitants commandés par le S. Decouagne, Capitaine de Milice de Montréal, qui eut l'honneur de faire le dernier sa retraite, et en bon ordre, M. Murray ne daigna pas le poursuivre—content qu'on lui eût abandonné partie de l'artillerie et de toutes les munitions de guerre et de bouche. M. de Vauclain faisoit sa retraite en combattant, afin de protéger l'embarquement de quelques effets que l'on faisoit ; mais pressé, il voulut .se jeter à la côte—les bâtiments Anglais le prévinrent j ce fut alors que lui et son second, rappelant toutes leurs forces, et le courage qui leur avoit fait faire de grandes actions, combattirent de nouveau ; M. de Vauclain presque resté seul, et blessé en différents endroits ; M. Murray, qui admira sa valeur, le combla de politesses, et le fit soigner avec attention.
M. le Chevalier de Lévis, au milieu de toutes ces agitations, ne pouvoit rappeler son esprit pour donner des ordres précis ; il en donna plusieurs qui se contredisoient les uns aux autres, et une personne lui étant venue demander ce qu'il vouloit qu'on fit de la poudre, il la regarda fixement sans lui répondre ; cet article devoit l'occuper plus que toute autre—eu égard aux opérations qui restoient à faire.
Dès le 27 du même mois, le premier bataillon de la marine étoit rendu à Montréal, et les régiments cantonnés.
Ce siège, je le répète, coûta beaucoup au Roi ; en seuls souliers sauvages on dépensa près de 300,000 livres; c'étoit Cadet qui avoit cette fourniture, sous le nom d'un commis • on peut juger des autres fournitures par celle-là ; rien ne fut épargné, et on fit les derniers efforts pour porter abondamment tout ce qui étoit le moins nécessaire puisqu'il auroit fallu avoir premièrement beaucoup de munitions—c'est ce dont on manquoit, ainsi que d'artillerie et de quoi la servir.
Le Siège de Québec fut appelé "la folie Lévis :" effectivement, il falloit être bien prévenu pour faire une pareille entreprise. On avoit conseillé à M. de Lévis et au Général de ne pas se presser à investir cette ville, mais seulement de la bloquer en attendant que l'on sut si la France enverrait d'assez puissants secours pour que l'on pût en les attendant, et lorsqu'ils seroient prêts d'arriver, changer ce. blocus en siège. On le prévint même que si les vaissaux Anglois arrivoient les premiers il seroit forcé de lever honteusement le siège ; il le fit, et avec trop de précipitation—pouvant le faire avec plus d'ordre, et sans rien perdre.
Les vaisseaux Anglois pillèrent tout ce qui se trouva à Sillery; et les habitants des environs firent d'abondantes provisions de pelles, de pioches, et d'autres effets.
Après que l'armée eut été totalement retiré, M. Murray fit combler les tranchées, et fit le vingt-deux Mai, là proclamation ci-après :
"Par Son Excellence Jacques Murray, Brigadier Général et Commandant en Chef des Troupes de S. M. B. sur la Rivière St. Laurent; Gouverneur de Québec, et pays conquis.
"Nous avons donné aux habitants le temps nécessaire de rentrer en eux-mêmes, et de réfléchir mûrement sur la folie de leurs démarches ; ils ont négligé nos avis salutaires, et se fient à des apparences trompeuses. Ils ont attiré sur eux de nouveaux malheurs.
"Si nous n'écoutions que le juste ressentiment d'un procédé si inique, ils mériteroient le châtiment le, plus rigoureux ; mais, guidés par des sentiments plus humains, nous voulons tenter de les retirer de l'abîme dans lequel « ils se sont plongés.
"Nous n'ignorons pas les ruses et les artifices dont on a usé pour les attirer dans le piège, et cela fait en quelque façon leur excuse.
" Enfin, le peuple le plus généreux du monde leur tend « les bras une seconde fois, et leur offre des secours puissants et infaillibles.
"On promet d'oublier leurs fautes passées, pourvu que dans la suite, par une conduite sans reproche, ils se montrent dignes d'une clémence si distinguée.
"Le Roi, mon maître, résolu de prendre le Canada, ne « désire pas régner sur une Province dépeuplée.
"Il veut en conserver les habitans, la religion qu'ils professent et les prêtres qui l'exercent; il veut maintenir les Communautés et les particuliers dans tous leurs biens, leurs lois et coutumes : pourvu, que contents de sentiments si généreux, ils se soumettent de bonne grâce et promptement à ses ordres.
"La France est dans l'impuissance, et ne veut leur fournir aucuns secours ; sa marine anéantie par les défaites de Conflans et De la Clue n'ose se montrer.
"Les lettres d'échange non payées,—le discrédit total d'un papier vil et inutile, n'offrent à cette Colonie qu'un enchaînement de malheurs sans fin.
"Elle n'a de ressources que dans les nôtres, qui, riches et 41 florissantes, abondent de tout.
" Mais il faut mériter nos bienfaits ; les habitants ne peuvent rentrer, ni partager avec nous les douceurs qui viennent de notre continent, jusqu'à ce que le tout soit soumis.
"Canadiens ! retirez-vous de l'armée ; mettez bas les armes ; restez dans vos habitations, et ne donnez aucuns secours à nos ennemis; à ces conditions, votre tranquillité ne sera point interrompue ; le soldat sera contenu, et ne fera point de dégât dans vos campagnes ; vous serez encore à temps pour éviter la famine et la peste—fléaux encore plus dévorans que la guerre, et qui à présent menacent le Canada d'une ruine totale et irréparable.
"Fait à Québec le 22 Mai, 1760. Scellé du sceau de nos armes.
"Signé, JAS. MURRAY.
" Par Son Excellence,
" Signé, CRAMAHE."
Cette Proclamation fut envoyée par les soins de M. Murray dans les Gouvernements de Montréal et des Trois-Rivières. L'invitation étoit générale, mais elle étoit fondée sur des motifs justes et clairs, et son stile et ses expressions ne sentoient ni la grossièreté ni l'impolitesse de nos Généraux.
Le Chevalier de Lévis, ayant su que quelques-uns l'avoient à Montréal, menaça de les faire pendre, et il l'eût fait s'il l'eût pu ; il s'en plaignit au Marquis de Vaudreuil, qui lui répondit : que le meilleur remède étoit de sembler n'y faire aucune attention, et même d'en badiner lorsque l'occasion s'en présenteroit.
Comme le corps de Cavalerie devenoit nécessaire plus que jamais et que néanmoins on ne pouvoit faire une grande levée de chevaux dans les campagnes, eu égard aux besoins qu'en avoient les habitants, le Général et l'Intendant envoyèrent à chaque bourgeois, qui en avoit, ordre signé d'eux, de livrer leur cheval, qui seroit payé tant qu'on s'en serviroit, à raison de trois livres par jour ; mais la levée du siège de Québec, et l'arrivée des vaisseaux Anglois avoient tout changé ; on avoit eu avis nue les armées de terre commençoient à s'assembler, et on ne voyoit point de ressources pour pouvoir se soutenir de tant de côtés ; on ne pouvoit plus compter sur les hommes du Gouvernement de Québec, et cette diminution étoit considérable; le peuple ne savoit que faire des ordonnances qu'il avoit, et ce qu'il vendoit étoit à un prix excessif ; chacun prenoit des arrangements pour assurer sa fortune ; mais la colonie fut encore plus consternée, lorsqu'on y apprit la suspension du paiement des lettres d'échange de l'année précédente, et la défense faite d'en tirer pour le public.
La Cour de France, ayant appris la prise de Québec, ne douta point du tout que le reste du pays ne fût bientôt soumis; elle sentoit combien cette colonie lui étoit à charge ; mais il ne lui convenoit pas de l'abandonner, et de la livrer à l'Angleterre, sans la lui faire acheter par des dépenses pour la conquérir : depuis près de deux ans elle n'avoit envoyé que de très foibles secours ; MM. de Vaudreuil et de Lévis, par leurs lettres, lui en avoient demandé de puissants, qu'elle n'étoit point du tout en état, ni dans la volonté de leur envoyer; et comme la garnison de Louisbourg étoit inutile, elle en détacha 400 hommes qu'on fit embarquer, avec quelques vivres et munitions dans des bâtiments qui se rendirent heureusement dans la Baye des Chaleurs. Le S. de St. Simon, Officier Canadien, qui étoit dans les vaisseaux, fut détaché pour apporter les paquets de la Cour ; il arriva à Montréal le 14 de Juin.
Le ministre étoit peu satisfait de la conduite des Généraux et surtout de l'Intendant. M. de Querdisien Trémais avoit été fait Commissaire, et envoyé uniquement pour avoir le détail de la finance ; cependant, sous les ordres de l'Intendant, il s'aperçut bien vite de l'état des affaires i et se dispensa de s'en charger—prévoyant qu'il ne pourroit arrêter le cours des choses, et les mettre sur un bon pied dans les circonstances où l'on étoit.
Le S. de Querdisien Trémais étoient un gentilhomme de Bretagne, peu accommodé de biens; il étoit savant et philosophe, et méprisoit la fortune ; son caractère étoit doux et affable, mais il avoit trop de ce sérieux que donne l'étude ; il étoit extêmement curieux, et faisoit sur tout des remarques et des observations judicieuses, et il étoit l'unique homme de plume qui aimât sincèrement sa patrie ; il la servit par inclination : avec un tel caractère, et avec autant d'esprit, il ne faut point douter qu'il ne fût en butte à toute la Société. Il avoit des ordres secrets du ministre de prendre connaissance de tout, et de l'en informer. Cependant, l'Intendant ne l'avoit point placé à Montréal, Commissaire, à la place du S. Martel, qui n'étoit qu'écrivain principal, et devoit par conséquent céder à un grade supérieur. C'étoit un homme d'un caractère craintif, à qui on faisoit tout faire, et qui, saintement : prenoit tout ce qu'on lui donnoit ; du reste, sans esprit, m et incapable de faire ni mal ni bien.
Le S. de Querdisien avoit donc rendu ses comptes au ministre, qui commencèrent à faire confirmer ce qu'on disoit déjà de certaines personnes ; on crut l'avoir éloigné en ne lui confiant rien, ou peu de chose, et en ne lui montrant affaires que du côté qu'on vouloit qu'il les vît : cette conduite au fond étoit excusable ;—il étoit " l'Argus,—" on désintéressement connu ne permettoit pas de se servir d'antre voie; mais ses premiers comptes avoient fait impression ; le Conseil d'Etat résolut de ne rien payer qu'après un mûr examen ; mais, comme dans les circonstances où le Canada se trouvoit, il falloit continuer la confiance au papier, du moins, autant que les armées y resteroient—le ministre donna à cet égard des instructions au Général et à l'Intendant, pour se conduire, et leur ordonna de faire part au peuple de l'arrangement que la Cour avoit pris ; MM. de Vaudreuil et Bigot, surtout ce dernier, sentirent bien le change, et quel orage tomberoit sur eux ; mais ils ne purent se dispenser de suivre les instructions du Roi, et de concert ensembles, ils écrivirent la lettre circulaire ci-après :
"M.,—Nous venons de recevoir une lettre du ministre qui nous ordonne d'annoncer de la part du Roi aux Colons et habitants du Canada, que S. M. a été forcée de faire une suspension au paiement des lettres d'échange du Trésor ; elle nous a enjoint de leur expliquer que les lettres d'échange tirées en 1757 et 1758 seront exactement payées trois mois aptes la paix, avec les intérêts à compter de l'échéance jusqu'au paiement ; et que celles tirées en 1759 le seront dans les 18 mois ; et que les billets de caisse, ou ordonnances, seront retirés et bien payés, dès que les circonstances le permettront.
" Sa Majesté nous ordonne en même temps d'assurer tous ses sujets qu'il ne falloit pas moins qu'un épuisement total de ses finances pour se résoudre à prendre un tel parti, mais qu'elle compte assez sur leur fidélité et l'attachement dont ils ont donné tant de preuves, pour qu'ils attendent patiemment le paiement de tous les capitaux.
Nous sommes, &c.
"VAUDREUIL,
" BIGOT."
On ne pouvoit disconvenir que le Canada seul épuisoit la France ; ses dépenses intrinsèques étoient seules capables de ruiner plusieurs Provinces, et il n'y manquoit qu'un homme du caractère et de l'esprit de M. Law pour achever le système.
On aura peine à croire, que. cette lettre, bien loin de décrier le papier, le fit au contraire rechercher, et ce fut avec une manie et une fureur qui s'empara de l'esprit de quantité de personnes ; on fit de nouveaux efforts pour en avoir, et on imagina de nouvelles dépenses. L'Intendant seul pensoit différemment, et pensoit juste. Le ministre, bien loin de lui savoir gré d'avoir tiré des sommes d'argent blanc sur ses propres fonds, et d'en ordonner le remboursement, ne lui en parloit pas même, quoiqu'il lui eût répondu sur tous les autres articles ; et les lettres particulières qu'il avoit lui conseilloit d'arranger ses affaires.
On avoit cependant avis que les ennemis dévoient attaquer la Colonie par trois différents endroits ; il étoit arrivé beaucoup de vaisseaux à Québec, sur lesquels M. Murray avoit fait embarquer partie de sa garnison.[181]
M. Pouchot avoit fait partir deux partis de sauvages, dont un étoit des Iroquois domiciliés, et l'autre des Loups. Celui d'Iroquois n'avoit été que jusqu'à la Baye de Niaouaré,[182] dans le Lac Ontario, et avoit trouvé une autre partie des cinq nations qui leur avoit dit que les Anglois-s'assembloient au Fort Bull.
Tenonuarisse[183] étoit parti aussi depuis un mois pour Chouaguen, et il devoit y rester jusqu'à ce qu'il vît l'armée Anglaise. L'on sut par lui que l'avant garde ennemie étoit arrivée—qu'il y avoit beaucoup de bateaux à l'entrée du Lac des Oneyuths, et qu'enfin les Cinq Nations et les Outaouis chantoient la guerre à Niagara.
Le Détroit étoit réduit à l'extrémité; on y distribuoit de la viande sans pain ni bled d'Inde—faute de ce que le convoi des Illinois avoit manqué, parce que le S. de Macarty qui commandoit dans cet endroit avoit craint d'être attaqué par la garnison du fort Duquesne, qu'on disoit nombreuse, et que deux officiers et huit Illinois avoient été tués à l'entrée de la rivière des Cheraquis ;[184] qu'outre cela 600 Têtes Plates avoient été en guerre sur le Onias ; ainsi ce poste ne pouvoit plus se soutenir.
On avoit aussi appris que M. Murray faisoit monter des vaisseaux, et qu'il s'assembloit autour du Fort St. Frédéric encore un autre corps d'armée.
Le Général ordonna donc de nouveau que toutes les milices du Gouvernement se trouvassent prêtes à marcher au premier ordre avec les troupes en quartier chez eux, et de prendre des vivres pour huit jours, ainsi que pour leurs soldats, lesquels leur seroient exactement payés.
Un détachement de la garnison du Fort St. Frédéric vint annoncer l'arrivée prochaine de l'armée—en brûlant les hangars de Ste. Thérèse, qui étoit le dépôt de la ville de Montréal à St. Jean.
M.' de Vaudreuil envoya ordre à M. Dumas de se replier, mais de ne le faire qu'à proportion que l'armée navale monteroit, et de camper exactement devant elle : M. de Bourlamarque, qui étoit guéri de sa blessure, se transporta dans les Isles, au-dessus du Lac St. Pierre, pour y examiner si l'on ne pourrait pas y arrêter l'armée de M. Murray ; et M. de Bougainville eut ordre de commander à l'Isle aux Noix ; enfin, on examina comment on pourroit mettre Montréal en défense, et c'étoit comme à Québec ce à quoi on avoit le moins pensé ; cependant on travailloit à réparer la maison du Gouverneur, et à entourer son jardin de murs: le tout aux dépens du Roi, et à grands frais; et on négligeoit le bien public.
On fit encore construire à St. Jean des petites felouques et une batterie flottante, et on en donna le commandement à un nommé Lesage, brave homme.
Henry Marie Dubreuil de Pontbriand, Evoque de Québec étoit mort dès le 9 de Juin. Il étoit Breton, et d'une, famille distinguée ; pou savant,—prêchoit et chantoit très mal ; sa physionomie n'étoit pas heureuse ; il étoit entêté et peu sympatisant—ayant des brusqueries messéantes à sa dignité. Il mourut à Montréal, chez les prêtres de St. Sulpice, qu'il n'aimoit pas intérieurement, et chez lesquels il avoit été formé. On fit le vingt-cinq[185] sa pompe funèbre, autant bien que les circonstances le permirent, et à la Sulpicienne, c'est-à-dire avec beaucoup de cérémonie et d'ostentation. Le P. Jolivet prononça son oraison funèbre, et le compara à Samuel que le peuple pleuroit ; la différence étoit néanmoins bien grande, et le parallèle n'étoit pas supportable ; il y parla de la liberté du clergé, et avec trop de hardiesse, et fronda le Gouvernement; il sortit ainsi de son sujet, et parut n'être monté en chaire que pour défier les prêtres, plaider leurs prérogatives, insulter au public, et faire voir qu'il étoit rhétoricien ; son oraison, an reste, fut peu éloquente et grossièrement prononcée. Comme c’est ici l'endroit le plus convenable dé faire connoître le clergé du Canada, il est à propos de dire en quoi il consistoit alors.
Québec avoit un Evêque et un Chapitre, qui tiroient leurs revenus d'une Abbaye de France ; outre cela, un Séminaire assez riche, dont les sujets étoient fort honnêtes gens, doux et vertueux. Le Curé de Québec[186] étoit un prêtre d'un désintéressement extraordinaire, ses charités s'étendoient sur tous les états ; il tendoit aux pauvres toujours une main secourable et aux riches l'autre pour leur faire racheter leurs péchés par l'aumône ; on le voyoit avec plaisir dans les maisons, et on l'y desiroit—parce qu'il n'était pas inquisiteur, et on respectoit moins son caractère que sa vertu.
Le Collège des Jésuites retiroit de fortes pensions du Roi, et avoit de grands biens. Ces Pères n'avoient pas quitté sur les rivages de l'Europe l'esprit de leur Société. Du fond de leur Collège, où ils sembloient ne se mêler dé rien, ils cabaloient et donnoient le branle à toutes les affaires et ne négligoient aucuns moyens d'augmenter leurs richesses; Leur supérieur avoit les paroles douces et emmiellées dû serpent qui tenta Eve.
Les Récollets s'étoient beaucoup relâchés de leur institut depuis qu'ils avoient pris indifféremment des sujets pour augmenter leur ordre: ces personnes leur ont communiqué un esprit de dissipation, et même dans quelques uns, dé libertinage, qui fait méconnoître leur règle.
Le Séminaire de S. Sulpice, haut et puissant, se regardoit comme le souverain et l'arbitre du pays ; on ne pouvoit ni agir, ni rien faire à Montréal que conformément à leurs idées ; censeurs du public, ils forçoient les particuliers à leur ouvrir leurs maisons, pour y voir ce qu'ils y faisoient ; la nomination des Curés de l'Isle qu'ils avoient leur rendoit leurs vassaux soumis, avec lesquels ils agissoient en maîtres. Les Généraux Irembloient sous eux, redoutant leur crédit en France, dont ils faisoient usage dans les occasions.
Les prêtres de la campagne, par imitation, se prévaloient de leurs grands revenus et de leur prétendue supériorité ; ils menoient à leur guise les habitants, qu'ils vexoient souvent injustement, portant le trouble et la confusion dans leurs paroisses ; agissant avec d'autant pins de hauteur et de fierté qu'ils étoient sûrs que leurs plaintes n'étoient point examinées, et qu'il suffisoit qu'il les portassent.
Tel étoit le sacerdoce en Canada, bien différent de l'Europe où la religion et les lois se concilient, et où l'un et l'autre agissent sans mélange de prérogatives.[187]
Le tableau que je fais paroîtra outré, à n'examiner les choses que superficiellement ; je passerai pour être sans religion, parce que je développe l'esprit qui règne parmi ses ministres ; Dieu veuille qu'on n'éprouve pas trop tard la vérité de ce que je dis, et qu'on ne se repente pas comme ont fait quelques-uns de nos Généraux, de leur avoir accordé une confiance et des égards dont ils pourroient se prévaloir.
L'Armée de M. Murray avançoit lentement ; le peuple, toujours favorable à ses idées, pensoit que c'étoit un jeu, et disoit hautement que les ennemis n'oseroient pas avancer. M. de Bourlamarque crut avoir trouver le moyen de boucher ou d'embarrasser le chenal[188] par où il falloit passer ; on y descendit ; on fit quelques ouvrages dont on reconnut bientôt l'inutilité—puisqu'on découvrit d'autres endroits où les vaisseaux pourraient passer.
Ce fut par deux prisonniers que le détachement des Loups envoyés par M. de Pouchot fit qu'on apprit enfin que l'armée qui descendoit par Chouaguen étoit commandée M. Amherst, et forte de 15,000 hommes ; dès lors, on. douta plus que la Colonie ne fut attaquée à la fois par trois différents endroits, et que la lenteur de la marche de M Murray ne prove noit que de ce que ces trois armées dévoient agir ensembles. M. Amherst, ayant fait ses préparatifs, partit de Chouaguen et se rendit devant Oraconenton ;[189] le Fort de la Présentation avoit été détruit, et le projet de défense de M. de Lévis ne pouvoit avoir lieu, eu égard à la supériorité de l'armée du Général Anglais ; ainsi, M. Amherst ne trouva point de difficulté. Avant de former le siège de ce fort il fit établir vis-à-vis du fort, sur la grande terre des batteries qui en peu de temps rasèrent les parapets, et ruinèrent partie des retranchements; M. Pouchot, fit, dans la défense, tout ce qu'il falloit pour mériter l'éloge du Général Anglois ; enfin, ne pouvant plus tenir, il lui remit sa place, et la garnison fut faite prisonnière de guerre.
M. Murray, ayant passé devant les Trois-Rivières, méprisa le siège de cette place ; il se rendit enfin devant les Isles, qu'il passa sans aucune difficulté. Mais, M. de Bourlamarque avoit fait faire des retranchements à Sorel, que M. Murray se contenta de faire canonner ; ces retranchements étoient pour empêcher sa jonction avec l'armée qui venoit de l'Isle aux Noix, et que l'on supposoit devoir descendre par la Rivière Chambly.
MM. de Vaudreuil et de Lévis, incertains de la façon dont ils se défendroient, imaginoient différents moyens, et faisoient travailler fort inutilement ; d'abord ils avoient fait construire des Jacobittes—mis des chaloupes en corsaires, mais on vit bien après que ces choses ne pouvoient tenir contre des vaisseaux ; on s'attacha donc à faire des retranchements, dont lés uns lurent faits dans l’Isle de Ste. Hélène, et d'autres en avant du fauxbourg de Québec ; on construisit aussi une batterie rasante sur le fleuve ; on nettoya les remparts, et l'on y posa des guérites ; on fit tous ces ouvrages en peu de temps, et presqu'à la vue de l'ennemi. M. de Bourlamarque commandoit à la côté du sud, où il avoit quelques troupes et un corps de cavalerie; il cotoyoit l'armée, et avoit ordre d'aller secourir M. de Bougainville en cas que l'Isle aux Noix fut attaquée. M. Murray, qui étoit apparemment instruit de la marche de M. Amherst, se présenta devant Ste. Thérèse ; M. Dumas se campa à la Pointe aux Trembles de l'Isle de Montréal, et M. de Bourlamarque, après avoir resté quelque temps à Varennes, y laissa une petite garde commandée par un officier, et se porta avec sa troupe à Longueuil, devant Montréal. Le Général Anglois envoyoit de temps en temps des ordres aux paroisses où il ne voyoit plus ou peu de troupes, de mettre bas les armes, et de rester tranquilles chez eux; M. de Vaudreuil, au contraire, les commandoit de ne pas les rendre sous peine de la vie, en sorte que les habitants ne savoient précisément à quoi s'en tenir. Les habitants de Varennes faisoient garde. M. Murray qui avoit fait descendre de ses troupes à l'Isle Ste. Thérèse, où il n'avoit trouvé personne, voulut faire une descente à Varennes—on tira quelques coups de fusil sur les chaloupes ; le lendemain il fit faire une descente de dix ou douze cents hommes, qui marchèrent sur trois colonnes, et s'emparèrent de l'Eglise; ils brûlèrent quelques maisons, et pillèrent tout ce qu'ils trouvèrent jusqu'à un endroit nommé !e Cap St. Michel ; on fit quelques prisonniers qua M. Murray renvoya après que les habitants se furent soumis ; il fit même réparer, autant qu'il put, la perte en animaux que quelques-uns avoit faite, et eut la générosité de faire rendre plusieurs choses ; le Curé crut que le pillage de sa paroisse devoit seul intéresser toute la Colonie, et vint se faire badiner à Montréal, en venant demander, trois jours, après, des secours à M. de Vaudreuil, faisant de grandes plaintes contre M. de Bourlamarque et l'officier qu'il y avoit laissé.
M. le Général, sachant que M. de Haviland, commandant l'armée qui venoit par l'Isle aux Noix, étoit déjà rendu à la rivière du Sud,[190] où il faisoit travailler pour passer son artillerie, ne jugea pas l'isle aux Noix imprenable ; il ordonna néanmoins à M. de Bougainville de tenir le plus qu'il pourroit, mais de ne pas attendre à se retirer qu'il ne le pût plus; et lors de sa retraite, d'y laisser un officier pour capituler avec une foible garnison.
Le peuple voyant tous les progrès de ces armées, et sachant que M. Amherst et son armée ne devoit pas tarder à descendre, commença à s'intriguer. Les personnes sensées commencèrent à sauver, dans la campagne, ce qu'elles avoient de plus précieux—craignant pour Montréal ce qui étoit arrivé à Québec; les vivres mêmes commençoient à manquer; on avoit envoyé des ordres aux habitants de battre et de fournir du bled—ce qu'ils ne voulaient pas faire; et ceux qui avoient les effets du Roi, ou qui pouvoient en disposer, songeoient à s'en emparer. L'insatiable de Villiers et quelques autres laisoient charroyer pendant la nuit les effets, le plus à leur bienséance; ils les firent mettre dans des voûtes appartenant à leur Société ; le vil intérêt les animoit tant que de Villiers et Martel eurent de fréquentes discussions ensembles à ce sujet ; cependant ces gens-là refusoient à d'honnêtes gens des effets qui les auroient mis à l'abri de la plus grande misère, et n'auroient été que la récompense de leurs travaux. Ensuite de ces vols, on fit un inventaire que le garde-magasin ne voulut pas signer alléguant qu'il ne pourroit justifier un juste emploi des manques.
L'Intendant fit aussi tirer des lettres d'échange pour les appointements dûs, à tous ceux qui àvoient été au service et des officiers et des troupes ; néanmoins les officiers des troupes de terre furent obligés de restituer le supplément d'appointement qui leur avoit été donné sur les ordres de l'Intendant—la Cour ayant refusé d'allouer cette dépense.
On régla les comptes du Munitionnaire qui avoit eu avis que ses fonds avoient été arrêtés en France, et ce fut toujours le S. de Villiers qui arrangea ces comptes ; le nommé Pillet à la Chine, son commis, régla aussi les siens, et il eut de transport pour cette année seulement près de 600,000 livres. Martel, pour les signer eut un présent considérable ; cet homme étoit un habitant, qui n'étoit pas même aisé peu d'années auparavant ; sa maison et la position de sa terre, situées convenablement pour l'embarquement et le débarquement des effets, firent sa fortune ; il sous-traita les vivres : lorsque les convois partoient pour Frontenac, il donnoit des pochetées de biscuit pourri ou gâté, que les hommes ne pouvoient manger; à la fin du voyage on lui remettoit ce biscuit qui servoit pour une autre fois, et il gagnoit ainsi une quantité prodigieuse de rations; il faisoit encore des profits considérables sur le paiement des voyages. Le Munitionnaire ayant le crédit de faire commander le monde pour monter les bateaux, il arrivoit quelquefois que les hommes qui étoient de loin n'avoient pas le temps à leur retour d'attendre la commodité de ce Pillet pour être payés—le temps leur étoit trop précieux pour leurs récoltes ou leurs labours. Pillet les faisoit attendre sous prétexte qu'il n'avoit point d'argent, et si long-temps qu'ils perdoient patience et sien alloient; alors la paye lui restoit toute entière. Ces actions, et quelques autres semblables, lui attirèrent des reproches ; le crédit du Munitionnaire le soutint mais il fut en exécration à tous les honnêtes gens. Il s'en consola par ses richesses.
Le Trésorier eut ordre de presser de mettre en règle les affaires qui le concernoit, et l'Intendant fit serrer dans des coffres ses papiers qui concernoient le pays, afin qu'ils ne fassent point confondus avec ceux qu'on de voit emporter en France. Le Greffe du Conseil fut aussi mis à part. Depuis la prise de Québec, partie des Conseillers s'etoient retirés ci Montréal. Ce Conseil étoit établi à l'instar du Parlement, et jugeoit de toutes les affaires en dernier ressort.
Le Commandant de l'armée qui venoit par l'lsle aux Noix, ayant enfin fait ses dispositions, usa de son avantage sur les retranchements de ce fort, et les battit à revers. M. de Bougainville, voyant qu'il ne pouvoit tenir, et conformément aux ordres qui lui avoient été donnés, se replia sur l'armée de M. de Bourlamarque, et laissa le commandement de ces retranchements et d'une très petite garnison au S. le Borgne qui capitula bientôt, et accepta la condition d'être fait prisonnier de guerre. Ensuite l'armée descendit vers St. Jean, que les François avoient brûlé ; on envoya un détachement s’emparer du Fort Chambly situé en bas des rapides, et dont les fortifications, quoiqu'en pierre, n'étoient pas capables d'arrêter une armée.[191] Ce fort avoit été construit en 1662 pour arrêter les incursions fréquentes que les Sauvages faisoient au centre de la Colonie, en descendant par la rivière Richelieu, autrement dite Chambly. Le S. de Lusignan, ancien capitaine de la Colonie, en étoit commandant; il attendit pour se rendre qu'il y eût du canon de placé, ce qui ne fut pas difficile—ce fort étant dominé ; ensuite, cette armée prit le chemin de Laprairie afin de pouvoir se joindre aux autres armées devant Montréal.
Les Généraux Français tenoient de fréquents conseils qui n'aboutissoient à rien, parce que la jonction de ces trois armées détruisoit toutes les formes de défense que l'on projetoit, et l'embarras étoit d'autant plus grand qu'on n'avoit que très peu de vivres, et point d'espérance d'en tirer de la campagne. On ne savoit même quel sort feroit M. Amherst, ni comment capituler avec lui dans une place si mauvaise, et qui n'auroit pu tenir vingt-quatre heures ; M. de Vaudreuil, ayant su le départ de M. Amherst d'Oraconenton, qu'il avoit soumis, pensa à capituler sitôt qu'il se présenteroit devant la ville.
M. Amherst, après avoir soumis Oraconenton, choisit parmis les Canadiens qui y étoient, ceux qui étoient le plus en état de conduire ses berges et canots ; il laissa les sauvages qui l'avoient jusqu'alors accompagné, et descendit à Soulanges, petite paroisse de la Colonie, et où sont les derniers rapides,—qu'il sauta tous heureusement, et sans faire aucune perte, du moins considérable, et vint se présenter en bon ordre devant la paroisse nommé Lachine, où sa troupe campa sans aucune difficulté ; les détachements qui y étoient ayant eu ordre de se replier sur la ville.
La ville de Montréal se nommoit autrefois Ville-Marie; elle est située dans l'Isle du même nom, sur le bord du fleuve St. Laurent, au pied d'une grande Montagne ; sa figure est longue ; ses murailles sont peu élevées et peu épaisses, et ce n'est qu'un simple revêtement défendu par quelques bastions ; sa fortification est irrégulière et suit les sinuosités du terrain : à une des extrémités est une eminence de terre rapportée, sur laquelle étoit une batterie très mal en ordre. Cette ville n'a proprement que deux grandes rues longues ; la maison des Sulpiciens et celle des Jésuites occupent chacune un très grand terrain. Il y a encore un Convent de Récollets, avec un d'Hospitalières, et des Sœurs de la Congrégation ; et hors de la ville un autre, où l'on reçoit les fous et les infirmes. Le climat en est beaucoup plus doux qu'à Québec ; aussi tout y vient mieux. C'est l'abord des Sauvages des pays d'en haut, et c'est là où se forment les sociétés et les équipements pour les pelleteries. Les habitants sont civils et somptueux ; ils aiment la bonne chère et la munificence. Le sexe y a un goût inimitable pour la parure, et sacrifie tout pour contenter cette passion ; enfin, on peut nommer ce peuple le peuple joyeux—tout y brille et s'y divertit. Le Séminaire de St. Sulpice en est seigneur, ainsi que de huit autres paroisses dans l'Isle, et de deux autres hors de l'Isle. Ce Gouvernement a environ trente lieues de long, la largeur n'est pas déterminée—le Canada n'étant établi que sur les deux lisières du fleuve. Telle étoit cette ville lorsque M. Amherst vint se présenter devant elle; M. de Vaudreuil, qui avoit été averti de son arrivée à Lachine, donna ordre à toutes les troupes de se réunir à Montréal; M. Dumas vint camper dans le Faubourg de Québec, et se posta dans les retranchements qui étoient à la tête ; M. de Bourlamarque entra dans les Fauxbourgs St. Jean et des Récollets ; la bourgeoisie eut ordre, avec le restant des troupes, de se poster sur les remparts, et abandonna les retranchements de l'Isle Ste. Hélène qui étoient construits de façon qu'on pouvoit les surprendre par l'autre côté de l'Isle, qui n'étoit pas fortifiée ; car, au lieu de se retrancher sur la crête des hauteurs qui sont dans cette Isle, on avoit seulement dressé une batterie qui donnoit sur l'armée de M. Murray, et de cette batterie on avoit fait des coupures, qui ne suivoient pas loin, de côté et d'autre, pour couvrir la mousqueterie, en cas qu'on allât l'attaquer : cette manœuvre et les autres font voir que les Généraux et les autres croyoient n'avoir à faire qu'à M. Murray, car il falloit être bouché pour agir comme on faisoit.
Le Général Murray débarqua son artillerie et son armée en bon ordre, campa le premier jour sur une ligne qui pouvoit se présenter ou faire face aux côtés par où elle serait attaquée, et même se rembarquer aisément ; M. Amherst vint camper sur la pente de la Montagne, son armée embrassant la moitié de la ville et étant au-dessus ; en sorte qu'il pouvoit aisément la détruire avec ses seules bouches à feu ; M. Murray vint le joindre et campa sur la même ligne. M. de Vaudreuil avoit déjà fait dresser les articles de la capitulation; M. Amherst l'ayant envoyé sommer de se rendre, le Général lui dépêcha le S. de Bougainville, Colonel, pour lui porter le projet,—que M. Amherst examina. Il les passa presque tous, à l'exception qu'il voulût que les troupes fussent prisonnières de guerre, et missent bas les armes ; il dédaigna l'article qui portait que le Roy de France nommeroit l'Evêque. Il falloit être peu instruit pour faire une pareille proposition. La nomination à un Evêché est en France un droit de la Couronne ; c'étoit conséquemment se retenir la souveraineté du pays. Quand Louis XIV., en 1672, eut conquis Utrecht, il y établit tout de suite un Evêque : cet exemple doit faire voir que la conquête donne tous les droits de la possession légitime, sans aucune réserve que celle de la sûreté publique. M. Amherst ne voulut pas non plus passer l’article des Acadiens ; mais lui, et les gouverneurs ont eu la générosité de les laisser tranquilles.
M. le Chevalier de Lévis, ayant su que M. le Général vouloit les faire prisonniers, voulut se retuer avec les troupes dans l'Isle de Ste. Hélène, afin d'obtenir une capitulation plus honorable; mais M de Vaudreuil lui avant présenté les ordres qu'il avoit de la Cour eu égard au public, le fit consentir à l'accepter, et ayant été signée de part et d'autre, un détachement commande par M. Haldimand, entra dans la ville et s'empara des portes; les troupes de France ayant mis bas leurs armes, s'embarquèrent dans des bâtiments pour se rendre à Québec, et de la en France, où elles dévoient rester sans servir durant la guerre.
Le peuple revenu de la crainte qu'il avoit d être pillé ou brûlé, songea que le changement du Gouvernement le laissoit sans argent réel. L'Intendant reçut à cet égard plusieurs remontrances; il ne répondoit autre chose, sinon qu'il feroit son possible auprès du Ministère pour presser l'acquit des lettres d'échange et papier restant sur la place; il s'en trouva pour 60 millions entre les mains des particuliers: on vit alors d'étranges choses; les uns portoient des ordonnances de 96 livres qu'on leur échangeoit sur la place pour une piastre; d'autres avoient pour ces ordonnances une confiance si aveugle, qu'ils vendoient leurs meubles en cette monnoie, et se dépouilloient même de leur néscessaire pour en avoir une plus grande quantité ; quelques-uns ayant vu que l'Intendant fesoit brûler des ordonnances qui n'étaient pas, remplies, s'imaginèrent toute autre chose, et voulurent présenter une requête à M. Amherst pour le faire arrêter.
Enfin, M. Amherst n'ayant pas le temps d'établir des Justices, ordonna qu'en attendant, les capitaines de milice la rendroient chacun dans leur compagnie, dont l'appel serait porté devant l'Officier des troupes qui se trouveroit commander dans la paroisse ; et qu'enfin, de cet officier on pourrait en appeler au Gouverneur.
M. de Vaudreuil, sa femme, Cadet, Pénissault, sa femme, et Maurin, s'embarquèrent sur la Marie, après quoi M. Amherst établit pour Gouverneur de Montréal M. Thomas Gage, officier de distinction, qui fit sentir qu'on ne devoit espérer que de la douceur de son gouvernement.
Malgré le grand détail où je suis entré dans ces Mémoires, j'ai passé sur bien des choses ; si je les avoit dites, la postérité ou ceux qui les liront, auraient eu peine à les croire, et m'auroient beaucoup plus taxé d'imposture qu'on ne le fera; ainsi, je finis mes réflexions par dire que le Gouvernement de cette Colonie n'a point eu jusqu'alors d'assiette uniforme et suivie ; que les personnes qui ont gouverné l'ont fait arbitrairement, d'où s'en est suivi le despotisme et la dureté dans le commendement ; et ce despotisme influa dans tous les états. Le militaire domina avec trop de hauteur.
La puissance du Gouverneur et de l'Intendant ne fut pas même restrainte par les lois. Leurs caprices seuls décidèrent les jugements qui en émanèrent, et furent le triomphe de cette puissance arbitraire ; de sorte que les particuliers devinrent la victime de leur prévention et de leur autorité. La protection fit tout ; le mérite fut persécuté ; la Cour ne fit point assez d'attention aux plaintes qu'on lui porta, l'argent du Canada avoit tout gagné ; la plupart de ceux qui abordoient le ministre étoient pensionnés ; rien par conséquent ne transpiroit, en sorte que pour s'être justement plaint on essuyoit des disgraces encore plus fortes; un tel système n'étoit guère propre à faire fleurir et même maintenir une Colonie.
FINIS.
[1]2 Octobre, 1710.
[2]Aujourd'hui, Green Bay, a l'Ouest du lac Michigan.
[3]Ouyutanons, de Charlevoix ; au fond du lac Michigan, dans le pays des Miamis.
[4] Il manque ici quelques mots; ou la phrase est mal construite:—Mais l'Auteur voulait dire, probablement, que le Comte de la Galissonière croyait qu'il fallait assurer la possession, &c.
[5]Une de ces plaques a été trouvé, il y a quelques années, en terre, non loin do l'Ohio, portant la date du 10 Août, 1749, avec une inscription. Voir Appendice A.
[6]Bataille du 3 Mai, 1747, entre la Hotte Angloise, commandée par les Amiraux Anson et Warren, et celle de France, commandée par M. de la Jonquière.
[7] L'original est ainsi ; mais il y a évidemment quelques mots omis.
[8]Plus haut que 1a Baie Verte, au Nord Ouest,
[9]No. 1.
[10]Dans l'hiver de 1750.
[11]Avril, 1750 Voyez Mémoire (attribué au Due de Choiseul) contenant le précis
des faits, avec leurs pièces justificatives, publié à Paris en 1756, par les Ministres de
la France : Piece No 4.
[12]M. Mascareene était le prédécesseur de M. Cornwallis, dans le Gouvernement de la Nouvelle Ecosse.
[13]Le 20 Avril, 1750.—(Mémoire du Duc de Choiseul, &c., pièce No. 4.)
[14]Capitaine de la Frégate de S. M B. Albany.
[15]Le 16 Octobre, 1750.—(Voir la lettre du Capitaine Rous, pièce No. 3, du mémoire du Duc de Choiseul.)
[16]Sandusky.
[17]Le gardeur de St. Pierre.
[18]M. Le Professeur Kaim, qui a voyagé en Amérique depuis 1748 jusqu'à 1751
[19]Ohio.
[20]Aujourd'hui Kingston.
[21]Méridionale dans l'original, par erreur du copiste.
[22]Où est située, à présent, la ville de Toronto.
[23]Le pays des nations Abénaquises s'étendoit depuis la rivière Richelieu jusqu'au Golfe de St. Laurent.
[24]Ou Agniers,—les Mohawks des Auteurs Anglois.
[25]Voir la Mémoire da Duc de Choiseul, &c., pièce No. 5.
[26]Commencées en 1760,—rompues en 1713.
[27]Ils habitoient le pays outre le Lac Ontario au Nord, la rivière Susquehanna au Sud, la rivière d'Hudson à l'Est, et le lac Erie à l'Ouest.
[28] Ou Onondaga.
[29]Ou Cayugas.
[30]Ou Senecas.
[31]Les Oneyouths, ou Oneidas, étaient la cinquième blanche de cette confédération; mais ils étoient domiciliés. (Voir ci-après.)
[32]Le Lac Onondasa.
[33]La Rivière Mohawk.
[34]Le pays des Goyoguins, (ou Cayugas,) avoisinoit le Lac Cayuga : celui des Stonnontouans, (ou Senecas) étoit plus à l'Ouest, près du Lac Seneca.
[35]Aujourd'hui Mohawk.
[36]M. William Johnson, qui fut créé (27 Novembre, 1755,) Baronet d'Angleterre, pour la victoire qu'il remporta le 8 Sept., 1765, entre le Lac St. Sacrement, (aujourd'hui Lac George,) et la rivière d'Hudson, sur l'armée Françoise, commandée par le Baron Dieskau. Sa maison (Johnson's Hall) étoit près de la rivière Mohawk, à, six lieues à l'Ouest de Schenectady (ou Corlaer.) C'est là qu'eu caractère d'Agent Principal et Surintendant Général pour les affaires des Sauvages, et Colonel des six nations, (les Tuscaroras a'étant joints aux autres,) il conclut un traité 3 Avril, 1764, entre ces nations et le Roi son Maître. Il mourut à Johnson's Hall en 1774. Son fils, le feu Sir John Johnson, Baronet, de Montréal, lui succéda. Celui-ci devenoit aussi Surintendant Général pour les affaires des Sauvages en Canada,—charge qu'il a remplie jusqu'à sa mort.
[37]La cinquième de ces nations, les Oneyuths, (ou Oneidas,) habitaient au Lac Oneida et dans le pays voisin. Ceux qui demeuroient au Sault St. Louis étoient des Iroquois convertis par les Jésuites; et on les appelait Canawagas, ou Sauvages priants.
[38]M. Hocquart lui donna le titre de l'Apôtre des Iroquois. Les Anglois l'appoloient le Jésuite de l'Ouest. On peut consulter relativement à son vrai caractère et ses services, les mémoires sur sa vie par M. La Lande dans les Lettres Edifiantes, &c., tome 14, edition in-Svo. Voir aussi la Biographie Universelle, verbo Piquet.
[39]Où la rivière Oswegatchie tombe dans le fleuve St. Laurent ; aujourd'hui Ogdensburgh.
[40]No. 3
[41]Par le Traité de St. Germain, en 1632.
[42]Les Jésuites.
[43]L'Auteur au MS ne rend pas justice ici ni aux motifs ni à la conduite des Jésuites.
[44]Aujourd'hui Albany.
[45]Des Jésuites.
[46]Ce passage n'est pas bien intelligible.
[47]La bataille de Lépante eut lieu en 1571 ; ainsi, il faut que ce soit de quelques-uns des aieux du Marquis de la Jonquière dont il est ici question.
[48]Claude Forbin, Chef d'Escadre, au service de la France, mort à Marseille en 1733.
[49]En 1703.
[50]Dans le mois d'Août, 1707.
[51]Ainsi dans l'original, par erreur du copiste : cette date doit probablement être 1706, et "Milord Morgan" semblerait être une erreur de nom pour Mordaunt (le fameux Comte de Peterborough), qui commandoit des troupes en Catalogne, en 1706, près de Barcelone, lorsque l'armée des Alliés (François et Espagnols) fut obligée de lever le siège de cette ville.
[52]Février, 1744.
[53]En Mai, 1746, pour reprendre Louisbourg.
[54]Panax quinquefolia:— Le P. Lafitau lui a donné le nom d'Aureliana Canadensis,
[55]De la ligne Méridienne de Pékin.
[56]P. Lafitau, en 1720.
[57]Les Chinois appellent le Gin-seng "Jin-chin," et les Mandchous "orkhoda."
[58]Raynal, Hist. des Indes, vol. 6, pages 150, 161.
[59]Ce mot est en usage depuis le tems des Acadiens dans la Nouvelle Ecosse ; il signifie une dingue faite dans un crique, avec une écluse qui se ferme et empêche la marée d'y monter ; et en même tems on pratique une chaussée ou levée depuis la digue, entra les terres basses et la marée.
[60]Ou Annapolis.
[61]Aujourd'hui Cornwallis, sur la Baie ou Bassin des Mines.
[62]Ou Pigiguit, aujourd'hui Windsor.
[63]A trois lieues d'Halifax, sur le chemin de Windsor.
[64]Placentia.
[65]Entre la Baie de Penobscot et l'embouchure de la Rivière de Kennebec.
[66]Aujourd'hui l'Isle du Prince Edouard.
[67]Le mot paroît être cranes dans le Manuscrit. C'étoit, probablement, crues pour ascrues; ou savanes pour prairies. (Voir le Dictionnaire de l'Académie.)
[68]Vida page 31 dans la note.
[69]De 1050 hommes.
[70]Au fort Duquesne.
[71]Ainsi dans le Manuscrit.
[72]Le 2 Avril, 1754. Voir le Journal du Colonel Washington, pièce No. 8 du Mémoire du Due do Choiseul.
[73]Vers le Sud-Est, en montant la rivière Monongahéla.
[74]On peut voir cette sommation, et les ordres donnés & M. Jumonville, pièce No. 7 du Mémoires du Duc de Choiseul.
[75]Le 27 Mai, 1751.
[76]Le récit de l'affaire à laquelle on fait ici allusion se trouve contenu dans le Mémoire du Duc de Choiseul, déjà cité, avec une copie du Journal du Colonel Washington y annexé- ; mais la conduite de Washington a été amplement, expliquée et justifiée. (Voir les Ecrits de Geo. Washington, &c., par Jared Sparks. Boston, l-34, tome 2, page 447 dans lesquels toutes les circonstances de cet événement son: particulièrement examinées. Voir aussi American Quarterly Review, No 10, June, 1834). Washington déclare, dans une lettre publiée par M. Jared Sparks que son Journal avait été mutilé, tronqué et falsifié dans les écrits François qui avoient été publiés.
[77]Voir le Journal de M. de Villiers, pièce No. 9 du Mémoire du Duc de Choiseul.
[78]3 Juillet, 1754.
[79]Voir page 9.
[80]Le 4 Septembre, 1754.
[81]Aujourd’hui Petitcodiac, au Nord Ouest du Bassin de Chignecto, ou Beaubassin.
[82]Sur la Baie Verte.
[83]Beauséjour.
[84]Voir page 43.
[85]A son départ de Will's Creek, (aux sources de la rivière Potomac, où le Fort Cumberland fut bâti,) le 10 Juin, l'armée du Général Braddock consistait en 2,200 hommes.
[86]Il mourut dans le camp du Colonel Dunbar qui s'avançoit arec le reste des troupes et les. bagages, qui se trouvoient à dix ou douze lieues eu arrière.
[87]Cette bataille eut lieu le 9 Juillet, 1755, à trois lieues du Fort Duquesne ; c'est, sans doute, dans cette occasion, que tombèrent entre les mains des François les instructions du Général Braddock, avec sa correspondance et autres documens que le Gouvernement François publier plus tard (en 1756) avec le Mémoire du Duc de Choiseul.
[88]Vers la fin de Mai, ou au commencement de Juin, 1755.
[89]Nommé ensuite par les Anglois Crown Point.
[90]Plan No, 5.
[91]Sur la rive gauche de la Rivière Hudson, à environ treize lieues plus haut qu'Albany.
[92]Aujourd'hui Lake George.
[93]A la fin de Juillet, les troupes Angloises et Provinciales rassemblées au Portage, entre la rivière d'Hudson et le Lac St Sacrement (Lake George) se montoient à plus de 5,000 hommes. (Voir Holmes's American Annals, vol. 2.)
[94]Il avoit près de 2,000 hommes. (Voir Holmes's Annals, vol. 2.) Mais M. Smith, (Hist de N. York vol. 2, p. 220,) dit qu’il n’avoit que 200 hommes de troupes, 600 Canadiens et 600 sauvages.
[95]Il remonta en bateaux jusqu'à, la Baie du Sud (South Bay) un peu plus haut que l'endroit nommé à. présent Whitehall Delà il se dirigea sur le Portage. Sa route est désignée (ainsi que le lieu de sa défaite) sur une Carte dans la Bibliothèque de la Société Lit. et Hist. de Québec.
[96]II y avoit au moins 1,000 hommes. (Voir les ouvrages ci-dessus cités.) On y verra aussi, de même que dans l'Histoire du Canada par M. W. Smith, (vol. 1, p. 234,) un récit plus exact des mouvements des troupes Angloises.
[97]Sa commission fut enregistrée à Québec le 10 Juillet, 1760.
[98]Aujourd'hui Halifax.
[99]M. Bigot.
[100]M. Bréard.
[101]Secrétaire de l'Intendant.
[102] Munitionnaire Général des vivres.
[103] Capitaine, et Aide-Major des troupes.
[104] Ainsi dans le Manuscrit ; l'Auteur a voulu dire probablement hommes tous de bon accord.
[105] Il y a ici erreur du copiste : ou bien le sens a été laissé incomplet.
[106]Peut-être s’enquéroit.
[107]Ce ne fut qu'en Octobre, 1756, que le marché fut fait avec lui comme munitionnaire ou fournisseur des vivres. (Voir le Mémoire de M. Bigot, dans son Procès, v.1, p. 163.)
[108]La Seigneurie de Vaudreuil—dans le gouvernement de Montréal. Il s'y trouve encore des descendants des familles Acadiennes.
[109]Probablement un petit fort commandé par un Lieutenant nommé Bull, situé entre la rivière Oneida et celle de Corlaer, (ou Mohawk,) dont la garnison fut massacrée dam. le Mois de Mars, 1756.
[110]Au mois de Mars ou Avril, 1756.
[111]A environ six lieues au Sud-Ouest de l'endroit nommé à présent Sackett's Harbour.
[112]Voir pages 10, 11.
[113]Probablement un endroit ainsi nommé sur la rive Ouest du Lac Champlain, environ dis lieues au Nord-Ouest de Crown Point; c'est là où terminuoient les limites du pays des Cinq Nations, au Nord.
[114]Au mois de Mai, 1756.
[115]Aujourd'hui Chamont Bay, Sacketts Harbour, et Black Bay.
[116]Il avoit 1,300 troupes, 1,700 Canadiens, et un grand nombre de Sauvages. (Smollett, His. d’Ang, vol. 3, p.357)
[117]Plan No. 6.
[118]Myrica Cerifera, on Myrica Galé, des Botanistes ; on Myrthe à Chandelle. On trouve la Description de cette Plante dans le premier volume des Transactions de la Société Lit. et Hist. de Québec, p. 231.
[119]Le 12 Août, a minuit, avec 32 pièces de canon, et plusieurs mortiers et Obusiers. (Voir Holmes' American Annals, v. 2, p. 186.)
[120]Le Lieutenant-Colonel Mercer.
[121]1,400 hommes, (selon M. Smollett, Hist. d'Angleterre, vol. 3, p. 346,) principalement des Milices et Troupes Provinciales.
[122]M. Schuyler commandoit un détachement au Fort George, il environ une lieue et demie du Fort Ontario, en remontant la rivière.
[123]Nommé ensuite Ticonderoga.
[124]C'est probablement l'expédition de M. Washington, au mois de Juin, 1756, contre le Village d'Astigné, appartenant aux Sauvages Loups, dont M. Bigot fait mention dans son Mémoire, vol. 1, p. 179—M. de Rocquetaillade, Enseigne de la Colonie, étoit un des Officiera François qui repoussèrent les Anglois.
[125]Ainsi dans le Manuscrit. Dans l'Histoire de M. Smith, où cette requête est rapportée presque dans les mêmes termes, l'expression est " des autres Villages."
[126]Il est dit Françoise dans le Manuscrit, mais c'est évidemment une erreur du copiste.
[127]Voir l'Histoire de M. Smith, vol. 1, p. 245, 6.
[128]Ou Fondy.
[129]C’est-à-dire à Péan.
[130]Il n'y avoit que 1,500 Sauvages, tandis que M. de Montcalm avoit 11,000 troupes. (Voir M. Smith, Hist, de N. Y., vol. 2, p. 26; Voyages de Carver, p. 344, &c.) M. Carver étoit lui-même présent, et fut fait prisonnier dans cette affaire, dont il n'échappa, qu'avec la plus grande difficulté. Son récit, qui est très circonstancié, constate que les Généraux François négligèrent, ou même refusèrent pendant le massacre, de prendre les précautions stipulées par la capitulation pour sauver la vie des prisonniers : et que ni les Officiers ni les troupes Françaises ne leur donnèrent aucune protection. Les Anglois qui se rendirent étoient au nombre de 2,000 hommes, dont 1,500 furent tués ou enlevés par les Sauvages.
[131]Il manque ici quelque, mots dans le Manuscrit pour rendre le sens complet.
[132]Il y a évidemment encore quelques mots omis ici dans le Manuscrit, par erreur du Copiste.
[133]Block-houses—une espèce de fort, bâti en gros bois quatre, et qui n'étoit connu alors qu'eu Amérique.
[134]En Avril 1758.
[135]De 7,000 hommes de troupes régulières et 10,000 de levées Provinciales, sous 1e commandement du Général Abercromby.
[136]Ou Ticeonderoga.
[137]Schenectady.
[138]Aujourd'hui le Lac George.
[139]C'est dans cette affaire que le Lord Howe, jeune Officier très-distingué, qui commandoit l'avant garde de l'armée Angloise, fut tué.
[140]L'armée Françoise n'étoit que de 6,000 hommes, y compris les troupes de la Colonie et les Sauvages (Smollett, Hist. d'Angleterre, vol. 4, p. 202); ou de 3,000, selon M. Smith, Hist, de N. Y., vol. 2, p. 256. Ce dernier nombre est celui mentionné par l'auteur d'une relation de cette affaire qui se trouve dans le British American Register pour l'année 1803 à la Bibliothèque de la Société L et H. de Québec. Cette relation semble avoir été écrite sous l'autorité du Marquis de Montcalm, puisque le Manuscrit porte les lettres initiales de son nom.
[141]De 3,000 hommes, d’après l'autorité de M. Smollett : mans dans la relation ci-dessus citée, il y est dit que M. de Lévis n'avoit que huit piquets d'élite.
[142]Commandés par MM. de St. Ours, de Laundière, de Gaspé, Raimond, &c.
[143] Murray's Highlanders, dont la moitié des soldats furent tués ou dangereusement blessés ainsi que 25 Officiers. Ils souffrirent beaucoup par le feu et les sorties des Canadiens! (Voir la relation, &c., déjà citée.)
[144]Moins que 2,000, d'après tous les récits des auteurs Anglois. Dans une note sur la relation ci-dessus citée, on trouve que le nombre exact de la perte des Anglois en tués, blessés et prisonniers, se monte à 1,950 hommes.
[145]Des troupes de terre, et 54 Canadiens.
[146]Ceci a rapport, probablement, à l'affaire de Carillon.
[147]Symbole présenté pur les Sauvages à cette partie de leur Larangue
[148]Voir page 17.
[149]3,000 hommes, dont 155 seulement étoient de troupes régulières. (Voir Holmes’ American Annals, vol. 2, p. 194.)
[150]En 1673.
[151]Plan No. 9.
[152]Le 25 Août, 1758.
[153]Le sens n'est pas complet ici—on pourroit y suppléer par ces mots : furent la cause qu'ils.
[154]Xebecs.
[155]En effet, ce fut M. de Vaudreuil qui, le premier, proposa la capitulation de la ville do Québec.
[156]Ceci a rapport aux articles 38e, 39e, et 55e, de la capitulation. de Montréal du 8 Septembre, 1760.
[157]C’est-a-dire M. de Vaudreuil.
[158]L’auteur a été induit en erreur quant à l’existance soit de mines de cuivre ou de plomb dans le rocher de Québec. On a lieu de croire qu’il n’a jamais été découvert de traces indiquaient l’existence soit de l’une ou de l’autre de ces mines dans cette localité ; il est possible qu’on ait pu se méprendre, sur les pyrites de fer que l'on y rencontre quelquefois, et qu'on les ait regardées comme mineral de cuivre ; et le même l'on se soit également mépris sur la substance noire carbonique que l'on rencontre souvent entre les couches d'ardoise, et qu'on aura prise pour de la mine de plomb on a pu aussi supposer la présence de cuivre dans le rocher de Québec, par la circonstance que l'on s'est quelques fois aperçu que l'eau d'une fontaine minérale qui se trouve située près de l'extrémité du fauxbourg St. Jean, était fortement imprégnés du goût de ce minerai, d'où quelques personnes ont eu effet conjecturé, a, une époque assez récente, que cette eau, en coulant, passait sur une veine de cuivre.
[159]Le Général Wolfe avoit environ 8,000 hommes,—Le Général Amherst 12,000., (Voir l'Histoire d'Angleterre, par Smollett, vol. 5, p. 20.)
[160]C'est-a-dire le gouvernement de Montréal.
[161]Voir page 54, note
[162]Royal Highlanders, ou 42e. Régiment
[163]Montgomery Highlanders, ou 77e Régiment.
[164]Plusieurs des noms qui sont donnée ici aux: Régiments sont tellement défiguré qu'il n'est pas facile de découvrir quels sont précisément les corps de Troupes que l'on a voulu désigner. A l'époque d'alors les Régiments au service de l'Angleterre portaient les noms de leurs Colonels. Voici les corps qui composoient les forces du Général Amherst, devant Montréal, au mois d'Août, 1760 :
Le 42e. Régiment, 2 Bataillons, Montagnards Royaux (Royal Highlanders).
Le 44e. Régiment Colonel—le Général Abercrombie.
Le 46e. Régiment, Colonel - Le Général Murray.
Le 56e. Régiment, Colonel - Le Lord Charles Manners.
Le 4e. Bataillon Royal Américain.
Le 77e. Régiment, ou Montagnards de Montgomery (Montgomery Highlanders).Colonel—Montgomery.
Les Grenadiers du Colonel Massey.
Le 80e. Régiment d'Infanterie Légère.
Les Bataillons du Colonel Amherst—Infanterie Légère.
Le nom de Forburn dans le texte y est probablement pincé par erreur au lieu de Warburton, qui était le nom de l'Officier commandant le 45e. Régiment alors de service eu Amérique. Le nom de Young Maurice n'est pas aussi facile à. expliquer, au. moins que ce ne soit une méprise (provenant de la prononciation Anglaise qui n'était pas bien comprise par les Français) pour John Murray's, qui était la désignation ordinaire de l'un des Bataillons du 42e. Régiment, commandé par le lord John Murray, et qui servait alors sous le Général Amherst : le " Lord John Howe" était Officier au service do la Marine ; mais il est probable que son frère, le Colonel Howe, commandait un corps sous lu Général Amherst en Amérique.
[165]Ainsi dans le Manuscrit.
[166]Le 24 Juillet.
[167]Le nom est omis dans le Manuscrit : ce Général fut tué le 20, peu de jours après le siége commencé,
[168]De 600 hommes.
[169]Voir le Plan No. 10.
[170]Voir p. 37 ante.
[171]Il est impossible de découvrir ce que ce mot veut dire, à moins que par une erreur du copiste il ne s'y trouve écrit pour Newburyport, ou pour Newport, qui est sur la Rivière Connecticut.
[172]Baie de Saguinan, sur le Lac Michigan, (ou peut-être le Lac Huron.)
[173]La Cime du Cap qui se trouve au dessus de l'Ance des Mères.
[174]C'est-à-dire, le Coteau Ste. Geneviève.
[175]Il ne paroit pas que M. de Bernetz ait signé la capitulation. Voir cet instrument dans l'Histoire de M. Smith vol. 2, p. 319.
[176]Pont, de bateaux, remplacé en 1787 par l'ancien pont Dorchester.
[177]Voir le Plan No. 11.
[178]Peut-être Mirigomish.
[179]Qu, Madawaska.
[180]Voir le Plan No. 11, p. 274, ante.
[181]Le 15me de Juin.
[182]Voir p. 76, Note 115.
[183]Ou Tenouarissens, Chef Sauvage.
[184]Ou Cheragué,—rivière ainsi nommée qu'on trouve sur les anciennes cartes, qui tombe dans le Lac Erié, à l'ouest de Presqu'isle.
[185]Les Régîtres constatent que M. de Pontbriand est décédé le 8, et qu'il fut inhumé le 10 Juin, 1760.
[186]M. Resche.
[187]D'après les passages qui précèdent, ainsi que quelques autres, relativement au Clergé— à l'un desquels qui a rapport aux Jésuites, l'on a déjà lait une note (p. 19). Il semblerait que l'auteur flu Manuscrit aurait dicté ces passages sous l'influence de sentiments très défavorables à l'Etat Ecclésiastique du Canada, et fortement entaché de préjugés ; de plus, les opinions générales qu'il émet à son égard (même quelques-uns des faits qu'il cite, comme lorsqu'il parle des Grands Revenus du Clergé des Campagnes à, l'époque d'alors) doivent conséquemment être reçues avec beaucoup de réserve.
[188]Entre les Isles au-dessus du Lac St. Pierre.
[189]Ce Fort dont il a été déjà fait mention (pages 168 et 174) parait avoir été situé (voir Smith's History, t. 1, p. 359) sur l'Isle Royale, entre la Présentation (maintenant Ogdensburg) et le commencement des Rapides.
[190]South River, Missiskoui Bay.
[191]Plan No. 12
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